Chronique

Julius Evola, histoire d’un ésotériste d’extrême droite

le 10/05/2020 par Stéphane François
le 05/05/2020 par Stéphane François - modifié le 10/05/2020
Couverture d'une édition récente de la traduction française du « Petit livre noir » du penseur italien réactionnaire Julius Evola
Couverture d'une édition récente de la traduction française du « Petit livre noir » du penseur italien réactionnaire Julius Evola

Célébrité de l’historiographie réactionnaire du XXe siècle, le baron italien Giulio Cesare Evola, dit « Julius », a laissé une œuvre riche, protéiforme et parfois déconcertante. Ses thèses antimodernes et sa haine du matérialisme ont ainsi ému aussi bien Dalida que les cadres nazis.

Giulio (Julius) Evola est né à Rome en 1898 et mort dans la même ville en 1974. Ses cendres furent déposées dans une crevasse du Mont Rose, dans les Alpes italiennes.

Il était un aristocrate, artiste, d’abord futuriste puis dadaïste, et un ésotériste d’extrême droite. Il fut aussi, jusqu’à sa blessure qui le paralysa des membres inférieurs, un grand sportif et un alpiniste reconnu. Politiquement, Evola se plaçait dans une optique antimoderne, aristocratique, inégalitaire et européiste : il était un réactionnaire radical.

Sa pensée, protéiforme, complexe et riche, a fait qu’elle a largement dépassé les cercles restreints des théoriciens de l’extrême droite. Auteur inclassable, il a écrit aussi bien sur l’ésotérisme, la pratique magique (notamment sexuelle), l’art, la politique ou l’histoire des religions. Très rapidement, il a rejeté le catholicisme de sa famille et développé une pensée ésotérique rejetant le « monde moderne », c’est-à-dire le monde né des Lumières.

Avant le premier conflit mondial, Evola fréquente les futuristes italiens, en particulier Marinetti. Comme eux, il souhaite la guerre. Il y participe en tant qu’officier d’artillerie, en qualité d’engagé volontaire. Si la guerre lui semble « nécessaire », c’est seulement en tant que fait révolutionnaire.

Dès la fin du conflit, ses sympathies vont aux empires centraux. Il commence alors à élaborer sa pensée, aristocratique, antichrétienne et antibourgeoise. Jusqu’à sa mort, il condamne le matérialisme et l’utilitarisme. Toute sa vie, Evola fut profondément influencé par Nietzsche et sa critique de la modernité.

Une fois la paix revenue, Evola connaît une crise mystique. Il retrouve le goût à la vie grâce à la découverte de textes hindouistes et bouddhiques. Il tire un livre de cette expérience initiatique, La Doctrine de l’Éveil. Essai sur l’ascèse bouddhiste.

Il se consacre surtout à la peinture, dadaïste, et écrit des poèmes. Ses peintures font notamment de lui l’un des premiers dadaïstes italiens. Ainsi, un critique du Mercure de France (du 1er mai 1919, pages 139-140) décrit l’une de ses œuvres :

« D’abord, avec M. Evola, les traductions plastiques de sensations, devenues aujourd’hui banales, du moins fort répandues.

L’artiste essaie de donner une interprétation personnelle de la perception qu’il a eue des choses. Il nous montre une bataille, avec armes et terrain évoqués par des rappels de formes, et, par-dessus, le bruit noir des obus ou le tac tac des mitrailleuses en lignes rouges brisées qui zigzaguent en tous sens. »

L’intérêt d’Evola pour l’art plastique s’épuise néanmoins rapidement. À compter de 1920-25, il se rapproche des milieux ésotériques, francs-maçon – même s’il restera toujours défavorable à la franc-maçonnerie –, et rencontre des membres d’un ordre magique, l’Ordo Templis Orientis.

Il fréquente aussi des adeptes des sociétés théosophique et anthroposophique. Suite à ces rencontres, il crée en 1927 le groupe UR qui cherche notamment à donner des bases spirituelles non chrétiennes au fascisme – et qui s’oppose à tout rapprochement entre Mussolini et le Vatican. Le groupe publie ainsi un grand nombre d’articles traitant de la magie et de l’ésotérisme en général. Après le départ des francs-maçons, le groupe modifie son nom en KRUR.

Par la suite, Evola échange avec d’autres occultistes européens, notamment avec Aleister Crowley, à l’origine du thélémisme, l’adepte de la magie sexuelle Maria de Naglowska ou encore avec Gerald Brousseau Gardner, l’inventeur de la Wicca.

Il publie en 1928 Impérialisme païen, jetant les bases d’un mouvement plus fasciste que le fascisme (et par ailleurs nommé le « surfascisme »). Dans un article paru à l’origine dans Critica Fascista, l’une des plus grandes revues fascistes, on apprend ainsi qu’il « il développ[e] en de longues pages une thèse dont tout le principe essentiel est “l’incompatibilité nette de la vision impériale de la vie – (c’est de la mentalité fasciste dont il s’agit) – avec toute forme de christianisme ».

