Interview

Une sourde inquiétude : à quoi ressemblaient les peurs de la Belle Epoque ?

le 26/12/2022 par Arnaud-Dominique Houte, Marina Bellot - modifié le 28/10/2024

Prospère et confiante, la société de la Belle Époque n'en était pas moins exempte d'inquiétudes. L'historien Arnaud-Dominique Houte explore les préoccupations des Français de cette période, perçue un peu vite comme une « parenthèse enchantée ».

RetroNews : Tout d'abord, quand le terme de Belle Époque est-il apparu ? Pourquoi avoir choisi de mettre en lumière les peurs de cette période « enchantée » ?

Arnaud-Dominique Houte : Comme l’a montré l'historien Dominique Kalifa dans son ouvrage La Véritable histoire de la Belle Époque, l’expression apparaît et se développe dans les années 1930, puis se popularise dans les années 1950-60, ce qui correspond au moment où les témoins de la Belle Époque se souviennent de leurs années de jeunesse, écrivent leurs mémoires, avec toute la reconstruction nostalgique qui l’accompagne.

Mon ouvrage n’a pas vocation à faire la contre-histoire de la Belle Époque, mais d'enrichir la palette de couleurs et d’ajouter à la part dorée de la Belle Époque des teintes plus sombres. Derrière ce projet, ma volonté était d'entrer en empathie avec les Françaises et les Français de cette époque ; or comprendre leurs peurs est un bon moyen de comprendre ce qui faisait l'identité de cette époque.

Fin XIXe, la crise du pain cher met par exemple en lumière l'ampleur des inégalités à l’œuvre...

La Belle Époque est une période d’amélioration du niveau de vie global avec, à partir de 1900, une forte croissance économique. Or à  partir du moment où l'on commence à entrevoir un mieux-vivre, d’autres mondes possibles, il devient de plus en plus insupportable de rester en marge du progrès économique ; de fait, toute une frange de la société prend conscience des injustices et des inégalités, qui sont à un niveau paroxystique.

Les attentats anarchistes de cette époque sont les révélateurs de cette société inégalitaire dans laquelle il y a des raisons de se révolter. Il faut avoir en tête qu’une frange non négligeable de la société éprouve une forme de sympathie pour les idées anarchistes, et certains comprennent le bien-fondé d'une lutte violente et même meurtrière.

Plus fondamentalement, ces attentats révèlent un nouveau paysage politique dans lequel la République apparaît incapable de tenir les promesses faites au moment de son avènement. Les réformes s'enlisent, les gouvernements conservateurs s’installent au pouvoir, et ils mènent une politique en contradiction avec la devise « liberté égalité fraternité ». Si la République n'est pas capable de porter le changement social, faut-il la renverser ? C'est aussi cette question qui se joue derrière la crise des attentats anarchistes.

Vous évoquez notamment les peurs des populations rurales. En quoi sont-elles différentes de celles des citadins ?

L'un des grands projets du livre était de prendre en compte ces différenciations. Dans l'imaginaire classique, quand on évoque la Belle Époque, on parle de la belle société parisienne. Or deux tiers des Français vivent alors à la campagne. Leurs peurs sont moins bien connues car elles trouvent moins d’écho, elles sont moins médiatisées.

On retrouve bien sûr la peur des mauvaises récoltes, notamment après la crise du Phylloxera qui a beaucoup marqué le monde viticole. J’ai identifié une autre peur marquante : celle de la délinquance, et en particulier du nomadisme. « Nos campagnes ne sont plus gardées », pense-t-on alors. Et puis il y a aussi une hantise du déclin. Cette peur est infondée certes, mais le vent de l’histoire va du côté des villes et un sentiment d’abandon s’installe.

Quel rôle joue alors presse et notamment le fait divers dans les peurs et l’imaginaire social de l’époque ?

On touche à un âge d’or du fait divers en ceci que la société des années 1900 exprime l'essentiel de ses peurs par la presse. Le niveau de diffusion de la presse est considérable, qu’il s’agisse des grands journaux parisiens ou de la presse locale. Par conséquent, la presse est le creuset dans lequel on va constituer, forger des peurs qui feront ensuite l'objet de discussions dans l'espace public.

