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Tandis que la classe ouvrière devient un « enjeu », les institutions des différents États européens se mettent à envoyer des émissaires dans les quartiers populaires ou sur les lieux de travail, dans le but d’« appréhender » cette population possiblement « subversive ».
Le spectre de la classe ouvrière hante l’Europe des XIXe et XXe siècles. En témoignent les nombreuses enquêtes qui lui sont consacrées : elles disent combien la « question sociale », telle qu’elle s’invente avec l’industrialisation, est d’abord une inquiétude sur la condition ouvrière.
Ce sont ces « enquêtes » qui sont à leur tour les objets d’étude des Enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, ouvrage dirigé par les historiens Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna.
Avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte, nous publions un extrait de l’introduction à cette prodigieuse somme de travail.
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Née le plus souvent d’une situation problématique, l’enquête ouvrière s’indexe sur les peurs, craintes ou préoccupations que suscite le monde ouvrier dans ses configurations successives : concentrations urbaines et problèmes sanitaires, contestation politique, insuffisante productivité, arrivée de travailleurs migrants, etc.
Elle subsume une immense profusion de démarches qui délimite et caractérise progressivement le sujet. Cette hésitation tient certes à la diversité des vocables et des terminologies (ouvriers ou travailleurs, working-classes ou wages-earning classes, Arbeiter, operai, etc.) dont les référents, pour emprunter un instant le vocabulaire linguistique, ne se recouvrent qu’imparfaitement d’une langue à une autre ; en parallèle, les catégories socioprofessionnelles et les nomenclatures statistiques ne cessent d’évoluer et de s’affiner pour mieux cerner la réalité mouvante du travail.
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Ces ouvriers de l’industrie se distinguent en effet des autres travailleurs manuels, tant urbains (les artisans par exemple) que ruraux (et spécialement les ouvriers agricoles). Pendant longtemps, on tend à les confondre : en 1834, Cavour dans son État de mendicité et des pauvres dans les États Sardes évoque la « nourriture ordinaire de l’ouvrier » quand la réalité qu’il décrit est d’abord rurale – ou à les comparer, tel le médecin Antonio Feroci signalant la pénibilité de la condition ouvrière à Pise en regard de celle des paysans voisins en 1873 [Prosperi, 2019, p. 62 et 235]. Cette porosité est encore justifiée par la persistance de la proto-industrie.
L’enquête ouvrière se cerne également par distinctions successives d’avec différentes fractions de la population : pauvres, mendiants et vagabonds, dans un premier temps. Jusqu’au développement de la seconde industrialisation, le monde ouvrier se mêle dans les enquêtes, aux « classes dangereuses » [Chevalier, 1958] ou aux bas-fonds [Kalifa, 2013]. Pendant un long XIXe siècle donc, et spécialement en Grande-Bretagne avec les travaux de Charles Booth et Benjamin Seebohm Rowntree consacrés à Londres et York, les pauvres côtoient les ouvriers comme préoccupations, en ce sens que le travail manuel exercé dans des ateliers, des fabriques et bientôt des usines, irrégulièrement exercé et/ou mal rémunéré, expose à la pauvreté.
Quand le chômage se constitue comme catégorie au milieu des années 1890, la thématique apparaît et devient insistante à la fin des années 1920 : alors que la crise économique s’abat sur le continent européen, les ouvriers voisinent avec les chômeurs et souvent on enquête sur ceux-là pour étudier ceux-ci [cf. la contribution de G. Vanthemsche dans ce volume].
« Le chômage », article du Moniteur universel, juin 1900
En outre, les ouvriers sont comparés ou associés à d’autres travailleurs subordonnés – pensons en particulier aux employés qui font également l’objet d’importantes enquêtes au XXe siècle [ministère de l’Industrie et du Travail, Section de statistique, 1920 ; Kracauer, 1930]. En revanche la catégorie se dissout parfois dans des ensembles plus larges, comme les « ménages » dont on scrute la consommation. Dans un autre registre, l’enquête peut aboutir à brouiller les catégories, voire à les subvertir : ainsi celle consacrée aux OS dans l’industrie automobile entre 1984 et 1986 en France aboutit à substituer la catégorie d’immigrés à celle d’ouvriers spécialisés chez une partie des enquêteurs [Pitti, 2018].
Au fond, comme le relevait M. Perrot « l’enquête brute est excessivement rare », elle est souvent conçue comme support d’une réforme à mener ou d’une réponse à apporter à un moment de crise (épidémie, crises industrielles répétées) et « s’accompagne presque toujours de propositions de solution », il s’agit « à la fois d’élucider et de réparer le tissu social » [Perrot, 1972, p. 9 ; Kalifa, 2010, p. 9]. Description et prescription vont de pair.
