Révolte dans les Landes : Sabres s’embrase
En avril 1863, les gemmeurs de Sabres se soulèvent contre la baisse de leurs revenus décidée par leurs propriétaires. Cette insurrection paysanne préfigure les mouvements sociaux du XXe siècle.
En avril 1863, plus de 400 gemmeurs et leurs familles, soutenus par la population de la Grande Lande, se regroupent devant la mairie de Sabres (près de Mont-de-Marsan) pour protester contre le changement brutal du contrat qui les lie aux propriétaires forestiers, qui collectent la gemme.
La gemme, c’est la résine du pin maritime, les gemmeurs ceux qui travaillent ces arbres résineux. De février à novembre, période de « pique », ils entaillent le pin pour récolter la résine et entretiennent cette plaie (la « care ») pour qu’elle coule régulièrement. Pendant les mois d’hiver, ils ont en charge l’entretien de la parcelle de forêt sur laquelle ils travaillent.
Au milieu du XIXe siècle, cette résine est un or liquide qui fait la fortune des propriétaires forestiers landais. Des milliers de gemmeurs sont employés à cette récolte, attachés à une parcelle de forêt sous contrat de métayage. Ils disposent en général d’une maison dans le bois et sont rémunérés par une partie de leur récolte, le plus souvent la moitié.
Au début du mois d’avril 1863, un propriétaire renvoie un métayer qui refuse les nouvelles conditions de rémunération qu’on lui impose, à la baisse évidemment.
« Un propriétaire de la commune avait, en prenant un nouveau colon, passé avec lui un bail à faisande notarié et enregistré, dans lequel, entre autres conditions, était édictée celle-ci, relative aux droits respectifs des parties sur la récolte de la résine.
Le prix de la barrique de gemme étant établi à 80 fr, il y aurait parts égales pour le propriétaire et pour le colon ; au-dessus de ce prix, le propriétaire prélevait un préciput de 10 % seulement, laissant la moitié du solde restant, quel qu'en fût le montant. »
Le commerce de la résine est au beau fixe et les gemmeurs, qui travaillent déjà dans des conditions difficiles, se mobilisent en masse devant la mairie de la commune de Sabres. Le Journal des Landes s’émeut de ce qu'il analyse comme une forme d'arrogance de la part des paysans.
« Sur ce prétexte, quatre ou cinq cents paysans se sont attroupés, ameutés, et ont fait entendre des vociférations et des menaces contre tout propriétaire en général qui prétendrait modifier les conditions établies pour les parts de récolte de la résine, et principalement contre celui qui, usant d'un droit incontestable, l'avait appliqué avec une modération digne d'être appréciée.
On ne parlait de rien moins que de contraindre ce propriétaire à déchirer son bail à faisande ; on se portait en masse devant sa maison, on élevait la folle prétention de faire venir tous les propriétaires à la mairie, afin de leur faire prendre, sous le coup de la pression exercée, l’engagement formel de ne jamais changer les conditions aujourd'hui en vigueur. »
Ce que l’article baptise « folle prétention » est un mouvement de protestation qui fait apparaître une solidarité de tous les gemmeurs de la région : il s’agit de refuser la baisse de leurs revenus alors que le cours de la gemme se porte très bien.
Le 6 avril, la manifestation dans les rues de Sabres se disperse tranquillement mais dans la nuit, un gemmeur nommé Loubère « qui avait joué le rôle de chef d'émeute » est arrêté. Le lendemain, des groupes se reforment pour exiger sa libération. Ce jour-là, ce sont les gendarmes à cheval qu’on lance contre les manifestants.
« Le lieutenant de gendarmerie de Sabres fit mettre ses hommes à cheval, baïonnette au bout de la carabine, et annonça qu'il allait, après avoir épuisé la voie des sommations, dissiper l'attroupement par la force. Quelques charges à petit galop furent exécutées, les rangs s'ouvraient pour laisser passer les gendarmes et se reformaient […].
Enfin le lieutenant signifia un ultimatum. Force devant rester à la loi et à l'autorité, il donna deux heures pour évacuer la place et le bourg, au terme de quel temps il ferait tirer sur les assaillants pour repousser la force par la force.
Enfin, on parvint à dominer le tumulte, à décider les perturbateurs à rentrer paisiblement dans leurs quartiers respectifs ; ce qui fut fait, non sans faire entendre des paroles imprudentes, qui ont décidé l'autorité à prendre des mesures préventives. »
Le calme revient dans les rues de Sabres et parmi les gemmeurs, non par la force des baïonnettes mais par le recul des propriétaires. En effet, ceux-ci acceptent de revenir au partage à moitié.
Cette manifestation, qui reste dans les mémoires sous le nom de « révolution de Sabres », soude une profession qui connaît des conditions de travail difficiles. Et qui aura recours plusieurs fois à des actions de grève au début du XXe siècle. Des mouvements sociaux qui culminent en avril 1937, lorsque 20 000 gemmeurs décident d’une grève de la « pique » pour « hâter » les discussions avec les propriétaires forestiers.
« Devant la longueur des pourparlers, soucieux de la prospérité du pays de Gascogne dont la gemme constitue la principale richesse, soucieux des intérêts des commerçants, artisans et de tous ceux qui vivent directement ou indirectement de la forêt, afin de hâter les pourparlers et d'éviter la prolongation d'un conflit regrettable, [les gemmeurs] demandent à M. le ministre de l'Agriculture de se saisir du différend afin d'aboutir à une solution, le plus rapidement possible.
Ils espèrent que le syndicat des propriétaires, faisant preuve du même souci des intérêts de la région et dans le but du maintien de la paix sociale, acceptera de collaborer à l'heureuse solution du différend. »
Cette grève va durer un mois entier, le travail reprenant lorsque les propriétaires acceptent de retourner à la table des négociations pour discuter du statut de métayer (qui ne connaîtra in fine qu’une très légère amélioration).
Malgré l’organisation des gemmeurs en syndicat, la profession n’obtiendra une convention collective plus protectrice de leur statut qu’en 1968. Plus d’un siècle après la révolution de Sabres.