Le souvenir des croisades dans la France contemporaine
Au XIXe siècle puis au XXe sont réactivées dans la presse conservatrice les images d’un héritage fantasmé des croisades médiévales, d’une « reconquête » de Jérusalem, et d’une France régnant sur le Levant. Le tout sur fond d'enjeux territoriaux bien réels.
Au XIXe siècle, nombre d’auteurs pensent sérieusement que la France possède une forme de primauté sur les Lieux saints, la Palestine et Jérusalem.
Cette idée s’explique de deux manières. Elle s’inscrit d’abord dans la vague de fascination pour le Moyen Âge qui apparaît au début du XIXe siècle. Elle doit aussi se comprendre comme une déclinaison de la conviction selon laquelle l’Europe serait destinée à coloniser le monde. L’époque féodale devient ainsi une justification pour revendiquer la sujétion du Proche-Orient, sous prétexte notamment de protéger les chrétiens qui y résident.
Mais, comme nous allons le voir, la mise en place de ce discours ne vise pas tant l’Empire ottoman, puissance dominant la Palestine depuis le XVIe siècle, mais jugée de plus en plus faible au point de nécessiter une constante assistance, que les autres nations européennes, d’abord l’Angleterre et la Russie, puis l’Allemagne, avec lesquelles la France est en concurrence. Ainsi, l’installation d’une représentation permanente de la Prusse à Jérusalem en 1842 et immédiatement suivie, l’année d’après, par celle de la France.
Cette compétition entre empires coloniaux se double d’une lutte entre les différentes branches du christianisme. Certains observateurs veulent que la France, pays qui se voit à l’époque comme l’un des hérauts du catholicisme, mette en échec les puissances protestantes en Palestine, Grande-Bretagne en tête, mais aussi la Russie orthodoxe. C’est sous cet angle qu’il faut lire l’article publié dans La Gazette de France le 7 juin 1853 alors que les tensions s’accumulent avec l’empire des tsars qui mèneront, quelques mois plus tard, au déclenchement de la guerre de Crimée.
L’auteur y trace ainsi une distinction nette entre les « chrétiens » catholiques et les « perfides » byzantins orthodoxes dont l’autocratie russe se proclame l’héritière :
« Dans la préoccupation où l’on est encore des graves différends qui se sont élevés en Orient, on ne lira pas sans intérêt l’exposé analytique suivant que nous devons au zèle religieux et patriotique, et au talent historique de notre honorable ami M. H. de Lalaubie :
“C’est aux Croisades qu’il faut remonter pour découvrir l’origine des droits que l’Église catholique en général, et la France en particulier, possèdent sur les Saints-Lieux.
Voici le résumé des actes qui les établissent : Le 15 juillet 1099, à trois heures du soir, les héros de la grande l’Iliade chrétienne dont la plupart étaient chevaliers français, les Godefroy, les Baudouin, Tancrède, Raymond de Saint-Gilles, les comtes de Flandre et de Normandie, Gaston de Foix […], Raimbaud d’Orange, arborent l’étendard sacré sur les murs de Solime. La couronne est décernée à Godefroy ; sur le tombeau du Christ se fonde un royaume français dont Jérusalem reste la capitale pendant quatre-vingt-huit ans, et qui survit pendant cent quatre ans à la prise de cette ville par Saladin. […]
C’était le catholicisme seul qui avait délivré le Saint-Sépulcre ; et dans ses glorieuses croisades, l’armée chrétienne eut à se défendre aussi bien des perfidies de la schismatique Byzance que du fer des Musulmans.” »
À la fin du XIXe siècle, la lutte pour la primauté en Terre sainte prend pour cible un autre adversaire européen : l’empire allemand, occupant alors l’Alsace-Moselle. La visite du Kaiser Guillaume II à Jérusalem en 1898 suscite ainsi l’ire de la presse conservatrice et catholique hexagonale, qui accuse le Reich majoritairement protestant de complaisance face aux musulmans, en oubliant très opportunément que la France a été pendant très longtemps alliée (y compris pendant la guerre de Crimée) de l’Empire ottoman.