La presse joue donc un rôle moteur dans l’imaginaire social, et diverses peurs diffuses vont prendre le visage de faits divers. Ainsi, dans les campagnes, quand on apprend que Joseph Vacher vient d'être arrêté à l'automne 1897 et qu’on lui attribue 11 crimes, la peur du vagabond prend tout à coup un visage. Le fait criminel donne une consistance à une angoisse diffuse.

En cette période d'avancées techniques et scientifiques, comment expliquer que le progrès suscite autant d'espoirs que de craintes ?

J'ai été très attentif à cela dans la mesure où l’on mesure mieux aujourd'hui les risques liés au progrès technologique et médical. Au début du XXe siècle, l’automobile cristallise par exemple des passions contradictoires entre ceux qui sont fascinés par cette promesse de mobilité et de vitesse, et ceux, très nombreux, les « autophobes », qui considèrent que ce nouvel engin de locomotion représente un danger pour les piétons. Cela nourrit une mise en doute de la technologie.

Du côté de la médecine, on veut bien sûr croire au progrès mais il existe un décalage entre les espérances et la réalité. On est dans une époque où, pour la première fois, de nombreux discours promettent de grandes innovations médicales. Or les résultats sont alors limités et ne répondent qu'imparfaitement aux attentes de la population – la tuberculose, notamment, n’est pas encore maîtrisée.

En quoi les deux catastrophes majeures de l'époque, l'éruption de la Montagne Pelée en 1902 et la crue de la Seine de 1910, sont-elles révélatrices d'une crise de confiance vis-à-vis de l'État ?

Ce qui m’a frappé ici, c’est le contraste dans la gestion de ces deux catastrophes. Dans les deux cas, le discours est fataliste : la catastrophe est survenue, on l’accepte sans débattre de ses causes. En revanche, se pose la question de la gestion de la catastrophe et on prend alors la mesure des insuffisances des pouvoirs publics. Pour la crue, la préfecture de police a globalement bien géré la catastrophe : il n’y a qu’un mort. Mais cette belle réussite est contrastée selon que l’on habite dans la capitale ou en banlieue, où les moyens mis en œuvre pour sécuriser les habitations et limiter les conséquences de l’inondation n’ont pas été à la hauteur. Cela révèle la fragilité de la capitale en pleine expansion, ainsi que les choix faits en faveur de certains quartiers plutôt que d'autres.

Quant à l'éruption de la Montagne Pelée, qui est de loin la pire catastrophe naturelle de cette époque, elle suscite très vite des critiques sur la gestion de la menace. On soupçonne les autorités d'avoir menti sur la réalité des risques... Même si ce reproche est très exagéré, il révèle une crise de confiance envers l'État.

Une autre peur est très présente, notamment chez les femmes : celle de la sexualité...

J’ai voulu prendre en compte les peurs féminines, qui sont de fait peu audibles et s'expriment principalement dans un cadre privé, notamment à travers les journaux intimes. On y découvre une forte appréhension de la sexualité chez les adolescentes, qui sont maintenues dans un mélange d’ignorance et de fascination sur ce qui les attend. Dans une société très dure vis-à-vis des filles-mères, on mesure aussi la peur de tomber enceinte.

Je voulais également insister sur la vie effroyable des prostituées, soumises à un contrôle policier, administratif, médical, dont il était très difficile de sortir. Cela s'explique par la peur de la propagation des maladies vénériennes, surtout la syphilis : on craint tellement la contamination qu'on marginalise les femmes de mauvaise vie.

En quoi les peurs de la Belle Époque font-elles écho à nos inquiétudes actuelles ?

L’histoire, c'est aussi une écriture au présent : l’historien n'invente rien, mais il peut voir dans le passé ce qui fait sens aujourd'hui. Un certain nombre de chapitres n'auraient pas existé si j’avais écrit cet ouvrage il y a 20 ans : la grippe russe, les catastrophes naturelles, les questions climatiques, les violences contre les femmes… Toutes ces peurs existent en 1900, mais elles nous parlent encore plus vivement en 2022.

L'historien ou l'historienne qui reprendra le dossier dans vingt ans verra certainement d'autres aspects qui nous échappent : c'est tout l'intérêt de la recherche historique.

Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, spécialiste des questions de sécurité et de la IIIe République. Il est notamment l’auteur de Propriété défendue : La société française à l’épreuve du vol (2021), prix du Sénat du livre d’histoire. Son ouvrage Les peurs de la Belle Époque est paru aux éditions Tallandier fin 2022.