Baudelaire, un poète au Figaro
Entre 1863 et 1864, l'auteur des Fleurs du Mal a collaboré au Figaro.
Le 26 novembre 1863, en deuxième page du Figaro, le journaliste Gustave Bourdin écrit :
"La collaboration du Figaro s'enrichit d'un écrivain très distingué, M. Charles Baudelaire ; c'est un poète et un critique que nous avons, à diverses reprises, combattu sous ses deux espèces ; — mais […] nous ouvrons la porte à tous ceux qui ont du talent, sans engager nos opinions personnelles."
Que Bourdin ait combattu Baudelaire, c'est peu dire. Le 5 juillet 1857, à l'occasion de la publication scandaleuse des Fleurs du Mal, il écrivait dans le même quotidien :
(A écouter en partenariat avec La Fabrique de l'Histoire, sur France Culture)
"Il y a des moments où l'on doute de l'état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l'on n'en doute plus : — c'est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées. — L'odieux y coudoie l'ignoble ; — le repoussant s'y allie à l'infect. [...] Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les putridités du cœur ; encore si c'était pour les guérir, mais elles sont incurables."
Pourtant, en cette fin 1863, c'est dans les colonnes du journal d'Hippolyte de Villemessant que le poète va publier plusieurs textes. C'est d'abord Le Peintre de la vie moderne, long article en treize parties consacré au peintre et dessinateur Constantin Guys, qui paraît en trois fois, dans les éditions du 26 novembre, du 29 novembre et du 3 décembre. Chacun des treize chapitres (« La Modernité », « Pompes et Solennités », « Le Dandy », « La Femme »...) évoque, sur le mode de l'étude critique ou de l'éloge, l'un des aspects de l’œuvre de Guys.
Mais c'est surtout l'occasion pour Baudelaire de développer des thèmes qui lui tiennent à cœur, à commencer par celui de la modernité en art.
"C'est à la peinture des mœurs du présent que je veux m'attacher aujourd'hui. Le passé est intéressant non seulement par la beauté qu'ont su en extraire les artistes pour qui il était le présent, mais aussi comme passé, pour sa valeur historique. Il en est de même du présent. Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent."
Son éloge, sincère, a parfois des airs d'autoportrait. Comme lorsque, dans le chapitre 3, il évoque la première qualité d'un artiste de génie : un sens aigu de l'observation.
"La foule est son domaine, comme l'air est celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c'est d'épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito."
La collaboration avec le journal se poursuivra en 1864. À partir du 7 février, Baudelaire y fera paraître une partie de son Spleen de Paris, pendant en prose des Fleurs du Mal. Extraits de ce recueil qui sera publié à titre posthume en 1869, « La Corde », « Le Crépuscule du soir », « Les Vocations », entre autres, paraissent le 14 février et le 24 avril. Après quoi Baudelaire, très endetté, s'exilera en Belgique.