« Défaire son fruit » : avorter en France à l’époque moderne
Acte dérobé dont on ose à peine dire le nom aux XVIe et XVIIe siècles, et sur lequel la justice peine à légiférer, l’avortement est alors une pratique fantôme – mais qui existe bel et bien. Conversation autour d’un célèbre non-dit.
L’historienne Laura Tatoueix s’est intéressé dans sa thèse aux discours théologiques et juridiques de la seconde moitié du XVIe siècle jusqu’à la Révolution française, faisant de l’avortement à la fois un péché, mais aussi une catégorie criminelle sécularisée.
Histoire des femmes et des corps (des avortées, des fœtus), son récent ouvrage retrace la médicalisation progressive d’un acte tu et dissimulé. Bien que criminalisé et réprimé, l’avortement est pratiqué clandestinement.
Propos recueillis par Mathilde Castanié
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RetroNews : Comment est défini l’avortement à l’époque moderne ?
Laura Tatoueix : Cela dépend du contexte dans lequel on cherche la définition. Dans les dictionnaires, il est défini de manière assez générale comme le processus physiologique de sortie du fœtus avant terme. C’est donc une définition vague, sans notion d’acte criminel. On trouve la même définition dans les traités médicaux.
Mais, du côté des juristes et des théologiens, l’avortement apparaît avec une dimension criminelle sous-entendue. Avorter c’est dans ce cas sortir l’enfant du ventre ou « tuer l’enfant dans le ventre » avant le terme. Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française ou la première édition Furetière de la fin du XVIIe il n’y a pas d’idée criminelle. Celle-ci commence à apparaître dans les dictionnaires à la fin du XVIIIe siècle.
Trouve-t-on beaucoup de traces de condamnations pour avortement ou y a-t-il une forme de tolérance sociale ?
Il y a une vraie tolérance sociale et judiciaire. Il n’y a pas de texte de loi qui criminalise spécifiquement l’avortement à l’époque moderne. Pour tout le monde, l’avortement est un crime, sans qu’un texte de loi n’y corresponde. En revanche, l’édit d’Henri II contre le recel de grossesse criminalise les femmes qui ont caché leur grossesse et ont ensuite accouché ou avorté (avant terme ou à terme, la distinction n’a pas d’importance). Les femmes sont alors condamnées au nom de la présomption d’homicide, même si elles n’ont pas cherché à tuer cet enfant.
On trouve des condamnations au nom de cet édit. Les chiffres du Parlement de Paris parlent d’environ 1 500 condamnations à mort à l’époque moderne. J’ai cherché des avortements dans ces procès-là mais la plupart sont des procès pour infanticide, et très peu concernent des avortements.
Comment les femmes peuvent-elles alors savoir qu’elles sont enceintes, alors que l’aménorrhée peut s’expliquer par bien d’autres raisons que la gestation ?
Il y a énormément d’aménorrhée à cette époque, qui n’est donc pas un symptôme de grossesse fiable. Plein d’autres raisons peuvent l’expliquer, comme les carences alimentaires. Pourtant, l’aménorrhée est pathologique, elle indique une « rétention d’humeurs ». Il est très important de faire revenir les règles. La seule certitude de grossesse possible vient lorsqu’on sent les mouvements de l’enfant dans le ventre. Les femmes introduisent un seuil dans leur grossesse entre le moment de l’ambiguïté et le moment où elles sentent leurs enfants bouger.
A l’époque moderne, comment peut-on faire la différence entre ce que l’on appelle aujourd’hui médicalement un avortement spontané (ou « fausse couche ») et un avortement volontaire ?
La seule différence possible – et c’est pour cela que l’on n’arrive pas à poursuivre les avortements en justice – c’est qu’il faut que la femme avoue, ou alors que plusieurs témoignages concordent. Mais ces témoignages, le plus souvent, nous ne les avons pas. Il n’y a pas de preuve toxicologique non plus.
Quand un bébé arrive à terme en revanche, on arrive à trouver des traces de coups, d’étranglements… L’examen qui consiste à mettre le poumon dans l’eau pour voir s’il flotte est censé indiquer si un enfant, à partir du 7e mois, est né en ayant respiré ou pas. Mais on ne peut réaliser cet examen avant sept mois car les poumons ne sont pas assez matures.
Qu’en est-il des fœtus mort in utero, ou des enfants morts-nés ? Les mères de ces fœtus-là étaient-elles condamnées ?
Oui, elles rentrent dans le cas des dispositions de l’édit d’Henri II. On applique là le même protocole pulmonaire, qui ne marche pas à tous les coups. Cela dépend de s’il y a un cadavre du fœtus ou non, et si le cadavre n’a pas trop pourri. Souvent, les cadavres sont perçus comme des amas de chair avec des caillots de sang. Ils sont balancés dans la nature ou donnés à manger aux animaux : poules, cochons, chiens… Souvent, ils disparaissent.
Si l’avortement est condamné depuis plusieurs siècles déjà, vous notez une criminalisation de l’avortement en France à l’époque moderne. A quoi repère-t-on cette nouvelle juridiction ?
Il n’y a pas beaucoup de procès aux XVIe et XVIIe siècle. C’est, certes, un effet de sources, puisque l’on a moins d’archives de la première modernité. Mais il y a aussi des moments d’accentuation de la répression, comme à Paris dans les années 1660. Avec l’affaire Guerchy, on va demander pendant un an de se confesser aux curés parisiens si l’on a avorté. Pendant l’affaire des poisons en 1679 à Paris, on cherche des empoisonneurs. J’ai identifié une cinquantaine d’avortements, ce qui montre que la question de la criminalisation est remise sur le tapis à ce moment-là. Globalement pourtant, l’avortement intéresse peu les autorités judiciaires.