Et, comme en 1853, cette dénonciation de l’ennemi européen passe par un rappel du souvenir des croisades dans laquelle, pour les journalistes de l’époque, « la France » aurait joué un rôle primordial.
La Croix du 8 septembre 1898 tonne ainsi :
« Il y a croisades et croisades : les anciennes que conduisait la vieille France sous les enseignes de l’Église romaine disputaient à l’Islam la route du Saint-Sépulcre ;
mais pour la croisade de demain, pour celle que va dérouler, au prochain mois d’octobre, l’empereur d’Allemagne, c’est l’Islam lui-même, représenté par le grand turc, qui prépare les voies ; il les prépare larges, planes et confortables, comme il convient lorsqu’on attend des excursionnistes d’élite.
Le pèlerinage officiel que l’Allemagne luthérienne veut accomplir aux Lieux saints est réglé par la Sublime Porte. »
Pour d’autres journaux, la polémique est aussi un moyen utile de rappeler le caractère éminemment chrétien de la France. Cette fois, c’est autant l’ennemi étranger qui est visé que les adversaires de l’intérieur, républicains notamment, qui veulent laïciser le pays.
Dans Le Peuple français, titre lié à l’Union nationale, organisation antisémite, on peut lire ainsi le 21 octobre 1898 un texte, de manière implicite, explique le triomphe de Guillaume II en Palestine par la décadence d’une nation qui a oublié qu’elle était « fille aînée de l’Église » :
« Le temps des Croisades n’est plus, et pourtant celui des Croisés ressuscite. Malheureusement ce n’est plus la bannière de France, ce ne sont plus les lances françaises, c’est le couple impérial allemand qui va frapper aux portes de Jérusalem, la croix de Luther en mains.
Oh ! La dure leçon de choses ! C’est l’Allemagne, maintenant, qui entend devenir la fille aînée de l’Église.
Nos traditions, notre passé, notre prestige, notre influence là-bas, c’est Guillaume II, c’est l’Impératrice, sa femme, qui, pour en bénéficier, en recueillir les fruits, se font les successeurs de Godefroy de Bouillon et tâchent d’être les protecteurs de la religion et de la foi, dans ce Levant où, naguère encore, on ne connaissait que le Franc, la France et son drapeau. »
Une idée similaire se retrouve dans un article du Petit Marseillais publié une douzaine d’années plus tard, dans un contexte encore plus clivé. En effet, non seulement les tensions s’accumulent avec l’Allemagne (crises au Maroc), mais aussi dans le pays, entre cléricaux et partisans de la laïcité – loi de 1905. Le propos du journaliste se veut donc plus polémique :
« JÉRUSALEM LIVRÉE
Il y a eu de grandes fêtes à Jérusalem, et elles ont été allemandes. Le prince Eitel-Frédéric, deuxième fils de Guillaume II, a inauguré sur le mont des Oliviers l’hospice allemand de Saint-Paul. Ainsi, peu à peu on a laissé la Germanie étendre son hégémonie sur la Mecque catholique.
