Artisanes et commerçantes en milieu rural : histoire d’une invisibilité
À rebours de l'idée selon laquelle le travail féminin serait un phénomène récent, la chercheuse Lucile Peytavin montre le rôle majeur que les Françaises ont joué dans le développement de l’artisanat et des commerces ruraux aux XIXe et XXe siècles, en dépit de nombreuses inégalités.
La chercheuse Lucile Peytavin a réalisé sa thèse sur l’artisanat et le commerce rural entre 1890 à 1960, période correspondant à l’apogée et au déclin de ces secteurs d’activités. Ce faisant, elle a mis au jour le rôle décisif des femmes à la tête de leur propre activité ou aux côtés de leur époux. Conciliant le travail dans l’atelier ou la boutique, l’éducation des enfants et les tâches domestiques, et pourtant considérées par la société – et souvent par elles-mêmes – comme sans profession, elles ont joué un rôle majeur dans la pérennité de ces petites entreprises et, plus largement, dans la vie rurale à cette époque.
En plongeant dans le quotidien de ces femmes, la jeune historienne a mis en lumière les multiples inégalités des relations entre les sexes et le déterminisme social qu’elles ont subi et dont elles ont, parfois, réussi à s’extirper.
Entretien avec Lucile Peytavin, docteure en Histoire, chargée de mission à l’égalité à l’U2P Auvergne-Rhône-Alpes et membre du Laboratoire de l’égalité.
Propos recueillis par Marina Bellot
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RetroNews : Qu'est-ce qui vous a poussée à vous intéresser à ce thème peu étudié des femmes dans l'entreprise rurale ?
Lucile Peytavin : Lorsque j’ai commencé mes études d’histoire, je savais que je voulais étudier le passé des femmes, c’est un sujet qui a toujours été très important pour moi. C’est par le travail de modiste-mercière de ma grand-mère maternelle, qui a eu sa boutique de chapeaux et de mercerie dans le nord de la Drôme entre 1930 et 1968, que j’en suis venue à m’intéresser au travail des femmes dans l'artisanat et plus largement, au travail des artisans-commerçants aux XIXe et XXe siècles, puisque le travail des femmes est une donnée constitutive et permanente dans ces petits établissements.
Je me suis aperçue qu’il y avait peu de travaux qui avaient été faits dessus, notamment en milieu rural, et que tout un pan de l’histoire du travail restait donc à écrire.
L'artisanat a su s’organiser dès le haut Moyen Âge, en créant des corporations. Excluait-on alors les femmes de ces mouvements ?
Les métiers étaient effectivement organisés en corporations qui régulaient le nombre de maîtres et d’apprentis, et on s’aperçoit que pendant les troubles politiques, notamment les guerres qui avaient de fortes retombées sur l’économie, ces corporations restreignaient le nombre d’artisans et de commerçants… et excluaient les femmes. Plus largement, très peu de corporations leur étaient ouvertes.
À partir de 1776, il y a eu une refonte des corporations pour libéraliser le marché, et à partir de là, elles ont eu accès à toutes les corporations – sur le papier. Car dans les faits, il était rare pour des femmes d’obtenir le titre de maîtresses, en dehors des veuves qui reprenaient l’affaire de leur mari.
Ensuite, des organisations professionnelles se sont développées aux XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agissait alors de défendre les métiers de l’artisanat face à l’industrialisation croissante de la France. Puis tout au long du XXe, s’est jouée une guerre des « petits » contre les « gros ».
Là encore, les femmes ont eu peu accès à ces organisations professionnelles. Certaines, surtout en milieu urbain, se sont néanmoins organisées dans les métiers dits féminins, telles que les fleuristes-plumassières par exemple, qui ont mêlé la lutte pour des droits civiques à un meilleur accès au droit du travail : en 1901, elles se sont affiliées avec le Conseil national des femmes, organisation féministe qui militait pour que les femmes aient le droit de vote.
En milieu rural, les femmes étaient très peu impliquées en politique, d’abord parce que la morale voulait qu’elles ne prennent pas place dans les affaires publiques, et aussi par peur de se mettre à dos une partie de leur clientèle. Quelques avancées sont toutefois à noter : en 1893, l’interdiction de faire du commerce tenant au sexe est supprimée. À partir de ce moment-là, les célibataires, jeunes filles et veuves peuvent donc avoir une boutique.
Et en 1898, les femmes peuvent voter dans les chambres de commerce – il faut néanmoins attendre 1931 pour qu’elles y soient éligibles...