Pour autant, il ne fut jamais un membre du Parti National Fasciste de Mussolini. Au contraire, il resta un compagnon de route demeuré à la marge de l’État fasciste, même s’il reçut le soutien des éléments les plus radicaux du régime.

À partir de ce moment, il développe, dans un ouvrage intitulé Révolte contre le monde moderne paru en Italie en 1934, une pensée résolument réactionnaire, postulant l’existence d’une « Tradition primordiale » de nature supra-humaine et transcendante. Il y condamne la modernité issue de la philosophie des Lumières et de ses valeurs : individualisme, démocratie, libéralisme, etc., prétendues manifestations de la « décadence » des sociétés européennes.

Après la défaite de 1940 en France, on dit de son œuvre qu’elle « engage le combat », selon la revue des arts collaborationniste Comœdia le 2 août 1941.

« Elle est une attaque furieuse contre “le monde moderne” ou plutôt contre l’esprit moderne déterminé comme essentiellement antitraditionnel.

Elle laisse prévoir ou elle tend à susciter un retour d'adultes, un retour offensif des pères qui remettra la “jeunesse” à sa place et la sauvera ainsi de sa misère ! »

Dans le même article, l’auteur de ce long compte-rendu de l’œuvre du penseur italien, conclue qu’Evola était « arrivé à la conclusion de l’unité fondamentale de toutes les traditions à partir d’une révélation primitive ».

« Ce qui revient à dire que ces hommes [Evola, René Guénon et Léopold Ziegler], aujourd’hui encore, partagent l’antique point de vue “traditionnel” selon lequel il n’existe qu’une vérité “transcendante”, progressivement perdue au fur et à mesure de la marche descendante des âges (d’or, d’argent, d’airain, de fer), source de toute lumière, identique à elle-même depuis l’aube des temps et à jamais, et que le devoir nous ordonne de reconnaître. »

Révolte contre le monde moderne lui ouvre certaines portes de l’Allemagne nazie. Il y fréquente alors les milieux racistes hostiles au christianisme, les völkischer, notamment deux théoriciens de la race, Hans F. K. Günther et Ludwig Ferdinand Clauss.

À la même époque, il participe à la Revue Internationale des Sociétés secrètes animée par le prélat complotiste et antisémite Ernest Jouin.

Evola ne fut jamais un nazi au sens strict du terme, bien qu’il collaborât à des publications officielles du régime. Ainsi s’il critique le racisme biologique du Reich, il entretient toutefois des relations avec une certaine sphère dirigeante de la SS. Il participe en outre au service de renseignement de celle-ci, le SD, et en particulier avec les bureaux travaillant sur les sociétés secrètes et la franc-maçonnerie. D’ailleurs, à l’instar d’autres théoriciens de l’extrême droite, Evola voyait dans la SS les germes d’une « nouvelle aristocratie ».

Certains journaux francophones, tel Le Temps du 11 novembre 1939, voient dans Evola un Italien introduit dans le régime nazi :

« M. J. Evola était jusqu’à ce jour apprécié en Allemagne comme l’un des meilleurs interprètes de la pensée fasciste. »

Le journal rappelle également l’anticommunisme du penseur italien :

« L’auteur montre combien est grave la collusion germano-russe, née sur le terrain politique.

Il l’appelle “le péril slavo-communiste”, qui menacerait non seulement les États baltes, mais aussi les États balkaniques, “c’est-à-dire la zone immédiate des influences et des intérêts italiens”. »

L’antisémitisme d’Evola ne fait en effet aucun doute. Le Temps l’avait déjà reconnu deux ans plus tôt, le 21 août 1937 (page 2), avec un bémol :

« Il considère la question juive du point de vue de l’immuabilité de la race et de sa manière d’agir, de son attitude, conditionnée par l’instinct racial.

Il part du point de vue que le Juif a une éthique, manifeste des tendances d’esprit, des habitudes mentales en opposition avec celles des autres peuples, et notamment avec la culture européenne.

Cependant, J. Evola s’écarte également du racisme et pose le problème sur un plan de haute politique, impériale et spirituelle. Si le fascisme tisse la trame d’une grande politique mondiale, il se trouvera fatalement en face de la “Loi” d’Israël, avec tout le substratum messianique qu’elle comporte. »

Cette confrontation fatale pousse Evola à traduire en italien, en 1938, le fameux faux antisémite Les Protocoles des Sages de Sion. À l’instar des autres antisémites de son époque, il associe haine des Juifs et complotisme, voyant l’action de ces derniers dans les sociétés secrètes ayant mis à bas les sociétés traditionnelles et aristocratiques européennes.

