1932 : Scarface, un chef-d’œuvre « immoral »
Un demi-siècle avant son remake par Brian de Palma, « Scarface » était déjà un monument du cinéma. En 1932, le film d’Howard Hawks marque l’opinion publique par la violence de son propos.
Avant d’aborder l’aspect technique du film d’Howard Hawks et la performance impressionnante des comédiens, la presse française insiste en premier lieu sur la figure nouvelle développée par Scarface. En 1932, c’est en effet la première fois qu’un personnage de gangster « naturel » est présenté dans les salles de cinéma. Celui-ci est habité par l’acteur Paul Muni.
Les Cahiers du Sud du 1er Novembre 1932 louent ainsi la singularité des protagonistes de Scarface :
« Sur cette cadence trépidante qui vous secoue les nerfs sans pitié, Howard Hawks fait agir un groupe de gangsters qui n’empruntent rien aux personnages conventionnels auxquels le cinéma américain nous avait accoutumés.
Comme nous voilà loin de ces héros avantageux fidèles au chapeau des cow-boys, qui démolissent des pipes plutôt qu’ils ne détruisent des vies humaines. »
Les mêmes Cahiers du Sud saluent la « monstrueuse humanité » qui se dégage de ces personnages :
« Le gangster, suivant l’ancienne formule, c’était aussi ce monsieur bedonnant qui accroche ses pouces à son gilet et qui défie son adversaire en lui envoyant au visage la fumée d’un cigare phénoménal.
À ces fantoches sans consistance qu’on pouvait imaginer réels, Howard Hawks oppose de véritables bêtes humaines dont les exploits forcenés sont peu redevables de la légende. »
L’Intransigeant du 10 septembre 1932 va plus loin en abordant la profondeur psychologique des personnages de Scarface, critère que l’on juge primordial dans toute œuvre cinématographique actuelle, mais auquel on avait tendance à ne pas s’intéresser 80 ans en arrière :
« Il faut d'abord considérer Scarface comme un documentaire. il est terrible. [...] Dans cette lutte qui met aux prises, implacablement, la bande des gangsters du Nord de Chicago et celle du Sud, les personnages ne sont pas simplement des animaux exaspérés. Ce sont, hélas ! des hommes, avec des nuances dans le caractère de chacun, avec une psychologie vraie.
Il y a l’assassin né – le Al Capone de la troupe, dont le rôle est joué ou plutôt vécu par Paul Muni – qui est un brise-tout et un tue-tout, d’instinct, il y a autour de lui des compagnons dévoués jusqu’à la mort, ou des adversaires pleins d'une ruse lâche et aiguë. »
Malgré les qualités de la réalisation et la profondeur saisissante des gangsters dépeints ici, la violence des images et les exactions des protagonistes, qui agissent avec beaucoup de cynisme, choquent les observateurs. Un passage semble particulièrement marquer les esprits, et démontre l’énorme différence d’appréciation de la violence par les spectateurs en fonction des époques.
La scène est décrite par La Femme de France du 25 septembre 1932 :
« Une des scènes les plus aimables est celle où, apprenant qu'une de ses victimes n'est pas tout à fait morte, il se rend à l'hôpital ; muni d'un gros bouquet de fleurs, il cherche la chambre où le pauvre diable est soigné ; il la trouve enfin, de deux coups de revolver il parachève son œuvre et avant de refermer la porte il n'oublie pas de jeter ses fleurs sur le cadavre.
Un morceau particulièrement saisissant aussi c'est celui du massacre de la Sainte-Valentine, épisode parfaitement réel et grâce auquel Al Capone devint le maître incontesté de l'alcool à Chicago. »
D’autres critiques évoquent ce passage du film, et l’on se surprend à imaginer leurs réactions face à la version – bien plus explicite – tournée par De Palma cinquante ans plus tard. Le Matin du 23 mai 1932 se sert notamment de ce fameux meurtre à l'hôpital pour mettre en parallèle les aventures fictives de Tony Camonte – le gangster campé par Muni – avec celles, bien réelles, d’Al Capone, dont l’esprit est encore très présent au début des années 1930.
« L’assassinat de l'ennemi blessé qu'on achève à l'hôpital, c'est la tentative faite sur le célèbre Jack Diamond. La boucherie à la mitrailleuse dans le garage est la copie de l'exécution d'une bande ennemie par celle de Capone. On pourrait prolonger indéfiniment le parallèle. »
Même son de cloche pour L’Intransigeant du 10 septembre 1932, pour qui :
« Scarface, c’est Al Capone. Ce sont donc les aventures de cette brute fameuse que nous montre ce film, à peine romancé. »
Scarface a tant fait parler pour bon nombre de raisons : la qualité de sa mise en scène et de ses décors, la profondeur de ses personnages, la performance de ses acteurs ; mais aussi sa brutalité – explicite et implicite –, l’importance de la figure d’Al Capone pendant les années 1930, et enfin la censure dont il a été victime.
Celle-ci attire l’attention des journaux et pose des questions fondamentales, comme le remarque L’Action française dans son édition du 14 octobre 1932 :
« Un interdit de la censure américaine fait à Scarface une publicité gratuite dont il n'avait pas besoin. Car personne ne songera à discuter la maîtrise technique de son auteur.
Mais l'atrocité du sujet pose aussitôt une autre question. Nous ne partageons pas, à ce propos, l'avis qu'a exprimé notamment notre éminent confrère, M. Émile Vuillermoz : de tous les spectacles de cet ordre, il nous paraît que Scarface, s'il est certainement le plus sanglant, le plus brutal, est aussi le plus moral. »
Novateur et dérangeant, Scarface bouleverse les valeurs morales des spectateurs, et marque un tournant dans l’histoire du film de gangsters.
Aujourd’hui encore, il est cité parmi les meilleurs films de tous les temps. En 2008, l’American Film Institute le classe sixième meilleur film de gangsters de l’histoire du cinéma. La censure n’aura pas suffi à éteindre ce chef-d’œuvre.