1925 : double suicide et mort de Max Linder, comique torturé
Acteur et réalisateur comique à succès, pionnier du septième art, Max Linder se donne la mort de façon tragique dans sa chambre d’hôtel en 1925, emportant avec lui sa jeune épouse. La presse se fait l’écho de ce drame et dépeint alors un personnage sombre, sybillin.
Le 1er novembre 1925 à minuit trente, Gabriel Leuvielle, dit Max Linder, 41 ans, meurt, suivant dans la mort son épouse, Jeanne Hélène Marguerite Peters, 20 ans à peine, qui a rendu son dernier souffle sept heures et demi plus tôt, le 31 octobre 1925. Les deux corps sont retrouvés dans la chambre d’hôtel où réside le couple, au 6 rue Piccini, dans le 16e arrondissement de Paris.
Le couple laisse une orpheline, Maud Lydie Marcelle, leur fillette de 16 mois. Mais surtout, leur mort est le fruit d'un acte désespéré : un double suicide, teinté de soupçons d’homicide.
La nouvelle connaît un énorme retentissement, reflet de l'immense notoriété de Max Linder, pionnier du septième art, inventeur du cinéma burlesque et dont le registre de l’oeuvre ne laisse alors pas présager une fin si dramatique.
Le réalisateur a joué en effet un rôle essentiel dans le développement du cinéma comique, alliant farce, vaudeville, cirque... Son travail a d'ailleurs largement inspiré Charlie Chaplin.
1923. Max Linder a déjà notamment réalisé aux États-Unis deux films à succès, Sept ans de malheur et L’étroit mousquetaire. Le personnage public d’envergure internationale fascine la presse qui n’hésite pas à le surnommer « le roi de l’écran ».
C’est dans ce contexte que les journaux suivent comme un feuilleton romanesque l’enlèvement d’une très jeune femme par le réalisateur, en vue de l'épouser contre l'avis de sa mère. Le 27 avril 1923, Le Journal relate le ravissement avec emphase :
« C'est un souffle, un rien. Une chose que l'on se dit dans le' tuyau de l'oreille, que l'on chuchote sous le manteau : Max Linder, l'étoile de cinéma, aurait enlevé une jeune fille de dix-sept ans !
Et ne croyez pas que l'aimable et volage enfant soit une débutante dans l'art muet, qui espère trouver par cette fugue un moyen de dompter la célébrité rétive. Point. Il s'agirait d'une jeune fille du monde le meilleur, plus précisément de la nièce d'un des plus notoires magistrats de Paris.
L'on dit même que la chose se serait passée d'une manière très américaine, ce qui n'aurait rien de surprenant, Max Linder étant rentré tout récemment d'une tournée dans le Nouveau-Monde ».
Le couple se marie au mois d’août mais très vite, Max Linder s’épanche et confie l’angoisse qui hante son mariage, révélant un profil autoritaire et torturé, bien loin des personnages de ses films.
Dans son édition du 1er novembre 1925, Coœedia revient sur ces confidences :
« Que s'est-il passé ou plutôt que se passait-il depuis quelque temps dans le ménage Max Linder ? Des nuages, des orages même avaient troublé cette union. Quelques amis avaient reçu des confidences. Max vous les faisait bouleversé, la voix étranglée, les yeux en larmes, vraiment malheureux, effondré, désespéré. [...]
Je les avais vus l'un et l'autre, il y a une douzaine de jours. Mon entretien avec Max seul dura plusieurs heures. Je le trouvai alternativement exalté, abattu, tendre, tyrannique, furieux envers sa femme dont il ne voulait plus entendre parler, pas plus qu'il ne voulait entendre parler de nouveaux films.
– Regardez comme j'ai maigri, me dit-il. C'est le chagrin – et l'amour – qui creusent mes rides. Bientôt, le maquillage le plus savant n'y pourra rien faire. »
Le Petit Parisien abonde avec ces quelques lignes qui dressent le portrait sombre d’un homme « jaloux » et intranquille :
« Des sautes d'humeur, une hypocondrie, contre lesquelles il s'acharnait à lutter, firent de lui un neurasthénique inquiet, démesurant les moindres incidents de sa vie. »
La presse fouille alors l’agenda du couple, tache de détecter des signes annonciateurs dans les dernières paroles du réalisateur.
