Archives de presse
La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939
Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.
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Le XIXe siècle européen est traversé par une crainte de l’onanisme : sujet innommable, le plaisir solitaire est principalement vilipendé par la science, qui l’accuse d’altérer la santé, de corrompre l’esprit, ou de nuire à la société entière.
« Importante découverte médicale », assure une réclame parue dans L'Echo de la montagne en 1878 : « Guérisons remarquables de la débilité nerveuse et physique, de l'impuissance et toutes les maladies qui se rattachent aux voies urinaires, aux mauvaises habitudes de collège, etc. ».
Comprenez avant tout : la masturbation, que l’auteur nomme ici, dans le titre de son ouvrage Le Vice suicidal. L’auteur de cette brochure suisse met pour nous involontairement en exergue une connexion profonde, qui se trouve en partie à l’origine de la transformation monstrueuse d’un péché véniel en maladie mortelle. Pour retrouver ce point de départ, il faut d’abord traverser les Alpes et la Manche.
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La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939
Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.
À l’instar du suicide, la nouvelle perception anxiogène de la masturbation au XVIIIe siècle est venue d’Angleterre – tout comme les mots pour désigner ces phénomènes. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence, et les deux phénomènes sont, historiquement, intimement liés.
Le mot anglais suicide débarqua dans le royaume de France au XVIIIe siècle pour y rester – nous l’utilisons encore. Parallèlement, l’attention des savants se porta à la même époque sur une autre forme dramatique d’auto-destruction : l’abus sexuel de soi-même. Ce qui fut considéré comme une maladie prit plusieurs noms : masturbation, simplement dérivé du latin, manstupration (stupre par la main), manuélisation, chéiromanie (manie de la main), pollution de soi-même, etc. Aux XVIIIe et XIXe siècles prévalait néanmoins le néologisme d’onanisme, créé en Angleterre sous la forme d’Onania, en référence au personnage biblique Onan.
Les deux premiers fils de Juda (fils de Jacob) périrent par décision divine. Le premier, Er, parce qu’il était méchant homme. Il laissa sa veuve Tamar sans enfant. Mais on sait combien l’aînesse est importante. Juda ordonna donc au deuxième de ses fils, Onan, de prendre Tamar pour épouse et de donner, pour ainsi dire par procuration, une descendance à Er. C’est ici qu’intervient le refus d’Onan de féconder Tamar, sachant que cette descendance appartiendrait en droit à son frère.
Rarement verset de l’Ancien Testament ne donna lieu à des traductions aussi diverses que celles de Genèse XXXVIII-9 : si l’on sait qu’Onan gâchait sa semence en la laissant tomber à terre à chaque fois qu’il « allait avec » Tamar, la pratique exacte n’est pas explicitée – et nous sommes a priori assez loin de la masturbation proprement dite. Toujours est-il que Dieu punit Onan de mort. Craignant que le sort ne se répétât, Juda éloigna Tamar, plutôt que de la donner à son troisième et dernier fils. Tamar ne voulut pas se trouver ainsi exclue de l’histoire divine – par ruse (elle se déguisa en prostituée), elle séduisit Juda, son beau-père, conçut de lui, et par là devint l’aïeule du roi David.
Il ne faut pas s’y tromper. Cette référence biblique à l’origine de la dénomination onanisme ne signifie absolument pas que la condamnation de la masturbation et la crainte de ses conséquences psychologiques et physiques proviendraient de milieux religieux. C’est étrangement tout le contraire.
La masturbation n’était pas une préoccupation majeure des Églises chrétiennes. Elle était évidemment condamnée, mais il s’agissait à vrai dire d’un phénomène parfaitement secondaire. La hantise masturbatoire est le produit de laïcs – puis, plus précisément, des savants des Lumières. La chose commença dans les années 1710 avec une brochure anglaise intitulée, si l’on traduit mot à mot : Onania, ou le détestable péché d’auto-pollution. Cette œuvre très médiocre d’un semi-charlatan chirurgien mêlait considérations morales, alarmisme, références religieuses et considérations médicales. Avec, bien entendu, la possibilité de consulter l’auteur et d’employer ses remèdes contre cette pratique qui pouvait conduire à la mort, plus encore, lit-on, que la fréquentation des prostituées ou l’alcoolisme.