Régulièrement l’enquête remplit une fonction de justification de politiques ou de choix à poser ou déjà posés par les pouvoirs commanditaires [Frankel, 1999, p. 20]. Il peut en aller ainsi, dans le premier cas, des enquêtes d’utilité publique, dont les résultats visent à anticiper les objections de populations lésées par certains choix des pouvoirs publics [Graber, 2016]. Dans le registre de l’enquête alibi, on pourrait ranger la grande enquête gouvernementale belge menée dans la foulée des événements de 1886, qui en dépit de ses prétentions scientifiques a surtout servi à cautionner les propositions avancées dès l’entame par la commission d’enquête [Gubin, 1988, p. 98].
« La Belgique et l’Allemagne », fabulation de la part du journal bonapartiste La France au sujet d’une prétendue implication allemande dans la grève belge de 1886, mars 1886
Il importe en effet de souligner la coexistence d’enquêtes dont l’objectif de connaissance est attesté et d’enquêtes dont la conduite n’est qu’un alibi, le plus souvent destiné à valider des options déjà prises. M. Perrot rappelait qu’on « peut enquêter et ne rien voir. L’enquête n’aboutit alors qu’à une méconnaissance supplémentaire ; au lieu de dévoiler, elle masque la réalité » [Perrot, 1972, p. 35].
Le relevé statistique et l’enquête participent aussi d’une fonction identitaire ; il s’agit de consolider un ordre politique nouveau ou d’affirmer une identité commune sur un territoire [Desrosières, 2010, p. 43-59]. Tout au long du siècle, les grandes opérations statistiques peuvent être vues comme une manière de signifier la modernité d’un État, comme en témoigne le premier triple recensement du jeune État belge en 1846 ; de même l’abondante diffusion d’imprimés consignant les résultats de ces enquêtes contribue à la construction de l’image des États centralisés modernes [Frankel, 2006 ; Bracke, 2008].
Des préoccupations à l’enquête
L’enquête ouvrière constitue une pratique à la fois gnoséologique et politique qui vise à élucider la situation de groupes ouvriers et leur devenir. À cet égard, elle relève d’une préoccupation, c’est-à-dire d’une « modalité de l’attention au réel [...] qui irrigue les pratiques dans tout le cours de l’action » [Cohen, 2013, p. 61-62]. En amont en effet, les élites sont taraudées par une inquiétude ou une interrogation qui suscite l’enquête ; en aval, l’enquête a vocation à être prolongée par une action, réformatrice ou législatrice.
L’enquête répond à de multiples soucis. Elle peut traduire la réaction à certains événements qui affectent directement les groupes ouvriers : une épidémie telle celle du choléra de 1832 ; une crise économique qui sape les revenus et/ou affecte l’emploi (dans les années 1845 et derechef dans les années 1930) ; un conflit social de grande ampleur : l’émeute comme à Londres ou en Belgique en 1886 ; plus fréquemment un mouvement de grèves, ainsi du Labour Unrest britannique des années 1910. Le pouvoir politique, en charge du maintien de l’ordre, diligente alors l’enquête pour évaluer l’ampleur du danger et soupeser la consistance du risque subversif.
« Les grèves en Angleterre », Paris, août 1911
Toutefois, l’éternelle grande peur des bien-pensants ne saurait épuiser l’origine de l’enquête. Il faut aussi prêter attention à un motif religieux et moral : enquêter peut viser à évaluer les progrès du paganisme afin de rechristianiser la société urbaine. Surtout, pour un très vaste courant chrétien-social, la foi implique de ne pas accepter le scandale qu’est la condition ouvrière, qu’il s’agit donc de mieux connaître pour la réformer en profondeur dans un sens conforme à cette foi.
L’engagement religieux constitue par conséquent une des matrices idéologiques des enquêtes ouvrières, qui vaut tant chez les luthériens danois [Lokke, 2002] que chez les catholiques belges et français. Inversement, au lieu d’explorer une menace, l’enquête ouvrière peut interroger une espérance : chez les militants dans la lignée du petit texte de Marx précisément intitulé « L’enquête ouvrière » [1880], il s’agit d’investiguer sur la condition ouvrière pour faire briller plus intensément la torche révolutionnaire et parfaire la construction de l’alternative politique.
Par-delà la diversité des motifs qui nourrissent l’enquête, joue une première dialectique de la distance et de la proximité. L’enquête est en effet destinée à combler une ignorance et suppose ainsi de résorber une distance à la fois sociale et géographique. C’est précisément parce que les élites ou les militants ignorent qu’ils décident d’investiguer et qu’il leur faut donc aller sur un terrain qui leur est étranger et distant.
