Quand Déat refusait de « mourir pour Dantzig » : anticipation de la France collabo ?
Le 4 mai 1939 Marcel Déat, futur ministre de Vichy, publie une tribune s'opposant à une intervention de la France dans le cas où l'Allemagne nazie s'emparerait de Dantzig. L’article divise la France et fera date, en tant que « matrice idéologique » de la future collaboration.
Alors que le Traité de Versailles clos le chapitre de la Grande Guerre qui a ravagé l’Europe, la carte du continent est redessinée de façon à, espère-t-on, éviter un nouveau conflit.
Parmi les clauses territoriales se trouve la création d’un État polonais indépendant avec un accès à la mer Baltique, directement inspirées des 14 points du Président américain Woodrow Wilson. Cet accès prend la forme du « Corridor de Dantzig » qui se trouve à l’Ouest de la Ville du même nom (aujourd’hui Gdansk), qui sépare les provinces allemandes de Poméranie et de Prusse-Orientale, et qui est placée sous la protection de la Société des Nations nouvellement créée.
L’arrivé d’Hitler au pouvoir en 1933, marque la reprise de l’expansionnisme allemand. Dans la ligne de mire du Führer se trouvent notamment les territoires à majorité allemande, dont Dantzig et le Corridor.
Au lendemain des Accords de Munich, qui organisent le démantèlement de la Tchécoslovaquie et permettent l’occupation des Sudètes par l’Allemagne, le monde politique français se divise entre « munichois » et « antimunichois ». À la SFIO surtout, mais à gauche en général, Munich marque une « scission morale », pour reprendre la terminologie de l’historienne Noëlline Castagnez, qui oppose les non-interventionnistes à ceux qui soutiennent une politique de fermeté à l’égard de Berlin.
Marcel Déat fait résolument partie des munichois. Ancien socialiste, il est exclu de la SFIO en 1933 pour avoir soutenu le mouvement planiste au moment de la crise néo-socialiste. Fondateur de l’Union socialiste républicaine (USR), dont le slogan « ordre, autorité, nation » laisse présager la sympathie que beaucoup d’adhérents auront à l’égard du régime de Vichy, il est déjà partisan du rattachement des Sudètes à l’Allemagne afin de « sauver la paix », comme en témoigne une tribune publiée dans La République dans laquelle il affirme qu’« il y a des amputations nécessaires, et qui sauvent le patient ».
L’Accord trouvé à Munich s’avère immédiatement inefficace. Loin d’être satisfait, l’expansionnisme hitlérien se tourne vers la Bohême-Moravie et la Lituanie. L’intérêt stratégique que constitue le port de Dantzig fait de celui-ci un objectif évident pour l’Allemagne nazie.
Le 31 mars, l’Angleterre promet son soutien à la Pologne dans le cas d’une agression tandis que l’Union Soviétique, avec qui la France est liée militairement depuis le pacte de 1935, s’oppose également à une invasion allemande. C’est dans ce contexte que Marcel Déat, déjà sorti du giron de la gauche et élu député à Angoulême sous la bannière du « Rassemblement anticommuniste », publie dans L’Œuvre cette tribune tonitruante intitulée « Mourir pour Dantzig ? ».
Dans celle-ci, il s’oppose fermement à la protection qu’accordent les futurs Alliés au territoire polonais.
Face à l’escalade en Europe de l’Est, Déat minimise :
« Il paraît que tout à coup le problème de ce damné territoire est devenu actuel, aigu, lancinant, intolérable.
Notez qu’il se pose depuis vingt ans, et qu’il n’y a aucune raison pour ne pas attendre un peu. »
Surtout, le député USR accuse les Polonais de faire une opposition de principe au rattachement de la ville au Reich, pour conserver le contrôle d’un port qui « il y a peu de semaines [… ne les] intéressait plus ».