L’ouvrage connut un succès remarquable : témoins incontestables, ses rééditions augmentées et ses traductions. Le chirurgien anglais avait visé juste, touché une corde sensible, et donné un nom à ce qui allait devenir un véritable fléau.
Le médecin suisse Tissot, l’un des meilleurs auteurs de best-sellers médicaux des Lumières, fut celui qui donna réellement ses lettres de noblesse scientifique à cette maladie à la fin des années 1750. Avec lui, l’onania anglaise se francise en L’onanisme, ouvrage destiné à devenir une référence incontournable.
Le Journal des Savants l’accueillit avec la plus grande gravité, et reprit fidèlement le tableau extraordinairement oppressant dressé par le docteur suisse :
« Il serait à souhaiter que le vice honteux qui fait le sujet de la […] Dissertation de M. Tissot fût inconnu parmi les hommes : mais il paroît qu’ils se sont corrompus à cet égard dès la plus haute antiquité. […]
Une observation qu'il eut occasion de faire lui-même sur l'état affreux où tomba le fils d'un Horloger à l'âge de 17 ans, lui fit naître l'idée d'écrire sur cette matière. […]
La diminution des facultés intellectuelles, l'affoiblissement des organes des sens [...], des tremblemens, des palpitations, des défaillances [puis] des excrescences de chairs sur le front, des pustules aux narines, au visage, à la poitrine, aux cuisses, un relâchement excessif dans les organes de la génération, une effusion involontaire de liqueur séminale, une espèce de gonorrhée habituelle, des dysenteries, des stranguries [fortes douleurs en urinant], des hémorrhoïdes, un écoulement d'humeurs fœtides par l'anus, une fièvre hectique et la consomption au dernier degré […].
Le jeune Horloger dont M. Tissot donne l'histoire, éprouva la plupart de ces symptômes formidables, et de plus une rétraction spasmodique de la tête avec les douleurs les plus vives, l'action du pharinx étoit tellement empêchée que ce malade ne pouvoit avaler ni solide, ni liquide ; il mourut dans le marasme. »
Ces descriptions furent quasiment irrécusables à l’époque – Tissot sera l’autorité principale dans l’article « Manstupration » de L’Encyclopédie. Elles avaient le pouvoir d’osciller entre des symptômes quotidiens et potentiellement auto-suggérés (maux d’estomac, de tête, vertiges, angoisses) d’une part, et d’autre part des tableaux terrifiants de l’aggravation de la maladie, presque incurable une fois le vice trop pratiqué. Tissot recommande néanmoins la quinine et les bains d’eau froide.
Le mal était fait : produit des Lumières (et non de la religion, qui ne récupérera qu’a posteriori cet héritage haut en potentiel anxiogène), la masturbation était devenue une maladie sérieuse, mortelle même, et en même temps si polymorphe que chacun pouvait en éprouver les premiers signes.
Un extrait du très sérieux Constitutionnel nous en montre toute l’actualité à la mi-XIXe siècle, tout en éclairant une des clefs d’interprétation qui explique le succès rencontré par cette pseudo-maladie :
« (Onanisme)
M. Z…, âgé de vingt-trois ans, m'a fourni une des observations les plus remarquables […] M. Z…, après avoir eu des succès exceptionnels au collège, se voua à l'étude de la paléographie. De nouveaux travaux, souvent d'une sévérité excessive, absorbèrent toute l'existence de M. Z…, l'isolement forcé fut le résultat d'une telle position. […] Il arriva que certaines idées s'exaltèrent par les habitudes de la vie solitaire.
Enfin il y eut éloignement et bientôt aversion prononcée pour les relations du monde. M. Z… fut ainsi conduit graduellement à cette aberration des sens qui, chez un grand nombre d'infortunés, suscite la funeste et impérieuse passion qu'on appelle l'onanisme.
