La peur sur grand écran : « Nosferatu » sort en salle
1922 : Naissance du cinéma d’horreur et d’un personnage « qui dépasse tout ce que peut dépasser l’imagination ».
Fin de l’année 1922, Nosferatu le Vampire de Friedrich Wilhelm Murnau est diffusé pour la première fois dans les salles de cinéma françaises. Il s’agit, avec Le Cabinet du Dr. Caligari, sorti deux ans plus tôt, de l’un des tous premiers films d’épouvante jamais réalisés. Mais surtout, ce chef-d’œuvre de l’expressionnisme allemand de l’entre-deux-guerres est le premier long-métrage à faire réellement peur – c’est d’ailleurs son but, et la raison pour laquelle, presque cent ans plus tard, il semble toujours aussi malsain.
Immédiatement, les critiques, positives et négatives, abondent. Le rédacteur de La Presse semble heureux de voir se créer un cinéma qui met un terme aux « puérilités » du Grand-Guignol et autres atrocités données en public à destination des « grands enfants » en mal de sensations fortes.
« Nous avons aujourd'hui, à ce même Ciné Opéra, un film plus fort que Caligari : Nosfératu-le-Vampire, qui dépasse tout ce que peut dépasser l’imagination. »
Enjoué, le journaliste se propose de décrire la malfaisance physique du personnage principal, le célèbre comte Orlok, immortalisé par Max Schreck.
« Le vampire... Je l'ai vu. Il a une tête de gargouille de cathédrale et il boit le sang, le sang humain, qu'il aime. Il prend ses victimes à la gorge. »
À la sortie de ces 90 minutes de cauchemar, les spectateurs parisiens semblent exténués, troublés qu’ils sont par ces images de châteaux lointains, d’assassinats féroces et de consommation d’hémoglobine. On peut toutefois penser que le journaliste en rajoute un peu lorsqu’il commente :
« Les spectateurs qui sortent de là après ingestion de pareilles horreurs ont les yeux hagards, et, tout en se protégeant la gorge de leur main, se retournent parfois pour voir si le vampire n'est pas sur leurs traces. »
Même son de cloche du côté de la colonne « grands films » du Matin, où le climat de terreur déployé par le comte Orlok, fantôme parmi les fantômes, semble trouver son public.
« Nosferatu, vieillard étrange, silhouette saisissante, buveur de sang, funèbre artisan de la mort, dont l'hallucinante personne se meut tantôt dans la nuit glauque des cimetières, tantôt chargée de cercueils, tantôt figée sur quelque corps dont il absorbe la vie. »
Nosferatu constitue la première adaptation filmée du Dracula de Bram Stoker. Il s'agit du tout premier film centré autour de la figure, terrifiante pour l’époque, du vampire. Affligés d’un budget ridiculement faible, les producteurs du film n’ont toutefois pas pu s’acquitter des droits nécessaires à une adaptation officielle du classique gothique. Les noms de tous les personnages sont, de fait, modifiés. Aussi, il s’agit d’une version épurée du roman, débarrassée de ce qu’il pouvait contenir de chaleureux ou de glamour.
C’est ce que le rédacteur du Petit Journal semble regretter. Pour lui, il est impossible de faire peur sans proposer un arrière-plan « poétique et romantique ». En conséquence, le film ne peut plaire qu’à un public crétin, consommateur des aberrations du Grand-Guignol.
« Nosferatu plaira peut-être à un certain public, qui estime que le répertoire du petit théâtre de la rue Chaptal – assassinats et suicides en tous genres – est, quoi qu'on dise, bien fade ! »
Il semble également préoccupé par l’idée de conserver une unité entre cinéphiles de la capitale. Le chaos et l’outrance mis en images par Nosferatu pourraient provoquer, selon lui, une dispersion des amateurs de cinéma en castes irréconciliables.
« Un film comme celui-là fournit un argument de poids à ceux qui demandent qu'il y ait – à Paris du moins – des établissements de projection cinématographique qui se spécialisent dans des genres très nettement délimités. »
Entre sa première sortie en 1922 et 1930, le film, rediffusé régulièrement dans toutes les salles de Paris, est déjà devenu un classique du cinéma. Les surréalistes, emmenés par André Breton, sont fascinés par sa fantasmagorie funeste, qui infuse leurs propres travaux. Ils vont voir le film à plusieurs reprises, fascinés. L’écrivain et historien du cinéma Georges Sadoul déclare : « Pendant quelques semaines, nous nous sommes répété, comme une expression pure de la beauté convulsive, ce sous-titre tiré de la version française : “Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”. »
À l’opposé du spectre politique, L’Action française, dans une étude du cinéma fantastique à l’aune des « valeurs françaises » revendiquées par la publication royaliste, propose une explication – douteuse – quant à l’apparition du cinéma fantastique outre-Rhin. Parce qu’ils sont crédules, en gros.
Et d’expliquer dans le même temps pourquoi les Français sont si en retard dans ce segment. Parce que nous sommes trop brillants, en gros.
« La France est un pays trop logique, trop raisonnable et, en même temps, trop raisonneur pour avoir produit quelque film de cet ordre. […] Nous sourions ou nous rions très forts, en hommes supérieurs, là où tout autre aurait frémi ou tremblé. »
Toutefois, le rédacteur semble avoir beaucoup aimé Nosferatu.
« Parmi tous ces films, il en est, bien entendu, d'excellents et de tout à fait manqués. Caligari, Nosferatu, La Nuit mystérieuse, Les Trois lumières, Faust, et L’Étudiant de Prague resteront parmi les plus beaux moments du cinéma. »
Quelques mois plus tard, en mai 1930, le journal nationaliste pousse plus loin son dévouement envers F. W. Murnau, en lui accordant une manchette entière. Le journaliste revient sur l’ensemble de la carrière du réalisateur, et les films qui l’ont le plus touché. Nosferatu figure au premier plan.
« S'inspirant d'une vieille légende rhénane, il réalisa Nosferatu le Vampire. Ce film, qui reste, le plus impressionnant témoignage d’épouvante, soulève des problèmes techniques considérables. Toute l'horreur qu'on peut tirer de l'éclairage, de l'accéléré, tout l'insolite que donne l'emploi du négatif n'ont jamais trouvé de plus parfait exemple. Cette figure atroce, ces longues dents qui marquent la mort au cou de leur victime, se posent comme une réalité terrifiante dans la mémoire. »
Presque un siècle plus tard, Nosferatu demeure l’un des films les plus influents de l’histoire du cinéma. Objet d’un brillant remake de la part de Werner Herzog en 1979, cité à outrance par Tim Burton dans ses films, inspiration esthétique première de Tobe Hooper pour ses Sorcières de Salem, le tournage du film de Murnau constitua lui-même la base d’un film de fiction, L’Ombre du Vampire, sorti en 2000.
Cette adaptation romancée du tournage de 1921 entre l’Allemagne rurale et les Carpates suggérait que l’acteur incarnant Nosferatu, Max Schrek, était en réalité lui-même un vampire.