Cela fut préparé de longue main. Au printemps de 1898, Guillaume II se rendit à Jérusalem […]. Nos anticléricaux d’exportation rirent bien de cette promenade mystique et théâtrale. En quoi ils eurent tort. Ce n’était pas pour l’unique plaisir de voir la montagne des Oliviers et l’étable de Bethléem que l’autocrate se dérangeait. Peut-être rêvait-il de ceindre la couronne des rois de Jérusalem. Nous n’avons rien tenté pour rendre ce dessein chimérique […]
Qu’avons-nous fait, nous autres, pour contrebalancer cette systématique mainmise de l’Allemagne sur le foyer le plus sacré de l’influence morale ? Rien. Nous avons livré Jérusalem. »
Évidemment, le texte est parsemé de références aux croisades, où la France aurait joué un rôle considérable. Le titre lui-même évoque le poème épique italien, La Jérusalem délivrée, rédigée à la fin du XVIe siècle par Le Tasse. L’œuvre, célébrant la prise de la ville sainte par les Croisés en 1099, est devenue particulièrement populaire au XIXe siècle, suscitant ainsi des éditions illustrées, comme celle ci-dessous, traduite par Alphonse de Lamartine et publiée en 1841 :
Sauf que, pour l’auteur de l’article du Petit Marseillais, la France impuissante assisterait à l’inverse de l’apothéose chrétien célébré par le Tasse, une reddition sans condition. Dans ce « nous » qui aurait « livré » Jérusalem au Kaiser, il dénonce l’influence de la République laïque (« d’importation », car le discours nationaliste d’alors assimile une partie des républicains à des Juifs, donc à des agents de l’étranger) qui, méprisant de l’héritage catholique de la France, aurait laissé l’Allemagne devenir la « fille aînée de l’Église ».
C’est la guerre qui amène la revanche voulue et espérée. En effet, l’Empire ottoman, alliée du Reich, est peu à peu envahi par des troupes britanniques. En décembre 1917, Jérusalem capitule devant l’armée du général anglais Allenby, sous les hourras de la presse française.
Sept ans après son précédent article sur la question, Le Petit Marseillais célèbre cette fois une « Jérusalem délivrée », comme dans l’œuvre du Tasse.
« Jérusalem Délivrée.
Aujourd’hui même, les Alliés font leur entrée dans la cité reconquise où, il y a quelque 900 ans, Godefroy de Bouillon avait planté l’étendard des Croisés. […] Les Lieux-Saints sont intacts et soustraits pour toujours de la domination de Constantinople.
En même temps, la Syrie est ouverte. Des soldats français foulent en vainqueurs ce pays où nous exerçons une influence traditionnelle et où nous possédons tant d’intérêts divers. »
L’heure est à l’allégresse. Nombre de journaux pensent en effet, comme Le Petit marseillais, que la prise de Jérusalem sur les musulmans est définitive (l’emploi de l’adjectif « reconquise » induit d’ailleurs l’idée que la cité sainte aurait été à l’origine chrétienne et française). Le titre « Jérusalem délivrée » devient à la mode (on en trouve prêt de 98 occurrences en 1917). Il apparaît ainsi en Une du Matin, le 12 décembre 1917, où l’on peut lire : « La dernière croisade : Jérusalem délivrée ».
La profusion est telle que le journal Excelsior se permet, le 23 décembre 1917, un dessin humoristique sur la question où l’on peut voir une kiosquière expliquer que La Jérusalem délivrée du Tasse vient de paraître, « comme son titre l’indique », manière de dire que le propos est d’actualité et semble sur toutes les lèvres.
De son côté, Le Monde Illustré du 22 décembre 1917 publie une composition sur une double page. On peut voir le général Allenby être accueilli à Jérusalem par des soldats français alors qu’au second plan, on aperçoit dans le ciel des apparitions figurant les guerriers de la première croisade, ce que confirme le texte de la légende sous l’image :
« Les soldats du Droit et de la Justice sont entrés à Jérusalem.
Dans la poignée de Français qui ont coopéré avec le général Allenby, nous nous plaisons à voir comme un symbole de toute la lignée de ces preux de notre Moyen Âge qui versèrent leur sang en Terre-Sainte.
Ce sont les grandes ombres des chevaliers d’autrefois qui, ressuscitées, pour ainsi dire, dans la personne des soldats du général de Piépape, ont accueilli les nouveaux Croisés dans la Jérusalem délivrée. »
Tout, dans l’image, est fait pour affirmer la prééminence de la France. La position de l’officier français (le général de Piépape) qui surplombe son homologue britannique et qui, d’un geste du bras, semble lui offrir Jérusalem. Pareillement, la représentation des Croisés domine les troupes hexagonales, comme si les secondes (et pas les Anglais) étaient les héritières des premiers.
