La transformation de la mosquée Sainte-Sophie en un musée par Atatürk
En 1934, le gouvernement de Mustafa Kemal, dirigent laïc de la jeune Turquie républicaine, entame la métamorphose de la grande mosquée stambouliote, autrefois église. La presse française regarde l’événement d’un air amusé, saisissant mal sa portée très politique.
Lorsque les Ottomans conquirent Constantinople en 1453, le sultan Mehmed II – qui deviendra Mehmed le Conquérant (r. 1444-1446 et 1451-1481) – convertit immédiatement la grande basilique orthodoxe de Sainte-Sophie, dont la construction remonte au IVe siècle sous le règne de l’empereur byzantin Justinien, en une mosquée. Cet édifice majestueux, inscrit au patrimoine culturel de l’humanité, a servi de mosquée pendant presque cinq siècles, jusqu’à ce que le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), décide en 1934 de la transformer en un musée.
Cette décision politique, qui constituait alors un pas symbolique de la nouvelle Turquie vers l’Occident de même qu’une incarnation de la laïcité inhérente à la république turque, ne semble pourtant pas avoir attiré toute l’attention des médias français de l’époque. La contraste de cet état de fait avec la couverture massive de sa reconversion en mosquée au mois d’août 2020 par le président Recep Tayyib Erdoan est pour le moins frappante.
C’est L’Européen du 28 septembre 1934 qui annonce la future transformation de Sainte-Sophie en un musée, en proposant un tableau vivant des travaux en cours. Si le texte paraît au premier abord descriptif, il a néanmoins le mérite de montrer à quel point le processus de transformation est susceptible de heurter les sensibilités religieuses des musulmans, pour qui Sainte-Sophie constitue l’une des mosquées les plus importantes au monde :
« À mesure que la mise à jour des anciens dessins décrivant les phases les plus émouvantes de la vie du Christ, avance, la mosquée perd l’aspect austère que l’Islam veut pour ses sanctuaires ; Sainte-Sophie redevient de soi-même l’église de Byzance, malgré les feuilles de papier qui recouvrent provisoirement le Croix, afin de ne pas empêcher aux Musulmans de faire leur “namaz”.
Tôt ou tard, les spécialistes du professeur Withmoor devront s’attaquer au grand dôme central, et l’on devra pour cela descendre les six disques verts où sont écrits les noms des six premiers Kalifes. »
C’est en effet un archéologue américain, Thomas Whittemore (1871-1950), fondateur de l’Institut byzantin américain et professeur à l’université de Harvard, qui semble avoir convaincu le fondateur de la jeune république turque de l’importance des mosaïques de Sainte-Sophie pour l’histoire de l’art.
Les travaux de restauration commencés au début des années 1930 s’étalent sur plusieurs années. Le 24 février 1935, Le Temps rend compte des derniers changements opérés en vue de dépouiller l’édifice des dernières reliques du culte musulman :
« Sainte-Sophie a définitivement cessé d’être un lieu de culte musulman et est ouverte au public, comme musée, moyennant un droit d’entrée de 11 piastres.
L’ameublement a été enlevé et les cadres contenant des versets coraniques ont été dépendus des murs. Les tapis ont été envoyés dans d’autres mosquées, notamment à Andrinople.
Cela a découvert une partie de l’ancien pavage près de l’emplacement de l’iconoclaste primitif. »
Ce court texte descriptif s’achève sur une touche d’humour orientaliste :
« Les touristes ne retrouveront pas une des petites curiosités pittoresques du lieu : le régiment de pantoufles autrefois rangé en bon ordre à la porte du narthex et qui constituait la principale ressource en pourboires des gardiens. »
Deux ans et demi après sa transformation en musée, la Sainte-Sophie sert de prétexte pour le journal colonial conservateur L’Avenir du Tonkin du 26 août 1937 pour souligner l’« irréligiosité » de la nouvelle Turquie sous la présidence de Mustafa Kemal Atatürk :
« Si le modernisme des nouveaux dirigeants de la Turquie a décoiffé les croyants de leur fez pour les couronner pauvrement de casquettes ; s’il a brisé les barreaux dorés des harems ; étouffé à tout jamais la mélopée des muezzins, – son irréligion d’État aura au moins une heureuse conséquence.
Vous n’ignorez pas que la fameuse basilique de Sainte-Sophie, devenue musulmane en 1453, avait été passée toute entière à la chaux, le Coran voulant effacer les emblèmes chrétiens.
On achève en ce moment de lui rendre son lustre antique. »
Finissons par un long article paru dans Je suis partout, célèbre hebdomadaire antisémite, le 9 février 1935, c’est-à-dire à peine huit jours après la transformation de la mosquée en musée, et qui semble avoir remarqué l’importance symbolique de cet acte de conversion.
Cet article, qui souligne que la transformation en musée de cette imposante mosquée s’insère dans la continuité d’une guerre livrée par le pouvoir turc contre l’islam et contre la religion en général, s’achève avec une rumeur étonnante. Si on sait qu’après 1930, il y avait eu dans les cercles du pouvoir des propositions de convertir Sainte-Sophie de nouveau en église, une chimère aujourd’hui répandue parmi l’extrême droite grecque, la proposition mentionnée par le journal d’inspiration fasciste est encore plus sensationnelle :
« La Turquie a failli mourir des délicatesses du khalifat. Miraculeusement ressuscitée, elle est impitoyable envers son mal. Elle réagit contre l’Islam […]
Les Européens trouveront quelques avantages à la nouvelle destination de Sainte-Sophie. Il y a quelques années, à la suite des querelles de guides, le clergé de la mosquée avait obtenu que la visite en fût interdite, sauf aux heures les plus commodes de la journée : de telles déconvenues ne menaceront plus les touristes.
Et le gouvernement a, d’autre-part, sagement éliminé la “solution d’extrême gauche” qu’un illuminé, qu’un hyperlaïque proposait naguère la transformation de Sainte-Sophie en casino-dancing... »
Ces quelques rares échos dans la presse française de la transformation de la mosquée de Sainte-Sophie en un musée ne sont pourtant pas dénués d’intérêt pour l’historien. Si cette rareté est plutôt déconcertante quand on pense à la grande attention portée en juillet 2020 à la reconversion de l’édifice à sa fonction antérieure pendant près de cinq siècles, c’est-à-dire à une mosquée, les raisons de l’exhaustivité de cette couverture médiatique actuelle sont difficiles à déterminer avec exactitude.
Je risquerai ici trois hypothèses. D’abord, celle d’un aveuglement orientaliste dont il est possible de trouver les traces dans le ton humoristique des périodiques citées, et qui aurait empêché les journalistes français de l’époque de saisir l’importance symbolique de la décision de Mustafa Kemal.
Ensuite, même si l’image de Kemal en tant que « bon dictateur » était très largement relayée par la presse occidentale des années 1930 – et particulièrement française, au point que certains historiens puissent légitimement parler aujourd’hui d’une fascination générale pour la figure de Mustafa Kemal –, la grande popularité du président actuel de la République de Turquie auprès des médias mondiaux semble être devenu un thème best-seller à l’âge de l’information globalisée : la popularité du « mauvais » dictateur contemporain dépasserait ainsi celle de son « bon » prédécesseur.
Enfin, l’exubérance de la couverture actuelle serait-elle simplement une des conséquences de plusieurs décennies de tourisme de masse, qui aurait sensibilisé le grand public aux enjeux du patrimoine culturel mondial ?
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Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études, où il anime un séminaire sur l’histoire de la presse ottomane au XIXe et XXe siècle. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.