Alfons Mucha, le grand affichiste du Paris fin-de-siècle
Révélé par ses affiches pour Sarah Bernhardt, le Tchèque Alfons Mucha (1860-1939) fut l’un des illustrateurs les plus célèbres de Paris, avant de se consacrer, dans la seconde partie de sa carrière, à la peinture monumentale.
Noël 1894. La célèbre actrice Sarah Bernhardt, qui joue le personnage de Gismonda dans la pièce éponyme de Victorien Sardou, cherche en urgence un artiste pour réaliser l’affiche qui doit annoncer le spectacle.
Seul artiste disponible ce soir-là chez son imprimeur, un illustrateur tchèque de 34 ans, encore méconnu, va proposer ses services. Né en 1860 en Moravie (alors située dans l’Empire d’Autriche), Alfons Mucha a quitté son pays à 17 ans et s’est formé à Vienne et à Munich. Depuis son arrivée dans la capitale française en 1887, il illustre des publicités, des revues et des catalogues.
Fournie en un temps record, sa lithographie séduit immédiatement la « Divine » Bernhardt qui signe avec lui un contrat de six ans. Dès le 1er janvier 1895, l’affiche de Gismonda envahit Paris et impose le « style » Mucha, fait d’arabesques élégantes et de couleurs pastel qui le distinguent aussitôt de la concurrence.
Désormais célèbre, le Tchèque réalise pour Bernhardt neuf autres affiches : La Dame aux camélias, Lorenzaccio, Médée, Hamlet... Mucha fréquente les milieux symbolistes, il côtoie Paul Gauguin, August Strindberg ou les frères Lumière. Il réalise d’innombrables affiches publicitaires : pour les biscuits Lefèvre-Utile, les Bières de la Meuse, le champagne Ruinart...
Il est la star de ce qu’on n’appelle pas encore l’Art nouveau, mais dont il sera l’un des tout premiers inspirateurs. En 1897, une exposition lui est consacrée à la Bodinière, dans le 9e arrondissement de la capitale.
Toute la presse est au rendez-vous : on célèbre la modernité de son trait, la richesse ornementale de ses compositions, la grâce de ses figures féminines. Et l'on découvre que loin de se limiter aux affiches, Mucha est aussi un peintre réaliste qui puise son inspiration dans les sujets historiques, comme pour ses Scènes et épisodes de l’histoire d’Allemagne.
Le Moniteur universel écrit :
« Il m’en coûte de laisser se fermer l’exposition des œuvres de Mucha, à la Bodinière, sans dire que l’artiste aux conceptions hardies nous y a tous étonnés, bouleversés, secoués violemment et comme pris à la gorge.
Depuis Gustave Doré, personne n’avait fait ce miracle. »
La revue La Plume lui consacre en juillet 1897 un volumineux numéro spécial. Sur plus de cent pages, les lecteurs émerveillés découvrent de nombreuses reproductions de ses dessins, peintures et croquis.
La même année, un journaliste de La Vie moderne rend visite à Mucha dans son atelier de la rue du Val-de-Grâce. Le peintre lui livre une des clés de son style unique :
« Dans mes affiches, je considère les cheveux comme un élément décoratif destiné à relier la figure aux ornements qui l’entourent. »
En 1900, il figure en bonne place dans l’important article sur « Les maîtres de l’affiche en 1899 » paru dans La Revue :
« Ce qu’il faut discerner tout d'abord chez ce maître, c’est son dessin. En cela, avant tout, il est sans rival, sous le rapport de la correction technique, et aussi, en ce qui concerne le sens de l'effet décoratif à faire rendre par la ligne.
Sa maîtrise à cet égard le fait triompher dans le portrait, et chacune de ses figures — il ne peint guère que des femmes — est expressive, vivante, radieuse de beauté, de distinction. Ni banalité, ni rien de conventionnel dans les poses, ni laisser-aller insouciant dans les draperies, ni insignifiance ou indifférence dans les attributs ou accessoires.
Tout est étudié sans afféterie, tout, jusqu’aux moindres courbes, a une valeur calculée. »
Mucha est célèbre, mais son nom exotique excite la curiosité. Un critique fait de lui un Hongrois : Sarah Bernhardt en personne apporte un démenti dans les colonnes de La France.