Déjà, l’article du Petit Marsellais cité plus haut rappelait la figure tutélaire de Godefroy de Bouillon, chef de la première croisade, et faisait allusion aux soldats hexagonaux. En réalité, le Détachement français de Palestine (DFP) est plus que modeste (moins de 10 000 hommes), est sous les ordres du commandement britannique, et est composé en grande partie de tirailleurs algériens.
Mais cette réalité est cachée. Car cette présence française, et le rappel des croisades médiévales, notamment de la première, est surtout un moyen de préparer l’après-guerre et le découpage prévu du territoire ottoman entre les deux empires français et anglais par les accords Sykes-Picot de 1916 qui viennent alors d’être rendus publics par le gouvernement bolchévique fin novembre.
L’adversaire avec qui, comme au début du XIXe siècle, il faudra lutter pour établir une prééminence sur le Proche-Orient (et sur les Lieux saints en particulier) se situe à nouveau de l’autre côté de la Manche. En Grande-Bretagne, invoquant le souvenir non plus de Godefroy de Bouillon, mais du roi Richard Cœur de Lion tentant sans succès de prendre la ville sainte à la fin du XIIe siècle, on estime aussi être les héritiers des Croisés.
Un dessin paru dans Punch le 19 décembre 1917 montre ainsi le souverain Plantagenêt en armure, prêt au combat, fixant Jérusalem du haut d’une colline. En dessous, la légende explique : « La dernière Croisade. Cœur-de-Lion (regardant vers la ville sainte) : “Mon rêve devient enfin réalité.” ». Il faut y voir là une manière de dire que la campagne du général Allenby parachèverait une expédition commencée sept siècles avant par un roi anglais.
Le conflit symbolique avec les Britanniques reste larvé durant l’entre-deux-guerres. Il est brièvement relancé lors de la Seconde Guerre mondiale, au moment de la campagne de Syrie durant laquelle les forces de Vichy combattent les Alliés avant d’être surtout mobilisé face à l’URSS puis dans le discours de la Milice.
Mais désormais, les croisades ne font plus beaucoup recette en France, pas plus qu’en Angleterre. Secouées par la vague des décolonisations, les deux anciens empires n’aspirent plus à utiliser la mémoire des grandes expéditions militaires féodales.
C’est ailleurs, aux États-Unis, dans un pays, qui, à partir de 1945, prétend mener le « monde libre », que l’image des Croisés est mobilisée. On parle ainsi de « croisade contre le communisme » dans les années 1950, alors que sort sur les écrans des films comme Richard Cœur de Lion (1954) de David Butler.
Encore aujourd’hui, les Américains les plus conservateurs, proches notamment des chrétiens évangélistes, pensent être les héritiers des chevaliers qui montèrent à l’assaut des remparts de Jérusalem en 1099. Une nouvelle page du « mythe de croisade » s’ouvre.
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William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de l’ouvrage Le Roi Arthur, un mythe contemporain, paru en 2016 aux éditions Libertalia.
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Pour en savoir plus :
Eitan Bar-Yosef, The Holy Land in english culture 1799-1917 : Palestine and the question of orientalism, Oxford, Clarendon press, 2005
Alphonse Dupront, Le mythe de Croisade, Paris, Gallimard, 1997
Mike Horswell, The rise and fall of British crusader medievalism, c. 1825-1945, Londres, Routledge, 2018
James E. Kitchen, « ‘Khaki crusaders’: crusading rhetoric and the British Imperial soldier during the Egypt and Palestine campaigns, 1916–18 , in: First World War Studies, 1:2, 2010
Pascal Le Pautremat, « La mission du Lieutenant-colonel Brémond au Hedjaz, 1916-1917 », in: Guerres mondiales et conflits contemporains, 221, 2006
Dominique Trimbur, « Catholiques français et allemands en Palestine, XIXe-XXe siècles », in: Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 18, 2007