En vous lisant, on peut être étonné de déjà trouver la mention de « liberté aux femmes » comme danger de l’avortement, dans La Morale jésuite de Nicolas Perrault. Existe-t-il alors un imaginaire du potentiel émancipateur de l’avortement pour les femmes ?
C’est une question qui m’a beaucoup intéressée au départ, quand je m’attendais à étudier une pratique qui allait émanciper les femmes. Aujourd’hui, j’en suis tout à fait revenue. C’est une stratégie de survie. Les conséquences sociales pour une fille-mère sont extrêmement contraignantes et coûteuses. Elles ne peuvent pas accéder à une union matrimoniale donc elles sont condamnées à l’opprobre, la honte sociale, la pauvreté. L’avortement est une stratégie de survie périlleuse et incertaine, qui est tout sauf émancipatrice…
On peut être aussi étonné d’apprendre que « les femmes de l’élite ont plus de chance d’enchaîner les grossesses à répétition, d’une parte parce qu’elles sont bien nourries, d’autre part parce qu’elles connaissent rarement la ‘trêve conjugale’ liée à l’allaitement, leurs enfants étant placés en nourrice. » Quel est le profil sociologique de ces avortantes ?
Les femmes qui avortent sont de tous les milieux sociaux. Il y a un biais des sources, plus intéressées par les femmes non-mariées, donc des femmes assez jeunes. On trouve plutôt des femmes pauvres, domestiques, journalières, blanchisseuses ou bergères. En revanche dans les archives de la Bastille on repère des femmes qui avortent de la très haute noblesse, du peuple parisien, de la bourgeoisie parisienne, de l’artisanat parisien…
Avorteurs et avorteuses en revanche ne sont pas issus de la haute noblesse. Ce sont des gens qui ont des ressources, qui peuvent avoir des liens avec le milieu médical, qui parfois ont un profil bourgeois. La Voisin, qui a un réseau social extrêmement étendu, vit pourtant dans un quartier parisien populaire, la Villeneuve, en même temps qu’elle fréquente des dames de la cour. Elle leur lit l’avenir, les lignes de la main. Elle est leur femme à secrets. C’est elle qui les écoute, leur trouve des solutions, et les avorte quand elles ont besoin. C’est par cette pratique des avortements qu’elle arrive à accéder à des milieux sociaux qui dépassent son cercle initial.
Le titre de l’ouvrage, Défaire son fruit, est une référence aux pratiques langagières des avortées. Outre les archives judiciaires, a-t-on des écrits du for privé nous permettant d’approcher le vécu des avortements ?
On ne connaît pas d’écrits du for privé sur l’avortement. Il est déjà extrêmement compliqué de parler de fausse couche. Il y a un exemple dans la correspondance de Madame de Sévigné, lorsqu’elle parle de la fausse couche ou de l’avortement (on ne sait pas d’ailleurs) d’une de ses servantes. On voit bien que ce n’est pas un phénomène dicible dans ce type d’écrits. Il y a un article d’Emmanuelle Berthiaud sur les fausses couches mais ces sources ne concernent que les couples légitimes. Même là, ça reste peu dicible. Donc dans un contexte d’illégitimité, parler de cette pratique, ce serait se trahir à tous les niveaux. Avortements et fausses couches demeurent le gros point aveugle des expériences racontées dans les écrits féminins privés.
Quelles sont les pratiques abortives de l’époque moderne ? Évoluent-elles au fil des ans ?
Il y a une pratique qui apparaît ou réapparaît à l’époque moderne, c’est la pratique chirurgicale – ou pratique mécanique intègre. Cela consiste à insérer une seringue ou une plume dans l’utérus pour percer la membrane et provoquer l’avortement. On en trouve des traces à Paris et à Rouen à la fin du XVIIe siècle.
Mais la plupart des avortements se font en prenant des breuvages ou des remèdes à base de plantes. Quand un chirurgien pratique l’avortement, ce peut être par saignées. On trouve aussi des pratiques magiques ou des pratiques mécaniques externes (comme se jeter du haut d’une échelle). Dans les pratiques mécaniques externes, il y a l’idée de « décrocher le fruit » pour qu’il sorte de lui-même.
La Révolution française opère-t-elle une rupture dans l’histoire de la criminalisation de l’avortement ?
La Révolution française marque l’aboutissement d’un processus que j’essaye de mettre au jour, qui est lié à l’insatisfaction de la prise en charge judiciaire de l’avortement. Le Code de 1791 criminalise pour la première fois l’avortement. Cette fois, la répression ne concerne plus les femmes qui ont avorté mais vise les avorteurs et les avorteuses. En 1810, le Code pénal reprendra les dispositions du Code pénal de 1791 mais réintégrera une condamnation des femmes ayant avorté. Entre 1791 et 1810, on verra donc un renversement de la culpabilité, qui ne vise plus les femmes, mais celles et ceux qui les font avorter.
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Laura Tatoueix est historienne. Son ouvrage Défaire son fruit. Une histoire sociale de l’avortement en France à l’époque moderne, est paru en 2024 aux éditions de l’EHESS.