Défense de la France, le journal ancêtre de France-soir pendant la Libération
D'août 1944 à l’automne 1945, le quotidien Défense de la France, d’abord vendu sous le manteau pendant l’Occupation, couvre avec ferveur la fin de la guerre et l’asphyxie du Reich. A son bord, deux rédacteurs de premier plan : Pierre Bénard et Claude Blanchard.
Le 14 juillet 1941 avait été fondé, dans la clandestinité, le journal Défense de la France. Comme nombre de ses homologues de la Résistance, il paraît enfin au grand jour après le Débarquement. Le 8 novembre 1944, Défense de la France devient France soir-défense de la France ; le 17 avril 1945, le journal prend l’unique nom de France-soir, assorti d’un bandeau précisant : « Défense de la France. Fondé sous l’occupation (14 juillet 1941) ».
Nous allons jeter un aperçu sur les deux premières années au grand jour de ce périodique, au travers de la collaboration de deux journalistes qui furent célèbres dans l’entre-deux-guerres. Ils occupent une place de choix dans Défense de la France comme dans France-soir, une place de choix dévolue alors à ceux dont les noms résonnaient encore aux oreilles des lecteurs. Pierre Bénard (1901-1946) avait été rédacteur en chef du Canard enchaîné (1926-1940) – dont il devient le directeur à la Libération – et chroniqueur judiciaire à L’Œuvre et à Marianne. Claude Blanchard (1896-1945) avait été reporter à Voilà, au Petit parisien, à Paris-soir. Ils viennent d’univers journalistiques et politiques différents, et vont contribuer au succès de ce France-soir naissant, y amorçant une diversité des tons, des genres et des analyses qui attirera à ce journal au fil des années de plus en plus de lecteurs.
En août 1944, les Unes de Défense de la France frémissent de l’actualité brûlante de l’insurrection parisienne, de la Libération de Paris. Claude Blanchard y est en reportage, et, le 27 août, il consacre son article au Général Leclerc, qu’il est allé interviewer. L’exorde de son article témoigne de la fascination éprouvée pour son interlocuteur. Il montre aussi le talent du journaliste à embrasser la vie et les sentiments de ses compatriotes :
« La personnalité physique et morale du général Leclerc est encore inconnue de la plus grande majorité des Français.
Les échos de son apothéose militaire ne nous sont parvenus, pendant que nous étions sous la cloche de plomb de l’envahisseur que par les lointains ouï-dire de la radio et maintenant, alors que toute la France répète le nom de l’homme qui a délivré définitivement Paris, à peine si l’on connaît son visage et moins encore son caractère. »
Le même jour, la Une célèbre le représentant de la France libre :
« De l’Étoile à la Concorde – Au milieu des acclamations le général de Gaulle descend à pied les Champs-Élysées. »
Août et septembre 1944, ce sont aussi des mois qui sont occupés par les récriminations, les règlements de compte, les accusations. Les 29 et 30 août, par exemple, on relate l’itinéraire « des Français [qui] pendant quatre ans ont torturé pour le compte de la Gestapo ». Pierre Bénard, polémiste rompu, consacre nombre de ses colonnes à vilipender ceux qui collaborèrent. « Un peu de pudeur... C’est peut-être trop demander à M. Jean Cocteau. Pourtant, on a le devoir de l’inciter à un peu plus de réserve dans ses manifestations publiques », écrit-il en début de son article du 31 août 1944, « Quand M. Jean Cocteau essaie de donner le change ». Il poursuit, animé d’une véhémence froide qui fait mouche :
« Il y a deux jours, un de nos amis, avisant une voiture alliée, affectée à un service de radiodiffusion, s’avança dans l’espoir de serrer une main amie.
Ce fut celle de M. Jean Cocteau qui se tendit vers lui.
M. Jean Cocteau a compris la leçon de ces dernières années.
Il sait la force de l’occupation. C’est ainsi que, le premier, il occupe une voiture officielle.
Demain, sans doute, il va parler à la radio.
Et M. Jean Marais nous récitera une Marseillaise qu'il aura remise au goût de son jour.
Nous n’en voulons pas tant. Nous sommes même dévidés à nous passer provisoirement du talent de M. Jean Cocteau et du charme photogénique de M. Jean Marais.
Nous ne leur voulons aucun mal.
Mais nous leur demandons instamment de nous laisser en paix. Le temps d'oublier. »
Aucun des artisans de la collaboration ne semble pouvoir passer à travers les mailles du filet de l’ancien chroniqueur judiciaire de l’entre-deux-guerres. Le 13 septembre 1944, son article a pour sujet : « Un ennemi de la France : Camille Chautemps ». Il suit les procès des uns et des autres : celui de Charles Maurras (en janvier 1945), celui de Philippe Pétain (en juillet-août 1945), celui de Pierre Laval (en octobre 1945), celui de Jean Luchaire (en janvier 1946), celui de Jacques Chevalier (en mars 1946). Lors de celui de Georges Suarez, condamné à mort, il s’indigne le 25 octobre 1944 devant la lâcheté de celui-ci :
« Comme on aurait aimé un cri de sa part ! Il ne fait que réciter un catéchisme.
