Écho de presse

La terrifiante histoire de Paul Grappe, le déserteur travesti

le 05/09/2021 par Julien Morel
le 19/08/2021 par Julien Morel - modifié le 05/09/2021

De son évasion de la Grande Guerre à son sordide assassinat, l'odyssée de Grappe, l’homme qui s’habillait en femme.

Au milieu de l’année 1915, tandis que la Première Guerre mondiale fait rage dans le nord-est de la France, le caporal Paul Grappe déserte le 102e régiment d’infanterie. Il est immédiatement condamné à mort par contumace. Selon le conseil de guerre, l’homme doit être « fusillé pour l’exemple ».

Pour ne jamais être retrouvé, le jeune homme a alors l’idée de se travestir en femme, et de vivre déguisé le plus de temps possible – jusqu’à ce que la guerre se termine et qu’on l’oublie. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que sa vie, à compter de ce moment, s’apprête à changer à tout jamais.

Pendant douze ans, Paul Grappe est contraint de prendre le nom d’emprunt de Suzanne Landgard. Il continue de vivre avec sa femme Louise Landy dans un modeste appartement des Batignolles, puis du XXe arrondissement parisien. Les deux premières années, il refuse obstinément de sortir de chez lui, se laisse pousser les cheveux et essaie de s’adapter, reclus, à un « mode de vie féminin ». À partir de 1922 et à la suite d’un « court voyage en Espagne », diverses sources font état d’un profond changement dans le comportement de Grappe/Landgard, notamment du point de vue de sa vie sexuelle. Un changement que rien ni personne ne laissait présager avant la guerre.

L’homme travesti se livre en effet à de nombreuses pratiques dissidentes pour l’époque, parmi lesquelles prostitution notoire, échangisme ou bisexualité. C’est son épouse qui travaille afin d’assurer un minimum de revenus au foyer. À la demande de son époux, et tandis que celui-ci ne quitte désormais plus son déguisement, elle accepte de « prendre un amant », puis, plus étrange encore, « d’héberger la maîtresse de celui-ci » au sein même du domicile conjugal.

À compter de 1925, en vertu de l’amnistie, Grappe a légalement le droit de vivre à nouveau sous sa véritable identité. Ce qu’il fait. Mais ceci n’efface pas les dernières années traumatisantes qu’il vient de vivre. Il se met à boire, et devient au fil des jours de plus en plus violent. Notamment envers son enfant, le petit Paul.

Le Petit Parisien publie un article à cette occasion et relate en ces termes la transformation du déserteur Grappe, devenu Landgard :

« Paul Grappe, redevenu homme, vit en parfaite quiétude avec sa femme, dans la chambre où des toilettes féminines évoquent seules le souvenir de “Mlle Suzanne”, morte à trente-quatre ans, après dix ans d’existence. »

Dans l’article, Grappe donne au lecteur quelques indications au sujet de sa vie cachée, travesti en femme :

« Pendant six ans, je travaillai chez moi, en chambre, pour une maison de bretelles où j'allais livrer, tous les mercredis, le travail de la semaine. Pour tout le monde j'étais désormais une femme. J'avais pris le nom de Suzanne Landgard et ma femme était considérée comme une de mes amies. Dans le quartier, on m'avait surnommé “la garçonne”. »

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L’Intransigeant du 6 février 1925 est le seul média à insister sur l’aspect sexuel de la nouvelle vie de M. Grappe. Dans une interview, celui-ci aborde la prostitution et raconte son histoire de femme perdue dans le Paris des années folles :

« “Trente-deux francs par semaine, ce n’était pas gras pour vivre. Alors, que voulez-vous, je suis devenu Suzanne, la Garçonne. À Montmartre, à Montparnasse, j’ai fréquenté les boîtes de nuit. J’ai eu des amies et des amis. Voyez ces lettres… […] Toutes les tristes aventures de l'irrégulière, je les ai vécues. J’ai failli être tuée par jalousie, être embrigadée par la police des mœurs, et toujours la peur – peur d’être dénoncée, arrêtée.” »

Trois ans plus tard, au cours d’une énième dispute, Louise Landy abat son mari Paul Grappe de trois coups de revolver en pleine tête. Débute alors un procès médiatique qui fera les choux gras de toutes les gazettes de l’entre-deux-guerres. Le rédacteur du Petit Parisien paru le 23 juillet 1928 prend ouvertement le parti de la femme de Grappe, et non pas celui du sadique chantre de « l’ivrognerie et la brutalité » :

« L'autre soir, l'ivrogne rentra vers 22h30 à son domicile, 34 rue de Bagnolet. Ivre-mort, il s'allongea tout habillé sur son lit. Le petit Paul, malade depuis quelques jours, se mit à pleurer. Réveillé, l'alcoolique entra dans une rage folle et se précipita sur sa femme et son fils, qu'il roua de coups. »

Paris-Soir l’accuse en outre de n’avoir « rien inventé » et d’être, en plus d’un alcoolique violent, un suiveur. Une conversation entre le reporter du quotidien et plusieurs agents de police parisiens nous éclaire sur ces hommes qui ont réussi à déserter en se servant du même artifice : se faire passer pour une femme.

« Est-ce donc si facile de changer de sexe ?
— Facile pour quelques-uns, qui ont des visages de tendrons, une voix de ténor extra-léger. Vous avez vu Bertin, au music-hall ? On s'y trompait. Les autres, il est vrai, qui n'avaient pas ces avantages spéciaux se font pincer d'autant plus vite qu'ils se sont travestis en femmes.
[…]
— L'un d'eux a travaillé pendant quatre ans dans une fabrique de munitions. Il a fallu le nez de nos limiers pour le démasquer. »

Lors de l’instruction, la femme de Grappe fait le récit au juge de la sanglante soirée. Le Matin le restitue en ces termes :

« À 19 heures, Grappe avait fait le tour des marchands de vin du quartier, portant avec lui l'album des photographies qui le représentaient dans ses diverses toilettes féminines et qui lui permettaient de se faire offrir par des consommateurs curieux de fréquentes “tournées”. Il était rentré chez lui un peu plus tard, complètement ivre. Vautré sur son lit et tourmenté par les cauchemars de l'ivresse, il rugissait comma un lion. »

Défendue par le célèbre avocat Maurice Garçon, Louise Grappe, née Landy, est innocentée un an plus tard, en 1929, au terme d’un procès houleux, suivi par la France entière.

« À la reprise de l'audience, l'avocat général Glandel, en un réquisitoire plein de tenue et de mesure, a demandé contre Mme Grappe une peine de principe. Me Maurice Garçon, défenseur de l’accusée, a ensuite plaidé pour elle avec sa verve habituelle. Il a tiré des larmes de l'auditoire en dépeignant le calvaire gravi par Mme Grappe, avant “que, dans un moment d’affolement”, elle accomplît son geste meurtrier. Après une courte délibération, le jury rapporte un verdict négatif. Mme Grappe est acquitté. »