Écho de presse

1824 : une affaire de cannibalisme « dangereuse pour les mœurs »

le 28/06/2020 par Marina Bellot
le 30/09/2018 par Marina Bellot - modifié le 28/06/2020
« Cannibales contemplant des restes humains », peinture de Francisco de Goya, 1808 - source : Musée des Beaux-Arts de Besançon-Domaine Public
« Cannibales contemplant des restes humains », peinture de Francisco de Goya, 1808 - source : Musée des Beaux-Arts de Besançon-Domaine Public

En 1824, une affaire de cannibalisme choque l'opinion. La presse de la Restauration se refuse à nommer ce crime alors considéré comme l'apanage de la « barbarie » et largement tabou en France. 

À 28 ans, Antoine Léger est un jeune homme sombre et solitaire. Batteur en grange, il habite encore chez ses parents, quand, un beau jour, il décide de quitter la maison familiale afin de vivre en ermite. C’est dans les bois de la Ferté-Alais, dans l'actuelle Essonne, qu’il découvre une grotte isolée. Celle-ci deviendra son repaire.

Pour survivre, il se nourrit de racines. Il chasse parfois un lapin, qu’il dévore cru, vole fruits et légumes dans les fermes alentour, boit l’eau qui s’écoule des trous de la roche. Jusqu’au 10 août 1824.

Ce jour-là, affamé, il sort de sa grotte pour aller cueillir des pommes qu’il a repérées en lisière du bois, lorsqu'il aperçoit une fillette dans une vigne. Pris d'une terrible pulsion, il décide de l’enlever.

Ne la voyant pas revenir, les parents de Constance, 12 ans, alertent voisins et gendarmes. De grandes battues sont organisées dans la région.

Le 16 août, une odeur nauséabonde mènent plusieurs villageois jusqu'à la grotte de Léger. Là, ils découvrent avec horreur le cadavre de la fillette.

Le lien est vite fait avec l’arrestation non loin de là, quelques jours auparavant, d’un vagabond jugé hirsute et incohérent. Interrogé sur la mort de Constance, l'homme finit par avouer son crime. 

Les détails sont effroyables : Antoine Léger a dévoré une partie du cadavre de la fillette, bu son sang, sucé le cœur. Un acte que se refusent à nommer les journaux de l'époque, tant le cannibalisme est considéré en Occident comme le sommet de l'horreur, de même que l'apanage de peuples lointains, nécessairement « barbares ».

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Le 9 novembre 1824, lorsque Le Constitutionnel annonce que l’affaire s’apprête à être jugée, c’est par l'intermédiaire d'une périphrase que le journal évoque l’acte de cannibalisme auquel s’est livré « le nommé Léger » :

« L'acte d'accusation présente Antoine Léger comme coupable d'un attentat inouï dans les fastes du crime. 

L'acte d'accusation le représente comme ayant étranglé sa victime, et ce crime serait le moindre de tous les crimes qu'il aurait commis.

Ces faits horribles tendraient à rendre vraisemblable tout ce qu'on a dit des ogres et des vampires, et la plume se refuse à les retracer. »

Même refus de nommer l'ignoble crime dans La Gazette de France, quoique le rédacteur semble prendre un certain plaisir à distiller des indices :

« [...] L'horrible projet que ce cannibale avait conçu, le forfait qu’il avait médité, s’exécutent : la jeune Debully est sans vie, le tigre a eu soif de son sang.

Ici notre plume s'arrête, le cœur saigne, l'imagination s’épouvante devant une série de crimes que pour la première fois la barbarie, la férocité ont enfantés.

Le soleil n'avait pas encore éclairé un pareil forfait ! C’est le festin d’Atrée !... »

Le jour du procès, le 24 novembre 1824, « une foule prodigieuse se press[e] longtemps avant l’heure de l’audience dans l’étroite enceinte de la Cour d’assises de Versailles », rapporte La Gazette de France

« Un mouvement d’indignation circule, la seule présence de cet homme fait frissonner, c’est à qui s’éloignera pour lui livrer passage, on craint d’approcher, on redoute le seul contact des vêtements de ce monstre. »

Fait rare : le crime est si atroce que la Cour décide que l’audience se tiendra à huis-clos. Le public est évacué, tant « les débats de cette affaire peuvent être dangereux pour les mœurs », commente La Gazette. 

