1939 : Eleanor Roosevelt accueille la chanteuse noire Marian Anderson à la Maison-Blanche
Suite au refus des « Filles de la Révolution » d’accueillir la célèbre contre-alto noire américaine dans leur auditorium, la femme du président Roosevelt décide de braver les interdictions ségrégationnistes et d’inviter Anderson à se produire dans l’antre du pouvoir états-unien.
En 1939, la plupart des villes du Sud des États-Unis, dont la capitale américaine Washington, sont encore ségrégées. Le concert que donne la chanteuse noire américaine Marian Anderson le 9 avril 1939 devant un public mixte au Mémorial de Lincoln est alors perçu comme une victoire symbolique importante pour les militants en faveur des droits civiques et tous les détracteurs de la ségrégation.
Marian Anderson a pu compter sur le soutien d’Eleanor Roosevelt, qui a elle-même pris fait et cause pour la chanteuse, au risque d’aliéner une frange électorale cruciale pour le président Roosevelt, les Démocrates du Sud, farouchement opposés à la déségrégation.
À l’heure où le racisme ravage l’Europe et où le Ku Klux Klan semble toujours aussi actif, la militante communiste Germaine Decaris fait, dans L’Œuvre, de ce concert un exemple de rassemblement fraternel.
« Une pareille manifestation venant à une heure où les peuples risquent d’être jetés les uns contre les autres dans un télescopage qu’ils n’auront pas davantage voulu que ne veulent la catastrophe les voyageurs des express internationaux, mérite d’être proposée en exemple. »
Mais l’évènement se tient après une longue série de conflits révélant la fracture qui gangrène toujours les États-Unis plus de 70 ans après la fin de la Guerre de Sécession…
Eleanor Roosevelt et Marian Anderson se sont rencontrées pour la première fois en 1935 alors que la chanteuse avait été invitée à se produire à la Maison-Blanche. Capable de chanter tout type de répertoire, de l’opéra au negro spiritual, Marian Anderson est alors l’une des chanteuses les plus en vue du monde et se produit avec succès à travers l’Europe avant d’entamer sa tournée américaine en 1936. Aux États-Unis elle est souvent victime de racisme et plusieurs hôtels, y compris dans le Nord du pays, lui refusent l’accès.
C’est le cas notamment en 1937 lorsqu’elle doit se produire à l’université de Princeton mais se voit refoulée des hôtels alentours, elle sera finalement hébergée par Albert Einstein, réfugié aux États-Unis pour fuir le nazisme et ardent défenseur des droits civiques, avec qui elle se lie d’amitié.
Deux ans plus tard, Anderson est invitée à se produire à Washington au gala de charité organisé par la Howard University School of Music. L’université se met alors à la recherche d’une salle de concert capable d’accueillir un public de plusieurs milliers de personnes. En janvier 1939, une demande est envoyée aux Filles de la Révolution (Daughters of the American Revolution, DAR) qui possèdent le plus grand auditorium de la ville appelé Constitution Hall. L’auditorium construit dans les années vingt est d’ordinaire utilisé par le collectif pour tenir ses réunions annuelles mais les DAR le louent également à l’occasion de nombreux évènements culturels.
Toutefois les Filles de la Révolution – toutes issues de familles ayant participé à la Révolution américaine – s’opposent à la venue d’une artiste noire et refusent qu’un public mixte s’y masse. Un accord tacite a été passé avec les donateurs ayant financés la construction de l’auditorium, lesquels ont spécifié que la salle devait être exclusivement réservée aux artistes blancs.
Le chanteur noir américain Paul Robeson avait déjà fait les frais de cette politique discriminatoire en 1930. Les représentants de l’Université d’Howard avaient toutefois espéré que la renommée internationale de Marian Anderson éclipserait le facteur racial, mais rien n’y fait, les DAR persistent dans leur refus d’ouvrir leur porte à une artiste noire. Le public noir américain peut venir assister aux concerts mais au fond de la salle, dans un espace distinct de celui réservé aux Blancs comme d’accoutumée sous les lois Jim Crow. Germaine Decaris fait référence à ce refus et en profite pour rappeler le caractère « glacial » qu’avaient laissé entrevoir les Filles de la Révolutions lors d’une exposition l’année précédente à l’Orangerie.
« On se souvient que le Comité des “Filles de la Révolution” – ces “fllles” dont, l’année dernière il nous fut donner d’apprécier trois effigies glaciales, à l’exposition de l’Orangerie – avaient tout récemment refusé de louer son vaste hall pour un concert ou devait se faire entendre Marian Anderson.
La raison ? Marian Anderson n’était pas une blanche. »
Ce refus occasionne toutefois de vives protestations aussi bien dans la presse qu’au sein des citoyens de la ville. Des groupes de soutien se forment pour faire pression sur les Filles de la Révolution.
Alors que la situation s’envenime, Eleanor Roosevelt, elle-même membre des Filles de la Révolution depuis 1932, va se montrer aux côtés de Marian Anderson et lui adresser son soutien via des moyens détournés. La question raciale est en effet un problème épineux pour son mari le président Roosevelt, car le parti Démocrate est alors composé des Démocrates du Nord (dont il fait partie – il a notamment été gouverneur de l’État de New York) et des Démocrates du Sud connus pour leur opposition à la déségrégation. Historiquement le parti Démocrate est le parti des agriculteurs blancs du Sud mais également des ouvriers des usines du Nord et de la classe ouvrière en général, face au parti Républicain fondé par Lincoln en 1854, plus progressiste mais également plus tourné vers les banquiers et les industriels.