« Un frémissement patriotique a parcouru ce peuple émotif, et sympathique au possible. Les voilà maintenant tout prêts à considérer Dantzig comme un “espace vital”. »
Or, c’est justement contre une politique étrangère dictée par l’émotion que se prononce Déat. Face à l’idéalisme des antimunichois, il propose une politique « réaliste » qu’il justifie par l’impératif de la paix. Contester l’expansionnisme du Reich sur la base d’émotions nationalistes ouvrirait selon lui la voie à l’escalade des tensions :
« Si on engage la conversation sur ce ton, on ne tardera pas à se hausser jusqu’à l’ultimatum, et les incidents de frontières vont se multiplier. »
Il refuse d’autant plus de soutenir la « jactance » polonaise, que l’enjeu lui semble dérisoire face au risque.
« Combattre aux côtés de nos amis Polonais, pour la défense commune de nos territoires, de nos biens, de nos libertés, c’est une perspective qu’on peut courageusement envisager, si elle doit contribuer au maintien de la paix.
Mais mourir pour Dantzig, non ! »
C’est donc contre le risque d’engouffrer le continent dans une nouvelle guerre pour la défense d’un territoire qui n’est d’aucune importance matérielle pour la France que se dresse Déat.
« Je le dis tout net : flanquer la guerre en Europe à cause de Dantzig, c’est y aller un peu fort, et les paysans français n’ont aucune envie de “mourir pour les Poldèves”. »
Le député fait ici référence à un canular orchestré par un journaliste de L’Action française en 1929 aux dépends de députés républicains. Cette proximité avec l’extrême droite lui sera d’ailleurs reprochée, notamment par le quotidien communiste L’Humanité qui estime qu’il ne veut pas « mourir pour Dantzig » pour « poursuivre sa besogne de trahison de la France au profit de l’hitlérisme pour lequel il est béant d’admiration ».
D’autres, à l’instar de Wladimir d’Ormesson dans Le Figaro, s’opposent au réalisme du député : « Il ne s’agit pas de “vivre ou mourir pour Dantzig”. Il s’agit de vivre entre peuples civilisés, oui ou non ».
Quant à Pierre Brossolette, spécialiste de la politique étrangère au Populaire et futur résistant, il renverse la logique de Déat : « ce n’est pas à la paix que conduit la capitulation ».
En juillet, Déat persiste et signe avec une nouvelle tribune intitulée « Négocier pour Dantzig ? ». Plus nuancé, il réaffirme néanmoins sa préférence pour une réponse modérée face à l’expansionnisme d’Hitler :
« Il est plus intelligent de pousser amis et adversaires à un compromis que de souffler sur les tisons. »
Léon Blum, qui avait pourtant été favorable aux Accords de Munich, publie une tribune pour marquer sa différence avec son ancien camarade de parti :
« Tant que l’Europe restera sous la menace du recours à la force, il n’existera pas d’autre choix qu’entre la soumission plus ou moins dissimulée et l’organisation d’un système préventif et défensif de “sécurité collective”. »
Le revirement de l’ancien Président du Conseil socialiste témoigne de l’isolement progressif du « camp munichois », fragilisé par la persistance de l’expansionnisme allemand.
Le premier septembre 1939, l’armée du Reich rentre en Pologne. Conformément à leur engagement, la France et l’Angleterre mobilisent leurs armées, c’est le début de la Seconde Guerre mondiale. Parmi les anciens Munichois, certains rallieront le général De Gaulle tandis que d'autres tomberont dans la collaboration. Ce sera le cas de Marcel Déat qui, en 1941, fondera le Rassemblement national populaire, avant d’être Ministre du Travail et de la Solidarité nationale sous le gouvernement de Pierre Laval.
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Pour en savoir plus :
Burrin, Philippe. La Dérive fasciste : Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Éditions du Seuil, 2003.
Castagnez, Noëlline. « La gauche de Munich à l'armistice », Jean-Jacques Becker éd., in: Histoire des gauches en France. Volume 2. Paris, La Découverte, 2005, pp. 375-385.
De Wailli Henri. "Septembre 1939: la paix meurt à Dantzig", in: Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°15, 1989, pp. 3-12.