À quoi ressemble ce « monstre » assoiffé de sang ? Le rédacteur insiste sur le caractère quelconque de Léger, en contradiction avec la nature extraordinaire des faits qui lui sont repprochés : 

« La figure de Léger exprime le calme de l’indifférence, ses traits sont assez réguliers, ses yeux petits, ses cheveux coupés courts sont presque blonds, ses regards sont constamment baissés, mais il les promène à la dérobée sur tout ce qui l’environne.

Pas la moindre frayeur, la plus légère altération n'apparaissaient sur cette physionomie sans mouvement, qui n'offre aucun caractère de férocité. »

S'ensuit un glaçant interrogatoire, retranscrit dans son intégralité par La Gazette de France :

« Plus le greffier avance dans la lecture des détails monstrueux donnés par l’accusé lui-même, plus l’immobilité de Léger est complète ; ses yeux se ferment. La lecture de l’acte d’accusation terminée, M. le président procède à l’interrogatoire de l’accusé.

Léger répond assez bas aux interpellations de ce magistrat et d’un air d'indifférence, quelque gravité qu’aient les questions.

– Qu’avez-vous fait le 10 août ?

– Je ne sais pas si c’était le 10 août.

– Enfin le jour de l'événement?

– J’allais pour manger des pommes que j’avais vues sur la lisière du bois ; alors j’ai aperçu une petite fille assise. (À dater de ce moment un sourire atroce accompagne toutes les réponses de l’accusé ; mais toujours ses regards sont baissés) [...] II me prit idée de l’enlever. [...] Je prends mon mouchoir, je le passe au cou de la jeune fille, et je la charge sur mon dos. Je marche à travers les broussailles jusqu’à l’endroit que j’ai montré. Alors je me trouvai mal de faim, de soif et de chaleur. Je suis resté peut-être une demi-heure comme cela. [...] La soif et la faim me tourmentaient trop. Je retournai auprès de la jeune fille, et je me suis mis en train de la dévorer.

– Mais dans quel état était la jeune fille quand vous l’avez déposée sur l’herbe ?

– Elle n’avait pas de mouvement.

– La jeune fille était-elle encore palpitante quand vous l’avez posée sur l'herbe ?

– Non, elle était froide ! [...]

– Comment avez-vous ouvert le ventre?

– Quand j’ai vu que le sang ne venait pas en la mangeant.

– Pourquoi vouliez-vous boire du sang ?

– Je n’avais pas d’eau. [...]

– Pourquoi avez-vous fui ? [...] 

– Il y avait des oiseaux qui croassaient autour de moi.

— Quels oiseaux ?

— Des pies. 

— Qu’avez-vous donc pensé alors ?

— Qu’ils voulaient me faire prendre. »

L'avocat d'Antoine Léger aura beau plaider la démence, le verdict sera vite rendu : une demi-heure pour trancher du sort d’Antoine Léger. L'homme sera guillotiné le 30 novembre 1824 à Versailles. 
 
De fait, l'autopsie post mortem de son cerveau montrera bien des anomalies.
 
Quarante ans plus tard, alors que la France est en plein débat sur l'irresponsabilité pénale, Le Figaro reviendra sur cette affaire restée dans la mémoire collective pour affirmer une opinion alors largement répandue : tous les criminels, malades ou non, doivent répondre de leurs actes devant la justice.
 
« Les cantons de Dourdan et de la Ferté-Alais ont conservé son lugubre souvenir et parlent encore du mangeur d'enfants de la Charbonnière car on croit qu'avant Constance il en tua d'autres. 
 
La science, au contraire, écartant le cannibale hideux et le malfaiteur responsable, a semblé ne voir dans ce scélérat qu'un malade et un idiot, d'autant plus malade que ses goûts étaient plus pervertis et ses appétits plus monstrueux. 
 
Ses habitudes farouches, sa fuite dans les bois, ses réponses, tout jusqu'à l'autopsie de son cerveau qui était défectueusement conforme, est venu en aide à cette théorie de l'irresponsabilité en matière pénale qu'on a développée à propos d'autres criminels, et dont les éloquents partisans n'oublient qu'une chose : le droit de la société à se préserver, plus rigoureux encore que son droit de punir. »