Vous mettez aussi en lumière le manque de formation dont les femmes ont pâti. Même quand elles y ont accès, on leur inculque un savoir-faire et un savoir-être genrés et très limités...
Jusqu'aux années 1970, l’apprentissage dans l’artisanat et le commerce était très peu formalisé, il n’y avait pas de cursus scolaire à proprement parler. Des écoles techniques se sont développées tout au long du XXe siècle, mais surtout en milieu urbain. Et puis les métiers étaient bien genrés en effet, puisque les femmes apprenaient les métiers de la beauté, du textile et de la vente.
Dans les milieux ruraux, on apprenait surtout sur le tas. Les hommes pouvaient faire un Tour de France, dans le cadre du compagnonnage notamment. Beaucoup d'entre eux apprenaient leur métier à l’armée, comme ce fut le cas pour beaucoup de mécaniciens. Les femmes, elles, étaient placées dans la famille du maître d'apprentissage où elles pouvaient rester plusieurs années, comme ce fut le cas pour ma grand-mère. Elles étaient donc dans un cadre très protégé.
Il faudra attendre 1971 pour que le contrat d’apprentissage actuel soit créé et qu’il y ait une mixité dans les écoles dans le courant des années 1970.
Pour étayer votre thèse, vous prenez l'exemple de plusieurs familles d'artisans-commerçants. Quelles caractéristiques de la petite entreprise artisanale et commerciale avez-vous pu dégager, en dépit de la diversité des métiers qu'elle peut exercer, d'entrepreneur de bals à menuisier ? Et quelles caractéristiques communes des trajectoires féminines au sein de ces entreprises ?
J’ai étudié plusieurs familles d’artisans-commerçants dans les départements de l’Allier et de la Drôme, le premier plus rural, le second plus industriel.
Ces familles ont toutes en commun d'avoir une organisation familiale du travail. J’ai donc pu étudier des couples et pénétrer au coeur de l'entreprise familiale, seule manière d’avoir un aperçu du travail des femmes, de trouver leurs traces dans les archives. Car pour beaucoup d'entre elles, même si elles travaillent 6 jours sur 7 dans l’entreprise familiale, elles se déclaraient sans profession.
J’ai fait une étude en m’appuyant sur les témoignages des descendants ou d’anciens clients, qui permettent vraiment de se rendre compte de leur travail au quotidien.
Ce dont je me suis aperçue c’est que ces familles traversent toutes les mêmes étapes : pour les premières générations, une sortie de la condition paysanne, puis la transmission du savoir-faire et de l’entreprise en ligne masculine, ensuite le choix du conjoint - très important, car c’est lui qui va apporter sa force de travail à l'entreprise -, et enfin la pluriactivité (le fait de diversifier les activités de l’entreprise).
Dans ces familles, le travail des femmes est absolument essentiel, notamment parce qu’il est flexible. Dans une même journée elles aidaient leur époux, s’occupaient des tâches domestiques, de l’éducation des enfants, et travaillent dans leur boutique quand elles en avaient une… Elles ont des journées très longues, avec des temps de pause inexistants. Tout est imbriqué, vie personnelle et professionnelle. Et puis, certaines femmes faisaient des tâches dites masculines, en plus des leurs - les hommes eux, ne faisaient pas de tâches dites féminines, ne s'occupaient pas du ménage, ne mettaient pas les pieds dans la cuisine... Cette flexibilité permet la pluriactivité dans la première partie du XXe siècle.
Ensuite, dans la seconde partie du XXe siècle, on assiste à un resserrement des activités, et les femmes vont peu à peu se consacrer au travail de bureau, notamment à la comptabilité et à la gestion administrative qui augmentent à ce moment-là. Les hommes, pendant ce temps, se concentrent sur une seule activité, qui va leur permettre de pénétrer de nouveaux marchés.
Vous rappelez que l’atelier ou la boutique constitue l’âme du village, un lieu de passage mais aussi d'échanges. Quelle place ont les femmes dans cette sociabilité rurale ?
Pour les hommes, le café est au coeur de la sociabilité. Ils s’y retrouvent en nombre, ils y boivent, y mangent, y jouent.
Les femmes, c’est dans la boutique d’articles féminins qu’elles vont pouvoir se retrouver. Cependant, elles se croisent peu de temps et dans un cadre bien défini, celui des courses.