Evola n’obtient la reconnaissance officielle du régime fasciste qu’en 1941, peu de temps avant la crise de celui-ci, lorsque Mussolini approuve publiquement sa Synthèse de doctrine de la race, pour démarquer ce qui fait la romanité, la « race de l’esprit », du racisme biologique nazi. Mais s’il est toujours resté un « marginal » du fascisme, il ne lui a  jamais ménagé sa fidélité. Ainsi, lors du renversement de Mussolini, il le soutint et adhère idéologiquement ensuite à la République sociale italienne de Saló, bien qu’il la critique.

Il est blessé à Vienne en 1945, à la toute fin de la guerre, lors d’une mission pour la SS. Il doit étudier dans l’ancienne capitale autrichienne un fonds d’archives sur la franc-maçonnerie. Cette blessure le paralyse des membres inférieurs, le forçant, lui le « guerrier », à se diriger vers la contemplation.

Néanmoins, il réarme moralement l’extrême droite italienne de l’après-guerre, avec notamment un ouvrage, Orientations, paru en 1950. Par la suite, il fournit d’autres éléments doctrinaux à une partie de l’extrême droite européenne. Il continue également de côtoyer l’extrême droite européenne, participant à ses revues. Il est même arrêté en 1951 pour avoir impulsé une organisation clandestine, « les faisceaux d’action révolutionnaire ».

Il publie après-guerre deux ouvrages politiques importants : Les Hommes au milieu des ruines en 1953, et Chevaucher le tigre en 1961.

Jusqu’à sa mort, il affine et radicalise son discours antimoderne et antidémocratique. Il côtoie les fondateurs des futurs MSI et Ordine Nuovo – ce dernier étant impliqué ultérieurement dans des attentats. Il fréquente aussi le prince Junio Valerio Borghese, un fasciste historique qui tentera de faire un coup d’État en décembre 1970.

En effet, Evola influencera la frange la plus radicale de l’extrême droite italienne, qui deviendra terroriste durant les « Années de plomb » entre 1969 et le début des années 1980. Ces militants utiliseront la doctrine nihiliste du baron à la fois pour justifier leur dérive vers la violence et pour prouver la possibilité de prôner des « valeurs traditionnelles » sans pour autant se revendiquer du nazisme ou du fascisme.

Hors de l’Italie, l’œuvre d’Evola sera d’abord utilisée pour son aspect politique. Ainsi, la Nouvelle Droite contribuera à faire connaître l’œuvre du penseur italien en France. Le GRECE publiera, en 1977, dans la collection « Maîtres à penser » des Éditions Copernic, sa propre maison d’édition, un ouvrage collectif intitulé Julius Evola le visionnaire foudroyé. Ses principaux représentants le considéreront comme « un guide de haute pensée ».

Réactionnaire radical plutôt que fasciste ou néofasciste, Evola prenait ses modèles dans les anciens ordres de chevalerie, ainsi que dans des mouvements spiritualo-politiques, comme la Légion de l’archange Saint-Michel roumaine, plus connue sous le nom de Garde de Fer. Evola vouait en effet une admiration sans faille au chef de la Garde de Fer, Corneliu Codreanu, qu’il avait rencontré à la fin des années 1930 grâce à l’historien des religions Mircea Eliade, qui en faisait également partie.

Contrairement à René Guénon qui fut catholique puis musulman, Evola ne se raccrocha pas à une tradition religieuse précise. Il est en quelque sorte un « traditionaliste sans tradition », adepte d’une forme d’anarchisme nihiliste. Il vivait dans à la fois dans le monde et hors du monde. Surtout, il ne voulait pas croire.

Cependant, Evola était fasciné par l’Inde et l’Orient. Il y voyait un monde encore ouvert à la transcendance, en opposition à l’Occident fermé à celle-ci. Il est l’un des rares traditionalistes qui aient su faire un exposé clair de doctrines orientales, en particulier du bouddhisme et du tantrisme. Il consacra d’ailleurs une part non négligeable de son œuvre à ce domaine d’étude. Ce qui fit qu’il fut également considéré par les hippies et les acteurs de la contre-culture comme un maître à penser. D’ailleurs, parmi les premiers livres à être traduits en français, nous trouvons La Doctrine de l’éveil, essai sur l’ascèse bouddhiste en 1956, Métaphysique du sexe en 1959 puis en 1976, un ouvrage très apprécié de la chanteuse Dalida, Masques et visage du spiritualiste contemporain en 1972, et Le Yoga tantrique en 1971.

Intellectuel étrange et complexe, évoluant à la fois dans les milieux de l’ésotérisme, de l’activisme politique et de l’histoire des religions, Julius Evola déconcerte. Critique radical du monde moderne, il a attiré les amateurs de mysticisme. Paradoxalement, il gagne aujourd’hui en importance, en tant que référence intellectuelle, dans les milieux maçonniques, en particulier dans les obédiences spiritualistes, alors qu’il a formulé un antimaçonnisme très construit, toujours associé à une critique du judaïsme.

Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.