1919 : la consécration de Marcel Proust
Fin 1919, le prix Goncourt est décerné à la surprise générale à Marcel Proust, l'auteur d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs. La critique fait la fine bouche, mais la légende proustienne est en marche.
10 décembre 1919. Un nom est sur toutes les lèvres des amateurs de littérature : celui de Marcel Proust, qui vient de remporter, à 48 ans, le prix Goncourt. À l'ombre des jeunes filles en fleurs, le deuxième tome de sa fresque monumentale À la recherche du temps perdu, paru chez Gallimard, a en effet emporté les suffrages de l'Académie Goncourt, devançant par six voix contre quatre le favori Roland Dorgelès et ses Croix de bois.
La presse s'intéresse tout à coup à ce romancier méconnu du grand public. En effet, rares sont ceux qui, hors des cercles littéraires, ont lu Du côté de chez Swann, le premier tome de la Recherche publié chez Grasset à compte d'auteur en 1913.
Après l'annonce du prix, la critique se penche sur À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Si elle reconnaît des qualités à ce deuxième tome, elle est loin d'être follement enthousiaste. Dans les prestigieuses Annales politiques et littéraires, Roland de Marès écrit ainsi :
« Artiste, M. Marcel Proust l'est peut-être trop pour émouvoir profondément le lecteur. On subit le charme mélancolique de son désenchantement, mais on n'est pas pris au cœur et aux entrailles, parce qu'on devine trop d'ingénieuse souplesse dans la manière d'écrire, trop de recherche dans la manière de traiter un sujet.
Tout cela est d'un intérêt incontestable au point de vue du métier, mais trop touffu pour le grand public. Cette littérature manque, peut-on dire, de vigueur morale. »
Henriette Charasson, dans Le Journal, trouve le livre « curieux et intéressant » mais « trop long » et « mal composé ». Quant au style de Proust, il manque de « squelette ». Abel Hermant, dans Le Figaro, est un peu plus indulgent :
« M. Marcel Proust est de ces artistes qui font trembler. Il risque le fatras. Aujourd'hui qu'on ne veut que des livres courts, il a le cynisme, je dirai même, pour employer un mot qui lui est cher, le sadisme, de nous donner des volumes de quatre cent quarante-trois pages à quarante-quatre lignes.
Il semble tomber dans le panneau que sa mémoire trop abondante lui tend. Le plaisant est qu'il nous y entraîne, nous sommes pris, son charme opère, et c'est nous qui regretterions qu'il eût choisi et coupé. »
D'une manière générale, on se demande pourquoi l'Académie Goncourt, qui a vocation à révéler des écrivains en devenir, a consacré un auteur plus vraiment tout jeune. Et pourquoi avoir choisi un romancier qui parle d'un temps et d'un milieu révolus, celui de l'aristocratie française de la fin du XIXe siècle, alors que son concurrent Dorgelès, un ancien combattant, évoque dans Les Croix de bois un sujet autrement plus brûlant, celui de la Première Guerre mondiale ?
Face aux critiques, les jurés du prix Goncourt se défendent. Parmi eux, J.-H. Rosny Aîné écrit dans le Comœdia du 23 décembre :
« Au total, qu'a-t-on reproché à l'Académie Goncourt ? D'avoir couronné un livre inférieur aux Croix de Bois ; d'avoir choisi un homme qui n'avait pas besoin de prix ; de n'avoir pas préféré un livre de guerre ; d'avoir élu le candidat de Léon Daudet ; de n'avoir pas eu égard à l'âge de Marcel Proust ?
En ce qui regarde la première articulation, c'est affaire de goût. J'estime pour mon compte que le livre de Proust est un grand livre, comme il en parait rarement. Il fourmille de trouvailles, d'images ingénieuses, de remarques fines et originales ; il a des éclairs de génie.
Il est probable qu'un tel livre subsistera longtemps après que l'immense majorité des livres parus depuis le commencement de ce siècle se seront complètement effacés de la mémoire des hommes. »
Le monarchiste Léon Daudet, lui aussi membre du jury et fervent admirateur de Proust, renchérit dans L'Action française :
« Ce serait une erreur de croire que le romancier des Jeunes Filles en fleurs est simplement un promeneur des méandres de la pensée, de la sensualité et du sentiment. C'est encore, c'est surtout un visionnaire de l'au-delà de ces méandres, de la source mystérieuse et haute d'où découlent ces couleurs, ces sons, ces atmosphères si délicatement rendus, ces mois si justes et si pénétrants [...].
