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Une « Conspiration pour l’Égalité » sous la Restauration

le par - modifié le 05/08/2020
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Tandis qu’en France la monarchie de Charles X se durcit, en 1828 paraît à Bruxelles « La Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf » rédigée par un vétéran de la Révolution, Philippo Buonarroti. L’ouvrage, dense et farouchement républicain, ne passe pas inaperçu.

« Un moment avant notre condamnation, Babeuf et Darthé reçurent de moi, sur les bancs de la haute cour de Vendôme, devant la hache aristocratique qui allait les frapper, la promesse de venger leur mémoire, en publiant un récit exact de nos intentions communes, que l'esprit de parti avait si étrangement défigurées.

Près du terme de la vie, il est temps que je m'acquitte de cette obligation, que plusieurs circonstances m'ont empêché de remplir plus tôt. »

Ainsi commence le récit de Buonarroti. L’objectif est clair : rétablir la vérité à propos de ses compagnons de lutte, dont on défigure la mémoire. Babeuf fut en 1796-1797 à la tête d’une conjuration qui voulait renverser le régime du Directoire, trop bourgeois à son goût. Le mot « communiste » n’apparaît pas dans ses projets, mais c’est pourtant bien une sorte de propriété collective qu’il voulait instaurer.

Babeuf, dira plus tard Karl Marx au milieu des années 1840, fut l’animateur du « premier parti communiste agissant ». Autrement dit un des plus fervents apôtres d’un égalitarisme voué à un long avenir.

Dans ce contexte, nul hasard à voir Buonarroti considéré comme un dangereux subversif par l’ordre monarchique. Le 24 avril 1830, le très officiel et gouvernemental Moniteur universel, rendant compte d’un procès à l’encontre de plusieurs opposants, accable l’un de ces derniers en soulignant sa proximité avec l’auteur de la Conspiration :

« Il se jeta dès-lors dans l’opposition et se lia avec l’auteur de la Conspiration de Babeuf (Buonarroti), livre qu’il contribua beaucoup à faire publier.

Cette circonstance est trop importante pour que nous ne nous y arrêtions pas un instant ; l’auteur du livre était ami de Babeuf, et l’on sait que ce dernier fut condamné pour une conspiration dans laquelle il ne s’agissait de rien moins que du renversement des principes sur lesquels reposent tous les gouvernements.

Babeuf et ses complices voulaient mettre à la place un système d’égalité parfaite, une communauté de bien universelle. Pour atteindre ce but, des flots de sang devaient couler ; la mort était réservée à un grand nombre d’autres magistrats de la république française. »

Le motif d’accusation est clair : Buonarroti fut un proche du (supposé !) sanguinaire Babeuf.

En effet, sans partager toutes ses perspectives égalitaristes, Buonarroti a joué un rôle important dans cette conjuration. Né en 1761, Italien naturalisé Français venant d’une prestigieuse famille, il est un des descendants du célèbre peintre Michel-Ange. Se considérant comme un disciple de Jean-Jacques Rousseau, il fut, avant la conjuration de 1797, un fervent partisan et admirateur de Maximilien Robespierre.

Sous la Convention, Buonarroti fut commissaire chargé de police et de sûreté générale dans le territoire italien d’Oneille (Oneglia en italien, alors occupé par l’armée française). Mais contrairement à Babeuf, il a survécu à la répression et est encore actif sous la Monarchie de la Restauration des années 1820, régime qui a pris un tour particulièrement autoritaire depuis l’arrivée au pouvoir de Charles X en 1825.

Quand Buonarroti termine son livre, il a déjà derrière lui une longue expérience de révolutionnaire ; il fut notamment un éminent membre de la Charbonnerie (« carbonaro » en italien, pays d’origine), société secrète tissant sa toile dans différents pays d’Europe pour renverser les trônes monarchiques.

En 1828, le descendant de Michel-Ange est alors à Bruxelles, car persona non grata en France. Le Moniteur universel, si prompt à stigmatiser les révolutionnaires, rendant des mémoires d’Alexandre Andryane quinze ans après la parution de la Conspiration (7 février 1842), dresse un portrait critique, mais assez fidèle, de notre insurgé :

« Or, ce vieillard, c’est le trop célèbre Buonarotti [sic] ; c’est le carbonaro modèle, le républicain par excellence !

