La littérature comme nécessité : entretien avec Antoine Compagnon
L’académicien revient dans un nouvel essai sur les bienfaits cognitifs et long-termistes de la lecture, réfutant l’idée selon laquelle le « monde d’aujourd’hui » n’aurait plus l’énergie de s’investir dans un loisir chronophage – et parfois ardu.
Dans une société productiviste, où le rendement est roi et le temps précieux, quelle place peut occuper la littérature ? Si elle n’apporte pas de gains immédiatement quantifiables, l’académicien et professeur au Collège de France Antoine Compagnon défend, dans son essai La littérature, ça paye ! (Éditions des Équateurs, 2024), les bienfaits à long terme de sa fréquentation. Loin d’être une activité d’oisifs, la lecture aide à mieux se connaître, à mieux appréhender le monde, et donc à réussir sa vie.
Propos recueillis par Jean-Clément Martin-Borella
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Retronews : Vous présentez la littérature comme étant mal accommodée aux attentes de notre époque. Sommes-nous dans une période particulièrement difficile pour ce loisir ?
Antoine Compagnon : Je ne suis pas de ceux qui pensent que « c’était mieux avant », même s’il y a aujourd’hui des choses qui rendent la situation de la littérature plus difficile, comme la concurrence de l’image, des séries, l’univers numérique en général. Il y a une difficulté à trouver du temps pour lire, puisque nous avons moins de temps et que nous le consacrons à autre chose. Pour autant, d’un point de vue pratique, nous avons de meilleures conditions de lecture qu’avant. Nous sommes mieux éclairés qu’au XIXe siècle, nous avons de meilleurs lunettes, le papier est plus blanc… Le confort n’a jamais été aussi bon, mais la disposition mentale à la lecture de la littérature est, elle, plus difficile à obtenir.
Si notre époque peine à trouver une « utilité » à la littérature, est-ce parce que nous avons de ce concept une notion trop étriquée ?
Nous sommes à une époque où nous voudrions une rentabilité très rapide de tous les investissements, dans quelque activité que ce soit. Il faut que tout rapporte vite. On perçoit, par exemple, les études comme un investissement, alors que dans la tradition antique les études étaient faites pour se connaître. Elles ne semblent plus servir à répondre au principe socratique du « connais-toi toi-même », ou à ce que les Allemands appellent la Bildung, c’est-à-dire la formation de l’esprit. Un souci de rentabilité l’a gagné.
La lecture de la littérature comporte une dimension de gratuité, de plaisir, qui n’exclut pour autant pas une forme d’utilité. Seulement celle-ci n’est pas immédiate, au contraire de la lecture d’un mode d’emploi. Comme disait Baudelaire : « La poésie est un des arts qui rapportent le plus ; mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts, en revanche très gros ». Je soutiens l’idée qu’elle permet de mieux appréhender le monde, de mieux connaître les autres. Ainsi, elle participe à la bonne réussite sociale et professionnelle.
Au-delà de la notion d’utilité, peut-on défendre l’idée que la littérature est une « nécessité » à la bonne vie de l’homme ?
Je soutiens cette thèse en m’opposant à Paul Valéry, qui estimait qu’on avait besoin de dormir et de manger mais pas de lire des romans et de la poésie. Pour ma part, je crois que nous avons besoin de fiction et de poésie pour vivre. Nous passons notre temps, et ce dès notre plus jeune âge, à nous raconter des histoires afin de bien cheminer dans la vie. Selon moi, la nécessité de la littérature tient du registre de la faculté cognitive, et non du savoir encyclopédique – qui, lui, n’est pas à proprement parler nécessaire.
Est-ce que la manière que l’on a d’enseigner la littérature à l’école, par une méthode fondée davantage sur l’analyse méthodique que sur l’émotion personnelle, ne constitue pas un frein pour la faire aimer ?
On constate, en effet, que l’un des livres les plus détestés est Madame Bovary de Gustave Flaubert, car tout le monde a été obligé de le lire au lycée. Les jeunes gens renoncent largement à la lecture et l’école ne parvient pas à les maintenir intéressés. Je dis « maintenir » car les enfants aiment lire. Ils ont souvent de très beaux livres et passent beaucoup de temps en leur compagnie. En grandissant, ils s’en détachent, puisqu’il est difficile de conserver l’amour des livres au milieu de tant d’autres sollicitations.