Le président Roosevelt est dans une position délicate vis-à-vis des Noirs américains qui souffrent non seulement du racisme mais également, comme le reste du pays, des conséquences de la Grande Dépression. Chaque mesure qu’il pourrait soutenir ouvertement en faveur de la communauté noire lui fait courir le risque de perdre l’électorat des Blancs du Sud qui, pour la plupart, refusent encore catégoriquement de voter pour le parti Républicain, historiquement perçu comme « le parti de Lincoln ».
Dans le contexte international tumultueux des années trente, Franklin Roosevelt préfère assurer la cohésion de son parti dont il a besoin pour avancer ses réformes du New Deal et refuse de soutenir ouvertement certains projets de loi en faveur des Noirs. C’est le cas par exemple en 1934 lorsqu’il refuse de soutenir le projet de loi anti-lynchage que défendent Eleanor Roosevelt et Walter White, le secrétaire de la NAACP (plus importante association de défense des droits civiques aux États-Unis). C’est donc souvent Eleanor Roosevelt qui s’engage dans la lutte pour les droits civiques en sa qualité de First Lady, sans impliquer directement son mari.
Par défiance envers les Filles de la Révolution, Eleanor Roosevelt accepte de remettre la médaille de Spingarn, qui récompense les membres les plus exemplaires de la lutte pour les droits civiques, à Marian Anderson, lors de la prochaine convention nationale de la NAACP. Elle invite également la chanteuse à se produire à nouveau à la Maison-Blanche pour la venue du Roi d’Angleterre. Autant de signes de respect et de reconnaissance au sommet de l’État pour la chanteuse auraient dû avoir raison des dernières réticences du collectif patriotique. Mais les Filles de la Révolution ne cèdent pas et Eleanor Roosevelt décide finalement de rendre sa carte de membre et quitte l’association en soulignant sa déception.
Le 26 février 1939, elle envoie un télégramme à John Lovell, doyen de l’université d’Howard dans lequel elle dit « regretter vivement que la ville de Washington soit privée de la chance d’entendre chanter la grande artiste qu’est Marian Anderson ». Le lendemain, elle expliquera dans la presse, à travers sa colonne quotidienne « My day » que publient plus de 90 journaux, qu’elle préfère se retirer d’une association dont elle n’approuve plus la conduite.
Eleanor Roosevelt s’investit alors dans l’organisation d’un concert en plein air où se produirait Marian Anderson afin que la ville de Washington puisse accueillir la chanteuse sans recourir à la salle de concert des DAR. Le site du Mémorial de Lincoln, hautement symbolique, est choisi. Le ministre de l’Intérieur, Harold Ickes, lui-même un acteur engagé du mouvement pour les droits civiques à Chicago, obtient l’autorisation du président Roosevelt et peut alors annoncer officiellement qu’un concert de Marian Anderson se tiendra le jour de Pâques, le 9 avril au Mémorial de Lincoln.
Le jour J, une foule hétérogène de 75 000 personnes est au rendez-vous. Le concert est précédé d’une courte allocution d’Harold Ickes prônant la fraternité et l’égalité sous la figure tutélaire d’Abraham Lincoln.
« Pour “réparer” les torts des “Filles de la Révolution”, M. Harold L. Ickes présenta, à la foule, Marian Anderson. Et il prononça, à cette occasion, l’allocution que voici :
– Dans cet énorme théâtre en plein air, nous sommes tous libres et égaux. Dieu nous a donné ce magnifique décor, le soleil, la lune et les étoiles. Il ne fit aucune distinction entre les races, les croyances ou les couleurs. Il y a 130 ans, Dieu nous a envoyé Lincoln pour restaurer la liberté à ceux à qui nous l’avions injustement retirée. Pour cela Lincoln a donné sa vie. Il est donc convenable que pour rendre hommage à sa mémoire une fille de la race qu’il a libéré des chaines de l’esclavage chante devant son monument. Le génie ne fait pas de différence de couleur. »
Eleonora Roosevelt ne participera pas au concert afin de ne pas éclipser Marian Anderson, mais son action de l’ombre aura permis à la chanteuse de se produire malgré tout dans la capitale américaine sous les acclamations de la foule. Ce concert très politique reste l’un des évènements les plus marquants de la lutte pour les droits civiques dans les années trente et scelle une amitié durable entre Eleanor Roosevelt et Marian Anderson. L’engagement de la première dame des États-Unis en faveur de la chanteuse est à l’image de son action en faveur des droits civiques et de sa défense de la communauté noire.
Pour l’anecdote, le directeur du FBI, J. Edgar Hoover, était si irrité par l’attitude progressiste d’Eleanor Roosevelt qu’il la soupçonna d’avoir elle-même des ancêtres noirs. Ce à quoi elle répondit avec humour que sa famille s’était établie depuis si longtemps en Amérique qu’elle ne pouvait pas nier cette possibilité avec certitude...
Bibliographie
Victoria Garrett Jones, Marian Anderson: A Voice Uplifted, New York, Sterling, 2008.
Raymond Arsenault, The Sound of Freedom: Marian Anderson, the Lincoln Memorial, and the Concert That Awakened America, New York, Bloomsbury Press, 2009.
Franklin Delano Roosevelt, Presidential library and museum : https://fdr.blogs.archives.gov/2016/02/12/eleanor-roosevelts-battle-to-end-lynching/.
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Anne-Claire Bondon est professeure agrégée d’anglais et américaniste. Elle enseigne à l’Université de Paris-Est Créteil. Elle travaille notamment sur la contre-culture américaine et les mouvements contestataires.