Il est le magicien et le transformateur des ressources infinies qui sont en nous, que nous ne discernerions pas sans lui. »
Certains journalistes s'intéressent à Proust, l'homme, et se demandent qui est cet écrivain dont on raconte qu'il mène une vie d'ermite en raison de sa santé fragile. Diverses légendes circulent sur son compte, telle celle-ci, relayée par La France :
« M. Marcel Proust ne sort que la nuit. On raconte l'avoir vu entrer dans un grand restaurant, près de la Madeleine, commander timidement une bouteille d'eau minérale et quelques fruits, donner un billet de cent francs au maître d'hôtel et demander si cette somme était suffisante. »
André Billy, dans L'Œuvre, croit savoir que Proust « mènerait une vie très retirée, dormirait tout le jour et passerait ses nuits à écrire. Il ne s'entoure, paraît-il, que de quelques amis choisis, parmi lesquels on cite le peintre Jacques-Emile Blanche », lequel a fait son portrait en 1892.
Un journaliste du Petit Parisien parvient à le rencontrer chez lui, le lendemain de l'annonce du prix. Il découvre un Marcel Proust alité, encore sous le choc de l'émotion (laquelle lui a valu une violente crise d'asthme).
« M. Marcel Proust est un Parisien de Paris. À voir son teint bistré, ses yeux noirs et ses cheveux d'ébène, qu'il porte à la Titus, on le prendrait plutôt pour un Méridional. Il en a tout au moins le type très accentué.
Depuis quelques jours, M. Marcel Proust souffre d'un refroidissement et garde le lit. Comme j'entrais dans sa chambre, M. Léon Daudet en sortait. Le député de Paris était venu, en coup de vent, annoncer à l'auteur d'À l'ombre des jeunes filles en fleur que le comité des Dix l'avait proclamé lauréat.
– Visite inattendue, m'a dit M. Marcel Proust, et surprise, car je pensais à tout, sauf au prix Goncourt. J'y pensais d'autant moins que des personnes obligeantes avaient eu la bonté de m'avertir que je n'avais aucune chance.
M. Marcel Proust but à petites gorgées un bol de tisane chaude et me parla de son livre :
– À l'ombre des jeunes filles en fleurs est la suite d'un premier ouvrage qui a pour titre Du côté de chez Swann. Après L'Ombre, viendront deux autres volumes. J'ai intitulé le dernier : Sodome et Gommorhe. Le tout constitue un ensemble que j'ai appelé : À la recherche du temps perdu.
M. Rosny m'a donné son impression dans cette formule : “Du nouveau, de l'étrange, dans la forme traditionnelle.” On retrouve dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs les personnages de Du Côté de chez Swann. Seulement, ils ont évolué et leur caractère n'est plus le même.
– Dans À l'Ombre des jeunes filles, il est question de jeunes filles, sans doute ?
M. Marcel Proust renversa sa tête brune sur l'oreiller blanc :
– Évidemment, évidemment. »
La véritable nature de son immense roman, dont cinq tomes restaient encore à paraître, Proust l'avait annoncée dans une interview publiée par Le Temps en 1913, et alors passée inaperçue. Le romancier y révélait qu'il faudrait attendre la parution de l'intégralité de La Recherche pour en comprendre la structure.
« De jeunes écrivains, avec qui je suis d'ailleurs en sympathie, préconisent au contraire une action brève avec peu de personnages. Ce n'est pas ma conception du roman [...].
Pour moi, le roman, ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j'ai tâché de l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer.
J'espère qu'à la fin de mon livre tel petit fait social sans importance, tel mariage entre deux personnes qui, dans le premier volume, appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé et prendra cette beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a engainés dans un fourreau d'émeraude [...].
Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils sont dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste. Ce ne sont pas seulement les mêmes personnages qui réapparaîtront au cours de cette œuvre sous des aspects divers, comme dans certains cycles de Balzac, mais en un même personnage, certaines impressions profondes, presque inconscientes. »
Proust mourra trois ans plus tard, en 1922, d'une bronchite mal soignée. Mais la publication de son œuvre se poursuivra et Le Temps retrouvé, dernier tome de son œuvre, paraîtra en 1927. Depuis, À la recherche du temps perdu est considéré comme l'un des plus grands – si ce n'est le plus grand – romans français de tout le XXe siècle.