Étrange détail, Max Linder et sa jeune épouse étaient sortis, élégamment vêtus la veille de leur mort comme le retrace Comœdia. Mais funeste consigne, l’acteur et réalisateur avait exigé qu’on ne le dérange pas le matin du drame.
« M. et Mme Max Linder étaient sortis jeudi soir, comme à l'ordinaire, lui en smoking, elle en grande toilette.
Leur automobile les avait laissés devant un café du boulevard et le couple avait regagné, en taxi, son domicile, l'hôtel Baltimore qui l'abritait, tandis que se poursuivait à Neuilly l'installation de l'hôtel particulier acheté il y a six mois et dont Max, complaisamment, préparait, en paroles du moins, la crémaillère. »
Le matin suivant la disparition des deux époux, la mère de Jeanne Hélène Marguerite Peters découvre avec le serrurier et le personnel de l’hôtel la scène macabre :
« On trouva Max et sa femme étendus sur leur lit respectif, sans connaissance ; du sang inondait les couvertures et les draps ; il provenait de blessures au poignet que Max et sa femme s'étaient faites avec un rasoir tout neuf resté bien en évidence.»
Scène annonciatrice, le couple avait déjà été sauvé d’une tentative de suicide, comme le rapporte L'Excelsior le 1er novembre 1925.
« Déjà, le 23 février 1924, dans une chambre d'hôtel à Vienne (Autriche), M. et Mme Max Linder avaient été trouvés à demi empoisonnés par une absorption considérable de veronal. Conduits à l'hôpital, ils avaient été soignés pendant quelques heures. »
La jeune épouse est déjà morte lorsque la porte de la chambre d’hôtel s’ouvre sur le couple. Max Linder, inconscient, est transporté à l’hôpital et malgré les multiples tentatives de réanimation, finit par succomber. Double-suicide consentant ou homicide suivi d’un suicide ?
Le Petit Parisien souligne les éléments troublants soulevés par le drame :
« L'enquête n'a pu encore établir si vraiment Max Linder avait "imposé" le suicide à sa femme. Lui a-t-il fait absorber un narcotique, du véronal, semble-t-il ?
Quoi qu'il en soit, il apparaît que l'artiste, profitant de la torpeur de l'infortunée, lui a tranché le poignet gauche d'un coup de rasoir. Il se fit lui-même une blessure semblable, qui intéresse l'artère.
Suicide consenti en commun ? Acte d'un neurasthénique qui voulait entraîner avec lui dans la mort celle dont il ne se croyait plus aimé ? Mystère poignant sur lequel, demain, se refermeront sans doute deux tombes. »
La revue Comœdia éclaire de son côté les rouages d’un scénario complexe, marqué par l’emprise du réalisateur sur sa femme, dressant le portrait d'un couple en plein effondrement psychique :
« Neurasthénique au point de perdre tout courage effondré, désespéré, Max Linder n'attendait plus rien de l'existence ; on aurait pu croire que sa jeune épouse le délivrerait de cette obsession et qu'elle ramènerait le calme dans son pauvre cœur tourmenté ; mais voici qu'au contact du mal qu'elle subit et dont elle souffre, gagnée par la contagion, devenue elle-même neurasthénique, la malheureuse désespère aussi de la vie et leur foyer retentit d'interminables scènes ; la violence des scènes redouble ; l'amour, la présence d'une délicieuse fillette, l'amitié, rien ne peut plus guérir deux êtres tenaillés par une psychose, qui leur interdit le bonheur.
C'est l'impasse. L'idée de la mort les dominera bientôt, elle s'emparera de leur pensée, elle régnera soudain en maîtresse.
Voilà tout le drame et il n’y en a pas d'autre. »
Le 2 novembre, Le Journal livre ce commentaire glaçant :
« Pauvre Max Linder ! Sa fin tragique, qu'il a voulue, préparée, mise en scène, c'est le seul film dramatique qu'il ait tourné. [...]
Le suicide de Max – qui a entraîné sa femme dans la mort – n'a pas étonné les amis du célèbre comique.
Ce rigolo était un triste, un découragé, un pauvre homme. Son rire ? Une grimace très bien imitée. »
Déroutant double visage que celui de ce réalisateur comique capable du geste le plus désespéré. Il laissera derrière lui une œuvre immense, composée de plus de 200 films.
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Pour en savoir plus :
Maud Linder, Max Linder était mon père, Flammarion, 2003
Pascal Djemaa, Max Linder, du rire au drame, Frassy, 2004