Le descendant direct de Michel-Ange gagne en ce moment sa vie à Genève, en donnant des leçons de musique ; mais il n’est pas moins dangereux sous son habit de dilettante que sous son masque de chef de vente.

Depuis quarante ans, cet homme conspire nuit et jour ; il a conspiré en Italien et en France, comme il conspire en Suisse. Il a conspiré dans les charges publiques, dans les sociétés secrètes, sous les verroux [sic] de la justice. En un mot, la conspiration est devenue son état normal, la condition même de sa vie orageuse. »

Sa Conspiration pour l’Égalité est donc tout à la fois histoire, témoignage, et acte militant. Il ne rédige pas une histoire pour tenter d’être impartial, mais cherche à convaincre de sa juste cause.

Pour autant, son œuvre n’est pas unilatérale et caricaturale. Elle marque les esprits, au-delà de ses partisans. Dans Le Globe (4 avril 1829), journal saint-simonien fidèle à l’esprit de 1789, mais nullement partisan des thèses radicales des babouvistes, on peut lire :

« Il écrit de bonne foi, et quoiqu’on ne doive recevoir qu’avec défiance le témoignage d’un homme de parti, et que l’ouvrage ait toutes les apparences d’une apologie, nous le tenons généralement pour vrai, sauf les principes […].

Nous sommes donc prêt à reconnaître avec lui, au milieu des mécontentements ambitieux, des besoins de vengeance et de désordre qui se mêlèrent à l’entreprise qu’il raconte, la présence d’une doctrine absolue et désintéressée, qui, soutenue avec exaltation, fut l’âme de la conspiration la plus démocratique en principe dont nous ayons le souvenir. »

Filippo Buonarroti peint par Philippe-Auguste Jeanron, Paris, circa 1830 - source : Musée du Louvre-Domaine Public
Filippo Buonarroti peint par Philippe-Auguste Jeanron, Paris, circa 1830 - source : Musée du Louvre-Domaine Public

Le conspirateur se fonde en effet sur une documentation assez large (pièces du procès de Vendôme contre Babeuf notamment) et sur les témoignages qu’il a pu recueillir auprès des vivants.

Ce qu’il y a de marquant, c’est qu’il s’agit d’un récit entier, singulier et original de la Révolution française. En un peu plus de trois-cent-cinquante paragraphes, Buonarroti revient sur le déroulement de la révolution de 1789 jusqu’à son terme, qu’il fixe en toute logique à la répression de la Conspiration à laquelle il avait pris part. Son propos, structuré et organisé, contient par ailleurs d’abondantes notes de bas de page, qui fourmillent d’allusions à la situation des années 1820.

Une des forces de ce récit militant, expliquant sa longue postérité, est ainsi de proposer une lecture à plusieurs étages : le récit enthousiasmant de la Révolution de 1789 peut être lu indépendamment de ces notes plus conjoncturelles, permettant au propos de conserver une spécificité qui sera saluée régulièrement par des historiens encore au XXe siècle.

Un de ses objectifs est de montrer le caractère non sectaire de la conjuration, qui ne regroupait pas uniquement des partisans de la propriété collective comme Babeuf (on disait alors des « communautistes ») mais également un spectre varié d’opposants, de néo-robespierristes comme Buonarroti (partisans d’une plus grande égalité mais attachés à la petite propriété) à des républicains radicaux aux orientations variées ne supportant pas la nouvelle orientation conservatrice du régime directorial.

En 1828, Buonarroti se savait au soir de sa vie. Éternel conspirateur, il avait également un sens aigu de la conjoncture : en publiant sa Conspiration, il croit savoir que l’onde de choc commencée en 1789 n’était pas terminée. Son livre n’est pas une publication isolée et s’inscrit dans la multiplication de réflexions et publications autour de ce que l’on devait bientôt qualifier de « question sociale ».

Bientôt le vocabulaire « socialiste » devait en effet connaître une fortune particulière : si l’adjectif « socialiste » n’est véritablement attesté (pour ce qui concerne son sens moderne) qu’au début des années 1830, assurément le propos de Buonarroti participe de ce moment.

D’ailleurs, n’évoque-t-il pas dans une note de la Conspiration Robert Owen, utopiste ayant tenté de réaliser des communautés égalitaires aux États-Unis, considéré comme un des premiers socialistes ? Le révolutionnaire italien le situe en effet dans la continuité de son action :

« Gracchus Babeuf et la conjuration des égaux » par Philippe Buonarroti, édition de 1869 - source : Gallica-BnF
« Gracchus Babeuf et la conjuration des égaux » par Philippe Buonarroti, édition de 1869 - source : Gallica-BnF

« Ce que les démocrates de l’an IV ne purent exécuter en France, un homme généreux a dernièrement essayé de le mettre, par d’autres moyens, en pratique dans les îles britanniques et en Amérique.

