Écho de presse

La mort énigmatique de Philippe Daudet, fils du polémiste nationaliste

le 20/03/2019 par Pierre Ancery
le 28/02/2019 par Pierre Ancery - modifié le 20/03/2019
Le fondateur du journal L'Action française Léon Daudet et son fils Philippe, Le Petit Parisien, 3 décembre 1923 - source : RetroNews-BnF
Le fondateur du journal L'Action française Léon Daudet et son fils Philippe, Le Petit Parisien, 3 décembre 1923 - source : RetroNews-BnF

Suicide ? Résultat d'une manipulation anarchiste ? Crime policier ? La mort du fils de Léon Daudet, 14 ans, retrouvé tué d'une balle dans la tête à l'arrière d'un taxi en 1923, suscita une immense polémique. Elle demeure un mystère.

Paris, le 24 novembre 1923. Le chauffeur de taxi Bajot s'arrête au niveau du 126, boulevard de Magenta et interpelle deux policiers. Il leur explique avoir pris un adolescent dans sa voiture à la Bastille, mais que celui-ci vient de se tirer une balle dans la tête.

 

Les deux agents regardent sur la banquette arrière et y découvrent le corps d'un jeune garçon avec, à ses pieds, un revolver. Les policiers le transportent en urgence à l'hôpital Lariboisière, où l'adolescent meurt presque aussitôt.

Le lendemain 25 novembre, Le Petit Parisien publie cet entrefilet :

« Un jeune homme d'une vingtaine d'années a tenté de se suicider, boulevard Magenta, dans un taxi en se tirant une balle de revolver à la tête. État grave. Lariboisière. »

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Ce sont ces lignes que Léon Daudet, écrivain et rédacteur en chef du journal de la droite monarchiste et nationaliste L'Action française, lit alors avec effroi. En effet, son fils Philippe, âgé de quatorze ans et habitué aux fugues, s'est enfui de chez lui le 20 novembre.

 

Depuis ce jour, son père scrute avec inquiétude les faits divers des journaux : se rendant à l'hôpital Lariboisière, il y trouve son fils mort. Un suicide, sans aucun doute. Daudet, effondré, demande au Parquet d'autoriser l'inhumation sans autopsie.

 

Dans un premier temps, pour éviter le scandale, il va annoncer à ses proches que son fils est mort d'une méningite foudroyante. C'est Charles Maurras qui, le 27 novembre, annonce la triste nouvelle dans L'Action française :

« Nous pleurons tous ce magnifique enfant de quinze ans, si près de nous et si étroitement associé à l'œuvre commune !

 

Tout le monde l'a remarqué, soit au premier rang des réunions où des milliers de patriotes applaudissaient son admirable père, soit dans les cortèges, au milieu de ses chers amis Camelots du Roi, Commissaires et Étudiants d'Action française. »

Pourtant, loin de suivre les orientations nationalistes et monarchistes de son père, le jeune Philippe aurait en réalité caressé l'idéal anarchiste.

 

C'est en tout cas ce que révèle le 2 décembre un hors-série du journal anarchiste Le Libertaire, dans un article titré « Léon Daudet étouffe la vérité ». Lequel provoque un gigantesque scandale et lance le coup d'envoi d'une des affaires les plus énigmatiques de tout l'entre-deux guerres. Le Petit Parisien résume la teneur des révélations du Libertaire :

« L'affaire en serait restée là si hier, dans une édition spéciale, le journal anarchiste Le Libertaire n'avait donné du geste de Philippe Daudet une interprétation inattendue.

 

Selon l'auteur de ces révélations, M. Georges Vidal, Philippe Daudet qui n'avait pas tout à fait quinze ans était “écœuré de la société actuelle” et avait embrassé récemment, l'idéal anarchiste ; il s'était confié à M. Vidal lui-même, sans toutefois lui dire son nom ; il lui avait avoué son dégoût de la vie et lui avait remis une lettre, en le priant de l'ouvrir dans le cas “où il lui arriverait quelque chose”, et d'en faire “ce qu'il croirait, devoir faire”. Ce pli devait contenir les lignes suivantes, destinées à Mme Daudet :

 

Ma mère chérie. Pardon pour la peine immense que je te fais, mais depuis longtemps déjà j'étais anarchiste sans oser le dire. Maintenant ma cause m'a appelé et je crois qu'il est de mon devoir de faire ce que je fais. Je t'aime beaucoup.

 

PHILIPPE. »

Georges Vidal, directeur du journal anarchiste Le Libertaire, agence Meurisse, 1923 - source : Gallica-BnF
Georges Vidal, directeur du journal anarchiste Le Libertaire, agence Meurisse, 1923 - source : Gallica-BnF

L'exalté Philippe, d'après le directeur du Libertaire Georges Vidal, se serait donc proposé ouvertement de commettre un attentat contre l'un des ennemis de la « cause ». Daudet, ulcéré, réagit violemment : il est désormais convaincu que son fils a été « assassiné à la suite d'une atroce machination ».

 

L'affaire prend place dans un contexte d'affrontement entre le mouvement de l'Action française et les anarchistes : peu de temps auparavant, la militante anarchiste Germaine Berton a assassiné Marius Plateau, le trésorier de la Ligue – un geste d'ailleurs salué par les surréalistes.