« M. Mucha n’est point du tout Hongrois, c’est un pur Slave, un Tchèque de Moravie non seulement par naissance et origine, mais aussi par sentiment, par conviction et par patriotisme. »
Patriote, Mucha le sera plus que jamais à partir du tournant du XXe siècle, lorsqu’il décide de consacrer désormais sa carrière à la réalisation d’un projet monumental dédié à son peuple, comme l’explique La Revue française politique et littéraire en janvier 1911 :
« Actuellement, Mucha habite la petite ville de Zbirov, non loin de Prague où, après des voyages d’études en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie, il prépare dans le recueillement de grandes représentations picturales de l’épopée et de la vie slave, destinées à décorer un palais qu’un riche américain offre à la capitale de la Bohême et qui sera prochainement édifié au bord de la Moldau. »
Le riche mécène américain dont parle l’article est Charles Crane, que Mucha a rencontré à New York. Grâce à lui, l’artiste peut se consacrer entièrement à L’Épopée slave, ensemble pictural illustrant mille ans d’histoire slave, qu’il achève en 1926 (l’œuvre est aujourd’hui visible à Prague).
En octobre 1935, le journal Comoedia publie une lettre de Mucha dans lequel celui-ci revient sur la genèse de son projet :
« En 1900, j'ai accompli mes 40 ans de vie. J'ai fait la balance et me suis dit : 'Voici une moitié de vie sacrifiée à l'art en général ; il faudra pour la deuxième partie de ma vie trouver un but spécial.' Ce but a été facilement trouvé : c'était servir ma nation, ma patrie. Et voilà !
J'ai conçu l'idée d'un grand cycle de toiles d'histoire, traitant l'histoire de toute la famille slave : vingt tableaux de 8 mètres sur 6, où les moments les plus saillants et les plus glorieux ont été choisis pour montrer aux Slaves eux-mêmes comme au monde entier combien les Slaves ont pu apporter de lumière à l'éclat de l'évolution de l'humanité tout entière. »
Le même journal interviewe Mucha l’année suivante, alors que celui-ci, désormais âgé de 75 ans, est de passage à Paris. Le peintre se souvient avec amusement de ses débuts dans le métier :
« On me croit Espagnol, à cause de mon nom. Mais je suis né en Bohème, et c'est là que j'ai commencé a dessiner.
Comme mon professeur était content de moi, il m'a envoyé voir le directeur de l’Académie de Prague. Ce fut très drôle ! Il me dit : 'Laissez la peinture, vous n'arriverez à rien !' »
En 1938, de retour à Prague, il contracte une pneumonie. Lorsque les troupes allemandes entrent dans la capitale tchèque en mars 1939, Mucha, en tant que défenseur militant de l’identité tchèque, est arrêté et interrogé par la Gestapo. Relâché à cause de sa santé fragile, il meurt peu de temps après, le 14 juillet 1939, quelques semaines avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
En France, une partie de la presse – celle qui n'a pas oubliée l'Art nouveau et ses arabesques alors désuètes – lui rend hommage. Ainsi Le Figaro qui écrit :
« Vers la fin de l'autre siècle on rencontrait, dans les milieux de théâtre à Paris, un jeune artiste avec un beau visage brun, des manières avenantes et le goût de séduire la capitale où il était venu essayer son talent [...]. Il disputa les murs de Paris à Chéret, artiste aérien, pour lequel la vie n'avait pas de pesanteur et qui lançait ses Parisiennes dans un monde aussi léger qu'une rêverie.
L'art de Mucha, moins classique, et dont la technique décorative rejoignait l'école de Nancy, aida ce qu'on a appelé vers 1900 le 'modem-style' à se former. Alphonse Mucha disparut de la vie parisienne avec le style qu'il avait servi [...].
Mercredi, il lui sera fait des obsèques nationales, et l'on portera son corps au château de Vyschrad, qui est celui des anciens rois de Bohême. C'est également là où l'on accrochera son œuvre historique. Notre souvenir de Parisien le suit dans le Panthéon de sa patrie malheureuse. »
Un peu oublié au moment de sa mort, Mucha connaîtra toutefois une importante postérité. Généralement considéré comme le plus grand peintre tchèque de l'histoire, de nombreuses expositions lui seront consacrées dans la seconde moitié du XXe siècle et au XXIe, où il continue d'exercer une grande influence sur nombre d'affichistes, graphistes, illustrateurs et auteurs de bandes dessinées.
–
Pour en savoir plus :
Arthur Ellridge, Mucha : le triomphe du modern style, Terrail, 2001
Renate Ulmer, Mucha, Taschen, 1994