La figure du chiffonnier, infatigable collecteur des déchets de Paris
Recycleur avant l’heure, travailleur informel des bas-fonds utile à la cité, la figure du chiffonnier traverse le XIXe siècle. Il reflète les enjeux de l’époque et sa figure irrigue la presse comme la fiction, où il est fortement représenté.
C’est un métier de la rue, une figure populaire et un personnage omniprésent dans la littérature du XIXe siècle. Le chiffonnier de Paris refléte alors les changements économiques et sociaux à l'œuvre dans la capitale : industrialisation, vif essor des populations urbaines et inégalités.
La définition du chiffonnier ? Un « recycleur universel », selon l’encyclopédiste Pierre Larousse. Toujours accompagné de son trio d’emblèmes – la borne, la hotte et le crochet – le chiffonnier est largement « croqué » par la presse de l’époque comme le reflète cette gravure du Petit Journal du 27 août 1892 :
« Celui que l’on appelle également le biffin, ramasse donc les chiffons et les vieux papiers, essentiels pour la fabrication du papier neuf et du carton.
Rien n’échappe à sa récupération et à la revente : les os, le verre, les clous, les animaux morts, les cheveux... Et la boue qu’il revend comme engrais. Les chiffonniers accomplissent donc dans l’informalité contractuelle les tâches de recyclage, avant que celles-ci ne soient systématisés par les services de la ville. »
Très représenté dans la fiction, des spectacles portent le nom de cette figure populaire, comme en atteste par exemple le programme des spectacles de La Presse le 4 août 1847, qui précise le déroulé de cette fiction : « en 5 actes, avec prologue en pantomime et épilogue et pot pourri ».
Quelques décennies plus tard, deux films français porteront le nom de ce personnage de la rue, avec une production du réalisateur franco-américain Émilie Chautard en 1913 et du franco-russe Serge Nadejdine en 1924.
Mais son image abonde dans de nombreux autres genres et registres : la peinture, la poésie, la littérature, la photographie. De fait, la première représentation photographique d’un chiffonnier, est également l’une des premières à être reçues comme une œuvre d’art par le critique Francis Wey en 1851. On retrouve le chiffonnier en peinture, notamment chez Manet qui brosse le portrait d'un veil homme à la silhouette fatiguée, hotte sur le dos et bâton en bois en guise de canne. C’est aussi sous les traits d’un homme âgé que le peintre français d’origine italienne Jean-François Raffaelli dessine un chiffonnier, parmi une série de différentes représentations : flanqué d’un alter ego allégorique, un chien, il se tient abattu devant un monticule de détritus.
La figure du biffin marque également les récits de Charles Baudelaire, caisse de résonance des mythes populaires et de l’imaginaire collectif de l’époque comme le souligne le professeur au collège de France Antoine Compagnon :
« Dans Du Vin et du Haschisch, la description du chiffonnier est conforme au mythe d’époque, aux lieux communs et au lexique des physiologies ; la collecte devient un trésor, et le chiffonnier un sage ou un poète. »
Figure fictionnelle certes, quoique très présente dans le quotidien des Parisiens. Certains chiffonniers se transforment ainsi en célébrités de quartier, comme le souligne cet article de La Gazette du 23 novembre 1858. La mort d’un marginal, rapportée dans les colonnes d’un quotidien, reflète bien la complexité de cette figure, à la marge économique et sociale de la société mais occupant une place centrale dans son imaginaire :
« Le doyen des chiffonniers de Paris et de Saint-Denis, Charles-Louis Drouvilié, âgé de quatre-vingt-onze ans, né à Dammnery, canton de Roye (Somme), vient de mourir subitement, frappé d’une attaque d’apoplexie, au moment où il buvait un petit verre d’eau-de-vie chez un liquoriste. Louis Drouvilié avait autrefois occupé d'assez belles positions ; il était instruit et jouissait auprès de ses confrères d'une grande considération.
L'association des chiffonniers l'avait exempté de toute cotisation ; il prenait part gratuitement aux fêtes et aux banquets ; on lui avait réservé un certain nombre de rues où il avait seul le droit d’explorer les immondices ; enfin une petite somme lui était allouée mensuellement pour son tabac, dont il faisait une assez forte consommation. Un nombre considérable de chiffonniers a assisté, dans le plus grand recueillement, à ses funérailles. »
Quelle position adoptent les pouvoirs publics face à ce métier improvisé qui s’avère en réalité de plus en plus organisé ? En 1832, alors qu’une épidémie de choléra fait rage, Paris met en place un système de collecte des ordures, écartant de fait les « biffins » de leur source de revenus. Ces derniers s’attaquent alors aux engins censés ramasser les ordures à leur place.
Vingt-cinq ans plus tard les pouvoirs publics n’ont pas eu raison des chiffonniers, qui continuent d’exercer leurs activités de collecte et de revente en s’organisant, comme l’indique Le Spectateur le 9 novembre 1857 :
« Ils ont une fraternité méthodique : depuis longtemps ils jouissent des bienfaits d’une société de secours mutuels.
Tout dernièrement, ils ont demandé à la préfecture de police et obtenu d’elle la permission de s’assembler pour examiner les statuts de l’institution et les réviser. La réunion eut lieu dans un cabaret, à l’enseigne du Vieux Dapeau, dans le quartier Saint-Marcel.
Quarante huit délégués, nommés par l’association chiffonnière, étaient présents ; chacun d’eux, en entrant, déposa 20 centimes, qui servirent à payer la location de la salle et un certain nombre de bouteilles de vin ordinaire. »
Trois ans plus tard, la question de l’organisation de ces travailleurs informels qui accomplissent les tâches qui devraient incomber à la municipalité, revient comme le montre cet article du Journal de Seine et Marne du 12 février 1859. La situation révèle également comment Paris doit faire face à la problématique d’une population urbaine grandissante :
« On parle de nouveau d’un projet conçu sous le roi Louis-Philippe, mais qui avait échoué devant des résistances individuelles. Il s’agirait de la suppression des chiffonniers de Paris, ou plutôt de leur réorganisation.
Ils seraient embrigadés et formeraient un corps dépendant de la voirie et de la préfecture de police. De grands changements seraient apportés à cette occasion dans le système de balayage actuellement en vigueur. »
Le 1er mai 1860, un article de La Gazette tente de quantifier le nombre de « biffins » actifs dans la capitale et atteste de la lente extinction du métier, dont les tâches doivent bientôt être organisées par la ville :
« On assure que le corps des chiffonniers de Paris, qui comprend 8 000 personnes et dont la récolte dans les rues de la capitale s’élève annuellement à près de deux millions, va faire place à un corps de balayeurs avec traitement fixe, de manière à laisser un important bénéfice à l’administration. »
Aujourd'hui, que reste-t-il de cette figure centrale de la culture populaire des années 1850 ? On peut se hasarder à lui trouver quelques « héritiers » : par exemple, les revendeurs de métaux travaillant aux portes de Paris sont en quelque sorte des « biffins » contemporains. De même, dans de nombreux pays en voie de développement, ce métier informel constitue toujours un maillon aussi essentiel que précaire de la chaîne du tri et du recyclage des déchets de la consommation.
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Pour en savoir plus :
Cycle de cours, séminaires et conférences du collège de France d'Antoine Compagnon, Les chiffonniers littéraires : Baudelaire et les autres