 

Le lendemain, 3 décembre, L'Action française paraît avec cette Une terrible : « L'assassinat de Philippe Daudet ». Le père en deuil écrit dans son édito :

« Nous avons souffert, ma femme et moi, depuis le mardi 20 novembre, jour de la disparition du petit, un supplice sans nom, que comprendront tous les pères et toutes les mères. Mais, après de tels tourments et tant de larmes, nous demeurons fermes l'un et l'autre, pour la poursuite et le châtiment des bourreaux [...].

 

La conviction de tous nos amis et la mienne, devant cette séquestration de quatre jours, par une bande d'anarchistes haineux et ivres de vengeance, d'un enfant malade de quatorze ans et demi, c'est qu'après avoir été attiré – à la faveur de sa fugue – dans un guet-apens, chambré, suggéré ou contraint, et démuni de tous ses papiers, Philippe a été jeté à la mort.

 

J'ai demandé l'ouverture d'une instruction immédiate à M. le procureur général. »

Léon Daudet, photographie de Paul Nadar, 1930 - source : RMN Grand Palais
Léon Daudet, photographie de Paul Nadar, 1930 - source : RMN Grand Palais

Charles Maurras, dans le même numéro, pointe les négligences – réelles – de la police, sous-entendant qu'elles seraient intentionnelles :

« Il y a une autre réponse. C'est que cette négligence et cette nonchalance ne sont pas naturelles et que cette incurie n'est pas toujours portée à ce point ! Quand on veut, on fait mieux, plus vite et plus court. […]

 

Avec de la bonne volonté la police ne boite pas, et même elle vole. Ô beaux accès de zèle intéressé qu'actionnent de sublimes passions politiques ! »

Que s'est-il passé l'après-midi du 24 novembre ? Pour Daudet et ses amis, c'est certain, il y a eu crime policier.

 

On découvre que Philippe, le jour de sa mort, s'est rendu chez Le Flaouter, un libraire anarchiste du boulevard Beaumarchais. Chez lui, l'adolescent a tenu les mêmes propos qu'à Georges Vidal : il voulait « frapper un grand coup » pour la « cause », se disant prêt à commettre un attentat.

 

Or Le Flaouter était en réalité un indicateur de la police... Philippe ayant convenu de repasser plus tard dans la journée, le libraire avait prévenu Auguste Lannes, de la Sûreté générale (et par ailleurs beau-frère de Raymond Poincaré), qu'un jeune exalté s'apprêtait à commettre un attentat. Lannes avait donc fait envoyer huit policiers aux abords de la librairie en prévision de son retour.

 

Daudet pense que la Sûreté, son ennemie jurée, a séquestré son fils dans le sous-sol de la librairie, l'a forcé à rédiger une profession de foi anarchiste, puis l'a assassiné avant de le placer dans le taxi – dont le chauffeur, Barjot, aurait été corrompu pour faire croire à un suicide. Le journal de droite Le Matin publie les arguments fantasques de Daudet :

« Le pistolet automatique trouvé à ses pieds dans le taxi de Bajot, ne portait pas ses empreintes digitales, ce qui indique suffisamment qu'il ne l'avait pas serré fortement dans sa main, comme il eut dû le faire dans l'hypothèse du suicide.

 

Je pense, pour ma part, que le revolver (dont on n'a pu découvrir jusqu'à présent la filière) et qui semblait non pas neuf, mais peu usagé, a dû être placé dans le taxi, après le crime, soit par Le Flaouter, soit, plus vraisemblablement, par le policier qui a tué Philippe chez Le Flaouter. »

L'opinion publique est divisée entre partisans du suicide et ceux du crime prémédité. Après treize mois d'instruction, la justice rend un non-lieu, retenant la thèse du suicide. Pour le Procureur général, Philippe se serait tué de désespoir en apprenant que les anarchistes s'étaient servi de lui et prévoyaient de l'utiliser pour nuire à son père.

 

Entre-temps, le chauffeur de taxi Bajot ayant porté plainte en diffamation contre Daudet, provoque l'incarcération de ce dernier à la Santé. S'ensuit un tollé. Le Temps écrit ainsi le 3 juin 1927 :

« Il faut bien cependant, nous efforcer de comprendre l’effroyable douleur d’un père qui retrouve son enfant mort, la tête fracassée, sur un lit d’hôpital. L’acharnement de M. Léon Daudet, en cette douloureuse affaire, est trop humain pour que l’on puisse lui en tenir rigueur [...].

 

Une mesure de grâce eût été, à notre avis, plus que justifiée. »

Nouveau coup de théâtre, presque aussitôt : grâce aux Camelots du roi qui passent un faux coup de téléphone au directeur de la prison, Daudet parvient à s'évader, ridiculisant l'administration.

Réfugié en Belgique pendant trente mois, il est gracié en 1929 par Daladier et rentre en France.

 

L'affaire Philippe Daudet, elle, reste floue, de nombreux points de l'enquête n'ayant jamais été éclaircis. Certains ont pu ainsi émettre l'hypothèse que son suicide aurait été « ordonné » par la police, sous la menace, afin de nuire à Léon Daudet.

 

D'autres pensent que cette mort est simplement le fait d'un adolescent perturbé, déchiré entre la pression familiale et ses aspirations libertaires.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Eugen Weber, L'Action française, Fayard, 1985

 

Francis Bergeron, Léon Daudet, éditions Pardès, 2007

 

Jean-Paul Desprat et Jean Ruhlmann, La Mort mystérieuse de Philippe Daudet, Au fil de l'histoire, émission diffusée sur France Inter, 2011