L’Écossais Robert Owen, après avoir établi à ses frais, dans son pays, quelques communautés fondées sur le principe de l’égale distribution des jouissances et des peines, vient de former aux États- Unis divers établissements semblables, où plusieurs milliers d’hommes vivent paisiblement sous le doux régime de la parfaite égalité. »

Nul hasard, deux ans plus tard, à voir l’Europe agitée de nouveau par une secousse révolutionnaire : en France, mais aussi dans plusieurs autres pays (Belgique, Pologne, Italie du Nord notamment), la révolution semble de nouveau à l’ordre du jour. Sa Conspiration pour l’Égalité peut paraître à Paris, et son auteur revenir de son long exil. Et les « Trois glorieuses » de juillet 1830 sont suivies de révoltes, grèves et insurrections ouvrières.

Les ouvriers de la soie de Lyon, les Canuts, se soulèvent en 1831 et 1834. À Paris, en 1831 Albert Laponneraye, fidèle robespierriste, prononce en 1831 un Cours public d’histoire de France depuis 1789 jusqu’à 1830 devant un public d’ouvriers pour sensibiliser aux moments radicaux de la révolution. Il n’existe pas de lien formel entre le cours robespierriste parisien et les soulèvements ouvriers lyonnais ; mais ils montrent tous deux que l’air du temps a changé, et que l’ère des révolutions n’est pas terminée.

Quelques années plus tard, Buonarroti meurt à Paris le 16 septembre 1837. 1 500 personnes assistent à ses obsèques. Des journaux peu suspects de sympathie babouviste comme La Gazette de France et Le Constitutionnel annoncent sobrement – mais significativement – sa mort. Buonarroti est bien un homme célèbre.

Peu de temps après, en 1840, aura lieu le premier banquet « communiste » à Belleville. Les idées de Babeuf et Buonarroti prennent de l’ampleur. Et pour cette raison, elles font de plus en plus peur. La Cour royale de Paris juge en 1841 quelques-uns de ces « communistes ». Le 9 juillet 1841, le Journal des débats politiques et littéraires retranscrit un de ces jugements. Voilà comment le président de la Cour accuse un dénommé Pillot :

« Vous avez été de plus condamné pour un écrit intitulé : Ni châteaux, ni chaumières.

Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages où l’on trouve les pensées les plus anarchiques, les plus impies et les plus immorales.

Ces maximes que vous présentiez comme homme spéculatif ont été mises en pratique par une association secrète des communistes et des travailleurs égalitaires. »

Sept ans après, en février 1848, pour la deuxième fois de l’histoire de France, est proclamée une République. Et au même moment un certain Karl Marx, accompagné de son compagnon d’arme Friedrich Engels, publie un Manifeste du parti communiste. La relève semble assurée.

Les noms de Babeuf et Buonarroti sont désormais inscrits comme des précurseurs incontestables de la pensée socialiste. Leur visée est même régulièrement inscrite dans le temps long de l’histoire du communisme.

Ainsi le très populaire Petit parisien publie par exemple le 5 mai 1892 un article sur les « rêves et déceptions » où il est longuement question de la tradition égalitaire :

« On n’a jamais imaginé rien de mieux et de plus complet que la République, de Platon, et c’est de l’idéal de cet illustre discipline de Socrate qu’ont procédé la plupart des socialistes communistes des temps modernes : Thomas Morus, Owen en Angleterre ; Baboeuf [sic], Buonaroti [sic], Saint-Simon, Cabet et tant d’autres en France, sans parler des socialistes allemands contemporains. »

Plus d’un demi-siècle après la mort de Buonarroti, son œuvre était encore connue et citée dans un des journaux les plus lus de l’époque.

Jean-Numa Ducange est historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen. Il vient de publier, en compagnie de Antony Burlaud, Marx, une passion française aux éditions La Découverte.

Pour en savoir plus :

Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Montreuil, La Ville Brûle, 2014 (1828). Édition préparée par Jean-Marc Schiappa, Jean-Numa Ducange, Alain Maillard et Stéphanie Roza.