Le seul moment où hommes et femmes créent de la sociabilité, c’est pendant les jours de fête du village. Là, les femmes vont pouvoir aller dans les cafés. À la fin du XVIIIe siècle, l’accordéon arrive dans les villages, des bals sont organisés, on pousse les chaises et les tables, et hommes et femmes vont povoir danser et ainsi recréer le lien distendu par la division sexuée de l'espace villageois.
Quant aux femmes qui travaillent avec leur mari dans les cafés, il n’y a pas de problème pour qu’elles restent derrière le comptoir et servent de l’alcool. En revanche, il y a eu longtemps un vrai tabou au sujet de l'alcoolisation des femmes.
Dans quelle mesure la famille a-t-elle été un frein à l'émancipation professionnelle des femmes ?
Elle l’a été très longtemps. Ce qui est significatif avec le parcours de ma grand-mère, c’est que c’est le fait qu’elle soit orpheline qui lui a permis de faire un apprentissage chez un maître-chapelier, puisque le peu de famille qui lui restait s'inquiétait de son avenir. C’est comme ça qu’elle a pu apprendre un métier.
La loi de 1893 qui met fin à l’interdiction de faire du commerce selon le sexe a donc permis aux femmes qui n’ont pas de famille de pouvoir ouvrir leur commerce. Pour les femmes mariées, c’est uniquement quand elles deviennent veuves et qu’elles reprennent l’entreprise qu’elles peuvent avoir les mêmes droits et la même autorité que leur époux.
On voit donc bien que l’émancipation professionnelle des femmes ne passe par la famille, bien au contraire.
Au final, diriez-vous que le travail des artisanes et commerçantes a été émancipateur ?
Pour les femmes qui ont pu une avoir une formation, oui. Une fois mariée avec mon grand-père menuisier, ma grand-mère a ouvert sa boutique, dans la maison de famille où ils vivaient et travaillaient tous les deux. En 1930 elle fabriquait des chapeaux puis au fur et à mesure, elle s’est diversifiée, elle a vendu des articles de mercerie, pour s’adapter aux modes qui changeaient. Ensuite, elle et mon grand-père ont ouvert ensemble une entreprise de pompes funèbres.
Plus largement, quand on étudie de près ces familles, on se rend compte qu’il y avait une forme de cogestion de l'entreprise dans le couple. Néanmoins, quand on discutait des décisions à prendre, l'autorité restait à l’homme.
Les patronnes - comme ma grand-mère - sont une figure intéressante dans l’histoire du travail. Elles ne figurent ni dans l’histoire des affaires, domaine masculin, ni dans l’histoire des femmes, puisqu’on fait souvent la distinction entre sphère privée et sphère publique. Même si elles subissaient les inégalités que subissaient les femmes dans le monde du travail en général, elles prenaient leur place dans le monde de l’initiative économique.
En 1907, les femmes mariées deviennent propriétaires de leur salaire. Mais attention, c’est un droit théorique, puisque jusqu'en 1965, elles ne peuvent pas gérer leurs biens ni travailler sans l'autorisation de leur mari.
Ce n'est qu'en 1938 que les femmes sortent de l'incapacité civile dans laquelle les avait placées le code civil de 1804. C'est seulement là qu'elle peuvent, par exemple, faire une simple demande de carte d'identité... En 1972, l’égalité salariale est inscrite dans la loi. Jusque-là, on considérait que le salaire des femmes était un revenu d’appoint, qui n’avait pas vocation à nourrir une famille. Auparavant, il s'agissait juste d'un petit plus par rapport à ce que gagnaient les hommes.
Dans les entreprises familiales, il faut attendre 1982 pour que les conjoints, donc en grande majorié des femmes, aient un statut reconnu, donc un salaire déclaré et des droits à la retraite. Mais il a fallu attendre cette année pour que la loi rende obligatoire de déclarer une femme conjointe.
Aujourd'hui, les chiffres restent éloquents : les femmes ne représentent que 20% du total des artisans, leur salaire est de 16% inférieur à celui des hommes, seulement un chef d’entreprise sur trois est une femme, et 24% des conjoints d’artisans ne possèdent pas de statut officiel...
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Lucile Peytavin, docteure en Histoire, chargée de mission à l’égalité à l’U2P Auvergne-Rhône-Alpes et membre du Laboratoire de l’égalité. Elle a soutenu sa thèse, Histoire relationnelle du genre chez les artisan-e-s-commerçant-e-s de proximité au village (XIXe-XXe siècles), au mois de mars 2019.