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La parution des « Mystères de Paris » en 1842

le par - modifié le 06/09/2021
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Eugène Sue, romancier dandy à la mode, publie Les Mystères de Paris entre 1842 et 1843 dans le Journal des débats. Plongeant dans les bas-fonds parisiens, ce roman social met en scène le petit peuple aux prises avec la misère et le crime. L’œuvre, emblématique du triomphe du roman-feuilleton, fait scandale. 

Les raisons du succès de ce roman populaire et social

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Eugène Sue
Les mystères de Paris

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Les Mystères de Paris sont publiés en 140 épisodes dans le Journal des débats par Eugène Sue du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843. Ce roman-feuilleton est un succès d’édition et inaugure la littérature de masse. Dans les colonnes de La Presse, Théophile Gautier livre sa critique littéraire : 

« Tout le monde a dévoré les Mystères de Paris, même les gens qui ne savent pas lire [...] les êtres les plus étrangers à toute espèce de littérature connaissent la Goualeuse, le Chourineur, la Chouette, Tortillard et le Maître d’école. Toute la France s’est occupée pendant plus d’un an, des aventures du prince Rodolphe [...] Des malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris »

 

Il met en scène les silhouettes inquiétantes des bas-fonds parisiens, le labyrinthe des rues boueuses de Paris et la misère sociale des prolétaires dans un journal conservateur et gouvernemental. Roman de mœurs contemporaines, d’aventure pittoresque, Eugène Sue le transforme progressivement à partir de février 1843 en un roman social à portée politique en mettant en fiction des questions sociales d’actualité. Par exemple, il introduit ses lecteurs dans la prison pour femmes de Saint-Lazare, accueillant notamment des prostituées (Journal des débats, 7 février 1843), s’émeut du coût de la justice et du faible accès au crédit pour les démunis.

Faire savoir. Telle est l’originalité de l’œuvre de Sue qui utilise le journal pour rendre sensibles les débats sur les réformes sociales auprès d’un lectorat de la petite et moyenne bourgeoisie. Il s’est documenté pour décrire et déchiffrer les conditions des milieux populaires : il s’appuie sur le courrier des lecteurs qu’il reçoit, sur les journaux socialistes (La Ruche populaire) et sur les comptes rendus dans la presse des enquêtes sociales qui se multiplient après la grande épidémie de choléra en 1832. 

Edition illustrée... Les Mystères de Paris ; Charles Gosselin ; 1843 - source: Gallica-BnF

Un scandale littéraire sans équivalent

Les Mystères de Paris par Eugène Sue, Jules Chéret, illustrateur, 1885 - source : Gallica-BnF

Le roman fait couler beaucoup d’encre et provoque un scandale sans équivalent, plus retentissant encore que la bataille d’Hernani. « Personne n’a mieux réussi que M. Eugène Sue dans le roman-feuilleton » fustige Cuvillier-Fleury dans sa critique littéraire du Morne-au-Diable, qui voit en cet auteur une incarnation des « romanciers improvisateurs », dans le même journal qui ouvre ses pages aux Mystères de Paris.

La descente dans les entrailles de Paris, la fréquentation nocturne des cabarets, de la pègre, de la prostitution et des marginaux l’usage de l’argot par le petit peuple révulsent une partie de la critique littéraire qui dénonce l’immoralité de l’œuvre et son atteinte au bon goût. Les Mystères de Paris déchaînent la colère de Paulin Limayrac : Eugène Sue est dangereux car, sous couvert de philanthropie et « sous des airs moralistes », il introduit un érotisme « licencieux ». En cela il se rapproche de La Mode qui qualifie Eugène Sue de « Restif de la Bretonne du roman-feuilleton » le 15 septembre 1842. L’Univers résume le livre d’une phrase lapidaire : « Voilà ce qu’on trouve dans ce livre, des vols, des assassinats, la langue et les mœurs des bagnes ; et puis encore des filles et des voleurs » (14 février 1843). Même le journal satirique d’opposition, La Caricature, multiplie les caricatures  et les articles au vitriol.