S'il a été partisan de la collaboration, c’est parce que le Maréchal avait été à Montoire. S'il a réclamé l'exécution de ceux qu’il appelait alors des terroristes, c'est qu'il voulait sauver la vie des autres Français. »
Mais Pierre Bénard n’a pas laissé pour autant ses capacités de discernement au placard. Il montre, il veut montrer qu’il est demeuré un esprit libre, qu’il le sera toujours. Le 8 septembre 1944, il signe ainsi un article très polémique sur les conditions de l’épuration :
« On assiste à des amnisties scandaleuses.
On est ahuri par des arrestations qui ne s'imposaient pas
Une faiblesse incompréhensible se manifeste à l’égard de personnages importants dont l’activité fut abominable.
On précipite dans des culs de basse fosse de pauvres types dont la principale faute fut d'avoir été trop timorés devant le problème du beefsteak. »
Son confrère Claude Blanchard, quant à lui, évolue non pas dans les prétoires, mais sur les terrains d’une guerre qui vient de s’achever, ou qui n’est toujours pas terminée. Le 26 septembre 1944, on le lit à « Bruxelles toujours en liesse [qui] fête encore sa libération », et on le suit en Belgique jusqu’à la fin du mois. En novembre 1944, on le retrouve en Allemagne avec « l’armée américaine au combat ». Le 2 novembre, lors de son article « Dans les ruines d’Aix-la-Chapelle, les civils allemands sourient aux vainqueurs », il effectue préalablement une mise au point, qui est aussi une mise en scène discrète de reportage :
« En commençant ce premier télégramme, écrit sous l’uniforme des correspondants de guerre alliés, je demande à mon lecteur la permission de me réjouir qu’après avoir dû, en 1940, cesser dans les affres de l’invasion ce même travail que j'accomplissais alors auprès de l’armée britannique, il me soit permis de le reprendre aujourd'hui avec un reportage dans les ruines d'une grande ville allemande vaincue. »
Deux mois après, en janvier 1945, sur le « front de la 3e armée américaine », il est notamment à Bastognes, en Belgique. C’est l’occasion pour le lecteur de découvrir son visage en Une, grâce à une photo d’André Sartres, avec lui embarqué. Quelques semaines plus tard, il est en Alsace. Puis, en mars-avril 1945, il est de nouveau en Allemagne, cette fois-ci « avec la 9e armée américaine ». Il partage avec son lecteur les difficultés à transmettre l’information, tel dans son reportage du 13 avril :
« Dieu veuille que cette copie, gagnée à force de grandes peines, vous parvienne !
Hélas ! il y a bien des traverses célestes et terrestres dans ce périple de 20 000 kilomètres. »
Claude Blanchard n’a pas oublié les codes narratifs du reportage, et on constate qu’il les manie avec un certain plaisir de l’écriture.
Il retourne outre-Rhin au mois de juillet. De cette série de reportages, passionnante comme les précédentes, retenons notamment sa livraison du 11 juillet, où il livre une réflexion sensible sur le décor qui s’impose à lui à Berlin :
« Non, ce qui m'attire dans les ruines de Berlin, c’est que nous sommes ici dans la capitale et que, malgré soi, on ne peut pas ne pas penser par comparaison à la chance prodigieuse qui a voulu que Paris fût épargné.
Un correspondant américain qui se trouvait avec moi devant la coupole torturée du Reichstag me disait avec émotion : ‘Paris, c’est un miracle !’ »
L’édition du 21 septembre 1945 de France-soir annonce la mort de Claude Blanchard, au large de Malte, dans un accident d’avion. « Claude Blanchard meurt, ‘victime du devoir professionnel’ », titre le journal en Une :
« Hélas ! nous l’avons espéré contre tout espoir jusqu’à ce que nous recevions confirmation sur confirmation. Maintenant il faut s'incliner devant l'évidence : Claude Blanchard ne reviendra plus.
Il est mort comme est mort celui qu'il considérait comme son maître, Albert Londres, qui brûla dans le Georyes-Philippar, à un retour d'Asie (Claude Blanchard fut un des premiers lauréats du Prix Albert Londres, ce Goncourt du grand reportage) ; il est mort comme est mort son compagnon d’aventures Louis Delaprée, tué lui aussi dans un accident d’avion pendant la guerre d’Espagne, il est mort comme tant de correspondants de guerre et d'envoyés spéciaux alliés depuis cinq ans, il est mort au service du public et de la vérité.
Et avec nous la presse française tout entière est aujourd'hui en deuil. »
Un peu plus d’un après, le 24 décembre 1946, c’est Pierre Bénard dont le journal déplorera la disparition :
« Depuis quinze jours, Pierre Bénard s’était alité au retour d’un court séjour dans le Midi.
Nous redoutions l’affreuse nouvelle qui (après les disparitions de Claude Blanchard et Paul Bringuier) endeuille une troisième fois notre jeune maison. Mais elle nous a pourtant tous surpris et pas un de nous ne peut accepter l’idée de ne plus revoir la bonne figure de l’ami incomparable, du guide sûr et fidèle qu’était pour nous tous ce nostalgique humoriste dont nos lecteurs ont tant de fois apprécié la verve, le talent et l’intelligence. »
Avec la mort de ces journalistes venue d’une autre période qui fit leur gloire et celle de la presse, une autre époque s’ouvrait dès lors pour France-soir.