Dès lors survinrent à la fois les troubles de la santé et ceux de l'intelligence. Le sang avait perdu sa richesse. Les organes essentiels étaient comme noyés dans cet excès de lymphe qui dénote l'appauvrissement de tout le système. […] Je pouvais heureusement employer avec un tel malade l'arme puissante du raisonnement. Je proposai le Rob de Boyveau [décoction sudorifique, principalement utilisée contre la syphilis], en expliquant de quelle manière la régénération des humeurs devait ici s'opérer […]
La guérison n'a rien laissé à désirer. M. Z… est marié aujourd'hui et jouit de la plus brillante santé. »
Au-delà des risques inattendus à nos yeux liés à la paléographie, et au-delà de la publicité déguisée en article pour le rob de Boyveau, l’observation du médecin de M. Z…, véritable ou non, éclaire la nature fondamentale de la maladie onaniste. La masturbation représente avant tout la rupture des liens sociaux, ou plutôt des interactions sociales, des circulations. Le « paléographe » les avait rompues, et sa guérison n’est complète qu’avec le mariage.
L’historien Thomas Laqueur a montré le lien sous-terrain entre la hantise du sexe en solitaire et les représentations économiques du siècle des Lumières. Le désir assouvi sans réciprocité ni (re)production, par une imagination sans retour du réel représentait (ou plutôt cristallisait) une menace profonde pour une société conçue sur l’échange et l’interaction. On disait « avoir commerce avec une femme », et c’est bien ce « commerce naturel », pour reprendre les mots de L’Encyclopédie (toujours à l’article « Manstupration ») qui est mis en péril par l’onanisme.
La résolution (médicale et économique) de ce péril passa par la prévention, qui prit rapidement la forme d’un fonds de commerce de toute évidence très rentable. Corset, bobines, bandages anti-masturbation abondent dans les annonces publicitaires de la presse du XIXe siècle.
Les innovations ou modes du XIXe siècle vont naturellement être mises à contribution pour trouver enfin une solution durable à cet insurmontable problème de santé publique. À la toute fin du siècle, le docteur Bérillon assure « guérir » la masturbation grâce à une hypnose mâtinée de musique – un peu comme on le pratiquait pour la guérison traditionnelle de la morsure de tarentule, dans les Pouilles, avec la tarentelle.
La perception et la réception de cette nouvelle relèvent parfois d’un progressisme optimiste à l’extrême. L’Intransigeant affirmait ainsi que Bérillon était parvenu à corriger « un vice qu'on n'a pu guérir par aucun autre moyen et qui cause tant de ravages chez les enfants ». La « guérison » ne se réduit pas d’ailleurs à un changement superficiel de comportement :
« Au contraire, elle s'accompagne le plus souvent d'un réveil de la conscience et du sens moral […].
Comment ne pas se dire, en présence de tels faits, que l'homme connaîtra peut-être un jour tous les secrets de la vie ? »
Ce n’est pas un hasard si un enthousiasme aussi marqué transparaît précisément sur l’onanisme, ou si la très anticléricale Lanterne rejoint ici exceptionnellement La Croix sur cette question.
La masturbation construite par les Lumières avait le pouvoir durable de mêler potentiellement toutes les perceptions des problèmes sociaux : l’économique, le moral, le social, le philosophique, mais aussi, pour qui voulait, le religieux. Ces enjeux étaient de surcroît exprimés à travers une immixtion dans l’intimité de l’individu. En d’autres termes, il s’agissait d’un objet certain de pouvoir, qu’il fût médical, socio-politique ou religieux.
De ce point de vue, il est alors logique de voir l’accusation d’onanisme utilisée dans des luttes plus vastes : de l’« onanisme patriotique » de Poincaré (L’Humanité, 30 janvier 1922) à Léon Blum qui « masturbe[rait] » la SFIO (La Dépêche de l’Aube, 2 décembre 1928)…
Plus concrètement, les anticléricaux dénonçaient régulièrement le célibat religieux, facteur d’onanisme (comme dans le journal socialiste L’Éclaireur de l’Ain, 1901), et se firent l’écho des scandales sexuels catholiques – avec une confusion amalgamant masturbation, homosexualité et pédophilie, classique dans les représentations d’alors. Telle La Justice, le 4 mars 1899.