Louis Reybaud, auteur de nombreux articles sur le socialisme, rejette les descriptions alarmistes de Sue et dénie aux « romanciers (de) se dire interprètes de la vie réelle » dans La Revue des deux monde de mars 1843. Au contraire, une partie de la presse socialiste comme La Phalange fouriériste, lit dans le feuilleton une dénonciation du paupérisme. La dimension philanthropique des Mystères de Paris lui vaut toutefois des critiques acerbes de la gauche radicale à l’instar de Marx qui accuse Sue de paternalisme dans La Sainte Famille (1844).

La Caricature, 6 novembre 1842 - source: Gallica-BnF
La Caricature, 20 novembre 1842 - source : Gallica-BnF
La Caricature, 21 mai 1843 - source : Gallica-BnF

Une œuvre emblématique de la querelle du roman feuilleton

La fondation de La Presse par Girardin et du Siècle par Dutacq révolutionnent la presse en 1836. Ils s’appuient sur la publicité pour faire baisser de moitié le prix de l’abonnement. Pour attirer des annonceurs, ils doivent réussir à augmenter de façon conséquente le nombre d’abonnés. C’est le rôle assigné au roman-feuilleton qui doit permettre d’élargir et de fidéliser un nouveau lectorat et trouve sa place au rez-de-chaussée du journal, délimité par un trait noir et dévolu à la matière non politique. Les grands quotidiens se battent pour attirer des écrivains célèbres (Balzac, Hugo, Sand) : Eugène Sue se voit offrir 100 000 francs pour publier Le Juif errant dans le Constitutionnel en 1844-1845 (25 juin 1844) et fait gagner plus de 20 000 abonnements au journal. Le triomphe du roman-feuilleton va de pair avec le développement de la presse moderne.

Sainte-Beuve dénonce le roman-feuilleton comme une « littérature industrielle », devenue une marchandise standardisée, de faible qualité, faite pour plaire au plus grand nombre. Derrière ces arguments se dessine une conception de la littérature élitiste, hostile au roman-feuilleton et à son ouverture à un public plus large (plus jeune, plus féminin, plus populaire). « Au lieu de s’adresser à l’élite des intelligences, on s’adressa plus qu’aux instincts de la foule, non pour les corriger mais pour les satisfaire ; la littérature fut mise à la portée des épiciers ».

À l’opposé, Louis Desnoyers du Siècle considère que « tous les Français sont égaux devant la littérature comme devant la loi » le 29 septembre 1847 et réfute les arguments hostiles au roman-feuilleton du député Chapuys-Montlaville qui regrette que « le feuilleton [ait] pris dans le journal l’importance qui appartenait autrefois à la politique ». Les années 1840 constituent le moment du triomphe du roman-feuilleton. 

Les Mystères de Paris par Eugène Sue, 10c la livraison illustrée... ; Jules Chéret, illustrateur, 1885 - source : Gallica-BnF

Eugène Sue (1804-1857)

Issu d’une famille de médecins, au service de l’Empereur, il devient chirurgien de la marine avant de se consacrer à l’écriture. Il devient l'un des feuilletonistes les plus adulés et le plus attaqués de la monarchie de Juillet. Auteur de romans maritimes et historiques, il décide d’explorer les bas-fonds parisiens dans Les Mystères de Paris. Dandy mondain, guère politisé, il se convertit au socialisme, poussé à l’engagement par son œuvre qui devient un manifeste pour la question sociale. Il exprime son anticléricalisme dans Le Juif errant. Élu député socialiste de la Seine en 1850, il est proscrit après le coup d'État de 1851 et meurt en exil à Annecy, achevant Les Mystères du peuple.

Marie, Joseph, Sue, Emile Desmaisons, lithographe ; 1849 - source : Gallica-BnF

Bibliographie

 

Jean-Louis Bory, Eugène Sue, dandy mais socialiste, Hachette, Paris, 1962.


Lise Dumasy, La Querelle du roman-feuilleton – Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), Ellug, Grenoble, 1999.


Dominique Kalifa, « Eugène Sue, dandy révolté »,  dans L’Histoire, n°321, juin 2007, p. 19-20.


Eugène Sue, Les Mystères de Paris, ouvrage publié sous la direction de Judith Lyon-Caen, Gallimard Quarto, Paris, 2009.