Pour autant, ce terrain se situe dans une proximité relative, au coin de la rue ou à quelques encablures, pouvant alimenter l’effroi. C’est parce que le danger menace qu’il faut aussi aller y voir. L’ouvrière et l’ouvrier qu’il faut connaître et disséquer sont donc à la fois lointains et proches. C’est cette tension qu’exprime la métaphore insistante du barbare déjà là : ainsi de Girardin qui, après l’insurrection des canuts à Lyon en 1831, campe des barbares présents « dans les faubourgs de nos villes manufacturières », puis de Buret évoquant « le vaste camp de Barbares qui se forme, à leur insu, au milieu » des nations civilisées [Buret, 1840, p. 366-367]. […]
« Intérieur », article paru dans la première colonne de Une du Sémaphore de Marseille et revenant sur la révolte ouvrière des canuts à Lyon, novembre 1831
Le centre et les marges
[L’enquête ouvrière] arpente avec insistance quelques branches ou territoires qui semblent mieux symboliser que d’autres la classe ouvrière et quelques lieux centraux où s’incarne une époque.
À compter de 1859 et jusqu’en 1874, Louis Reybaud par exemple conduit plusieurs « études sur le régime des manufactures » : ouvriers de la soie d’abord, industries du coton et de la laine, du fer et de la houille ensuite. Et il l’indique d’emblée : l’enquête au présent doit illuminer non le passé mais l’avenir, de sorte qu’elle doit saisir les transformations à l’œuvre [Reybaud, 1859, p. 5]. C’est pourquoi, il choisit d’arpenter le cœur des changements à l’œuvre, c’est-à-dire les concentrations industrielles : Crefeld dans ce qui n’est pas encore la Ruhr, et la région lyonnaise, Roubaix, bientôt Fourchambault et Commentry, Le Creusot et Essen enfin.
« Les cités ouvrières », article revenant sur une nouvelle enquête de la part de Louis Reybaud dans la région de Mulhouse, Le Phare de la Loire, février 1866
Au XXe siècle, l’enquête ouvrière porte sur les bastions supposés de la classe ouvrière, de la Clyde autour de Glasgow jusqu’à Turin, et toutes les petites Moscou, de Quaregnon à Ivry [Knotter, 2011].
Dans la seconde moitié du siècle, elle abandonne progressivement les mines pour l’automobile [Touraine, 1955 ; Beynon, 1973], la grande industrie où s’embauchent des dizaines de milliers de travailleurs, qui sont souvent de nouveaux ouvriers. Si ces lieux centraux aimantent l’enquête, tels Mirafiori et Billancourt [Perriaux, 1995], c’est aussi qu’on peut y saisir les marges de la classe.
L’importance des recrutements dans les centres industriels : le textile, la sidérurgie, les mines, puis l’automobile, permet en effet d’y retrouver aussi des fractions qui sont en périphérie du monde ouvrier, spécialement les enfants, les femmes et les immigrés. Mais précisément parce qu’ils ne ressortissent pas aux figures ouvrières traditionnelles, ces groupes suscitent l’étonnement, parfois le scandale, et partant l’enquête.
Le cas des enfants dans la première moitié du XIXe siècle mérite d’être rappelé. En Angleterre, une des premières enquêtes émane de Lord Kenyon en 1818-1819. Son travail est prolongé par la commission (ou comité) Sadler pour limiter le nombre d’heures de travail des enfants qui rédige un rapport en 1832, puis une commission d’enquête royale sur le travail des enfants est installée en 1840, donnant lieu à un rapport sur les mines en 1842. Or, précisément les mines de charbon et l’industrie textile sont au cœur de l’économie britannique et le Coal Mines Act de 1842 interdit l’emploi des femmes et celui des enfants de moins de 10 ans au fond ; une grande enquête comparable en Belgique n’aboutit pas au même résultat, qui se fera attendre pendant plus de quatre décennies. De même, une des premières enquêtes du Verein für Socialpolitik est consacrée au travail des femmes en 1875.
Toutes choses égales par ailleurs, on pourrait repérer le même phénomène à propos de la présence des ouvriers immigrés : c’est bien parce qu’ils sont au cœur d’une industrie en plein essor et en constituent les fourriers que l’enquête ouvrière se penchera sur les Algériens au milieu des années 1950 en France [Michel, 1956], sur les Italiens et les Polonais à la même époque en Belgique [Clemens, 1953 et 1954] ou sur les Turcs en Allemagne dans les années 1980 [Wallraff, 1985].
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Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques, dirigé par Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna, est publié aux éditions La Découverte.