« Dans tous ces établissements [d'enseignement religieux], les vices “contre nature” onanisme et autres, sont élevés à la hauteur d'un culte.
Quel est l'élève qui n'a pas son lapin (sic) [leur objet sexuel], et combien de maîtres ont aussi leur lapin (sic) qui est tout naturellement un des enfants confiés à leur garde !
[…] Ces hommes, qui s'abaissent plus bas que les plus infinitésimaux des animaux, ont la prétention de se faire les gardiens et les directeurs d'enfants. Et si nous nous élevons contre eux, c'est parce que leur abstinence constitue un danger pour ceux qu'ils fréquentent. »
Cette bestialité renvoie au glissement qui fit peu à peu passer, au XIXe siècle, les onanistes du rang de malades à celui d’aliénés – la masturbation faisant partie des principales causes de folie (comme l’explicite la « statistique des aliénés » du Petit Journal, 17 avril 1866). Parmi tant d’autres, un drame rural à Sercy est ainsi presque entièrement expliqué par l’onanisme – et par l’inaction de la mère, victime de son fils « dérangé » de 18 ans :
« Une détestable passion, qu'il eut été nécessaire de combattre énergiquement dès l'origine, s'était emparée depuis longtemps de Joseph Petit ; les pernicieuses pratiques de l'onanisme avaient altéré sa santé et son caractère ;
[Malgré les avertissements d'un médecin et des voisins] la mère s'étudiait à dissimuler aux yeux des étrangers les défauts et les emportements de son enfant. »
Joseph Petit tua sa mère à coups de pioche. Il fut arrêté alors qu’il cherchait à se suicider. Le mal était pourtant réversible :
« Depuis qu'il est détenu dans la maison d'arrêt de Chalon, la surveillance et les précautions dont il a été l'objet, l'ont empêché de se livrer à ses pernicieux penchants : les accidents nerveux ont disparu, et il s'est fait remarquer par la netteté de ses réponses et la lucidité de son intelligence. »
Depuis le XIXe siècle, la médecine légale déterminait si oui ou non l’accusé est atteint d’onanisme – et il peut s’agir d’une circonstance atténuante non-négligeable. Ainsi Vidal, le tueur de femmes que les lecteurs de RetroNews ont déjà pu rencontrer ici, n’est pas dédouané de ses crimes parce qu’il avait pratiqué l’onanisme, mais cela fait partie de ce qui atténue sa responsabilité, selon le médecin appelé à son procès.
L’histoire ne s’arrête pas là, et la question masturbatoire reste largement un sujet de préoccupation sérieux pendant la première moitié du XXe siècle. Son objet est profondément ambigu, et navigue de l’inhumanité à la société entière. La contradiction n’est donc qu’apparente quand, par exemple dans le pourtant peu moralisateur journal Fin de siècle, sous le croquis de femmes dénudées, et au milieu de publicités pour des supports érotico-pornographiques aux charmants euphémismes (« Cartes postales suggestives et artistiques »), la bibliothèque de la revue recommande également les ouvrages médicaux du docteur Garnier. De ce grand pourfendeur du vice masturbatoire, Fin de siècle propose donc L'Épuisement nerveux génital (3,50 francs), ou pour le même prix son Hygiène de la génération : Onanisme seul et à deux, sous toutes ses formes et leurs conséquences – pour citer le titre complet.
Ce dernier volume, sans illustration, pavé de 500 pages, paraît au premier abord peu émoustillant et annonce dès les premières pages, après Dante : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance ». Sous couvert de prévention, on y apprend néanmoins comment une machine à coudre mécanique peut provoquer l’orgasme féminin.
Entre l’enfer médical dantesque et la recherche de plaisirs solitaires, comme sur la page du Fin de siècle, la frontière semble bien poreuse.
–
Anton Serdeczny, est historien, docteur en histoire de l’EPHE. Il est l’auteur de Du tabac pour le mort, une histoire de la réanimation, paru aux éditions du Champ Vallon en 2018.