1942 : « L'Étranger » de Camus dérange
« Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » C'est par cet incipit devenu l'un des plus célèbres de la littérature française que s'ouvre L'Étranger.
Dès sa parution en mai 1942, le roman d'Albert Camus a suscité des interprétations contradictoires et divisé la critique.
L'intrigue se déroule à Alger, sous le soleil brûlant d'une Algérie encore française perçue au travers des réflexions de Meursault. Le personnage empreinte tous les traits de l'apathie ; son indifférence n'est troublée ni par la mort de sa mère, ni par l'annonce de sa condamnation à l'échafaud suite à un meurtre qu'il ne parvient pas à justifier lors de son procès.
Face à ce personnage apparemment cynique et désabusé, certains critiques ne cachent pas leur révulsion. C'est le cas d'André Rousseaux dans Le Figaro, qui assassine le roman en juillet 1942 :
« Le moins qu'on puisse dire est que cette piètre humanité manque vraiment d'intérêt. Il faut ajouter que l'entreprise de M. Albert Camus manque complètement son but. L'auteur de "L'Etranger" croit certainement faire œuvre profondément réaliste en nous révélant les réalités qui se cachent au fond d'un être humain. Nous avons dit ce qu'il en est.
Il nous propose un homme mutilé de tout ce qui fait la valeur de l'homme, un homme aussi privé des capacités d'un beau criminel que de celles d'un héros. Il nous propose, à vrai dire, un phénomène d'inhumanité, ou, si l'on peut inventer ce mot, de déshumanité. C'est loin d'être un mérite particulier. Ce pourrait être une tendance inquiétante de la littérature actuelle, si cela marquait une subversion consentie de la valeur de l'homme sous la catastrophe qui accable l'humanité... »
L'Étranger a pourtant compté avant même sa parution de nombreux défenseurs. Camus en a confié la lecture au printemps 1941 à son ancien professeur de philosophie, Jean Grenier, pour qui il a une grande estime. Grenier y salue un « livre très significatif » qui « mérite qu'on s'y arrête longuement ». Sa critique paraît dans la revue littéraire Les Cahiers du Sud en février 1943.
« Des lecteurs lui ont reproché [au personnage principal, ndlr] son inhumanité comme si l’homme ne comportait pas des traits qu'on appelle "inhumains" ; pour ma part je crois que dans l’appréciation d’une œuvre littéraire nous devons nous demander si le portrait du personnage imaginaire qu'on nous présente est réussi, et non pas s’il nous plaît. Or il est réussi ; il a même une valeur générale par le fait que ce révolté appartient à un milieu où la société fait sentir ses gênes et non à celui où elle distribue ses faveurs ; où une enfance humiliée ouvre une blessure inguérissable. Il peut devenir un révolutionnaire. [...]
Sur le plan esthétique cette révolte est exprimée d’une manière très originale dans L'Étranger. Le lecteur français est habitué aux subtiles et interminables analyses psychologiques. Ici rien de tel. Un récit saccadé qui semble ne retenir que les apparences les plus extérieures et les plus superficielles — un défilé d’images incessant, et rien que cela. On reconnaît la technique du roman américain, héritée du film dès le début : "Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier." Il y a de la maîtrise dans cette manière d’"attaquer" comme font les grands pianistes sûrs d’eux-mêmes et qui n’ont pas besoin de nuances et de précautions. »
Dans la même édition des Cahiers du Sud, Jean-Paul Sartre consacre une longue analyse au roman de Camus. Le philosophe existentialiste, frappé par « cet ouvrage sec et net [...] proche d'un conte de Voltaire », y voit « une œuvre classique [...] à propos de l’absurde et contre l’absurde » :
« [...] Comment fallait-il comprendre ce personnage, qui, au lendemain de la mort de sa mère, « prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique », qui tuait un Arabe « à cause du soleil » et qui, la veille de son exécution capitale, affirmant qu’il « avait été heureux et qu’il l’était encore », souhaitait beaucoup de spectateurs autour de l’échafaud pour « l’accueillir avec des cris de haine » ?
Les uns disaient « c’est un niais, un pauvre type », d’autres mieux inspirés : « c’est un innocent ». Encore fallait-il comprendre le sens de cette innocence. M. Camus, dans le Mythe de Sisyphe paru quelques mois plus tard, nous a donné le commentaire exact de son œuvre : son héros n’était ni bon ni méchant, ni moral, ni immoral. »