Il n’y a pas de remède miracle à la difficulté qu’a l’enseignement à favoriser la lecture. Je précise néanmoins dans un passage que l’école ne peut pas tout, et que le cercle familial joue beaucoup dans l’encouragement ou le désintérêt pour la chose littéraire.
Comme une illustration de son omniprésence, vous mentionnez la place de la littérature dans des champs qui ne semblent pas la concerner directement, comme l’économie et les sciences.
J’évoque le grand sociologue Robert Merton et le grand économiste Robert Hirschman, qui ont tous deux un goût prononcé pour la littérature. Je suis persuadé que leur suffisante « lettrure », c’est-à-dire leur esprit plein des qualités que donne la littérature, a grandement participé à développer leur compétence respective. Et nous pouvons appliquer les bienfaits de la familiarité avec la littérature à toutes les professions : les médecins, les avocats, les ingénieurs… Quand on possède cette lettrure, on a une meilleure compréhension de sa matière. On est donc plus à même de la valoriser.
La littérature n’existe pas sans le livre, qui peut faire l’objet d’un certain fétichisme (édition originale, dédicace…). Le livre possède-t-il selon vous un réel pouvoir en tant qu’objet ?
J’ai connu plusieurs bibliophiles, possesseurs de très belles collections, qui ressentaient une immense joie de posséder l’édition originale des Essais de Montaigne ou bien celle des Fleurs du Mal de Baudelaire. Souvent, leur collection de livres était une petite chose à côté de leur collection de tableaux, comme c’était le cas pour Pierre Bergé, que j’évoque dans l’ouvrage. Un livre, aussi précieux soit-il, vaudra toujours moins qu’un tableau, et c’est bien par amour de la littérature que l’on acquiert un livre, plus que pour y effectuer un placement financier. D’ailleurs, l’affection que l’on a pour tel ou tel livre ne dépend pas forcément de sa valeur monétaire. Proust dit que les livres auxquels il tient le plus sont ceux dans lesquels il a lu la première fois les œuvres qu’il aime. Moi-même, qui ne suis pas bibliophile, j’ai éprouvé mes plus grandes joies de lecture grâce à la collection des livres de poche.
Vous consacrez un passage au livre audio, qui connaît un fort succès, même si vous estimez qu’il n’appartient pas à « l’univers de la lecture » ?
J’ai découvert, en rédigeant cet essai, la place prépondérante qu’occupait le livre audio à notre époque. Il appartient au registre de la lecture partagée, mais sa forme l’empêche d’être assimilée à une véritable lecture. En effet, le lecteur est un acteur qui partage sa propre interprétation du texte. L’intonation et la voix ne sont pas les miennes, on m’ôte donc toute possibilité d’imagination personnelle. Puisque je ne suis pas confronté au texte, je ne peux pas me le représenter. Le livre audio a des vertus, mais pas celles de la lecture. C’est un outil intéressant pour la multi-activité ou, bien sûr, pour les personnes malvoyantes.
Pensez-vous que la lecture est le meilleur moyen d’être ouvert aux accidents heureux de la vie ?
La lecture de la littérature donne une certaine forme d’intelligence, notamment celle de l’imprévu. Elle apporte de la clairvoyance et de la perspicacité. Tous ces termes peuvent être contenus en un autre plus savant, la sérendipité, c’est-à-dire la faculté de saisir une occasion, de trouver ce que l’on ne cherche pas. La littérature est là pour nous apprendre que la vie repasse les plats. Comme le dit Albertine au héros de La Recherche : « Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours ».
La littérature nous enseigne qu’on aura toujours l’occasion de rebondir après un échec, de rendre une bonne action ou même de se venger d’un mauvais coup.
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Figure des lettres françaises contemporaines, académicien et professeur au Collège de France, Antoine Compagnon a fait paraître en 2024 l’essai La littérature, ça paye ! aux éditions des Equateurs.