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Portraits présidentiels : une « peopolisation » en marche ?

le par - modifié le 03/03/2022
le par - modifié le 03/03/2022

A la toute fin du XIXe siècle, on voit apparaître des articles présentant des présidents de la République dans leur vie de tous les jours, en famille et hors de leur fonction. Cette vogue des reportages « intimes » deviendra un passage obligé des campagnes électorales.

Le 19 janvier 1906, alors que Fallières vient d’être élu chef de l’Etat, Le Phare de la Loire annonce la couleur dans le portrait qu’il dresse de lui :

« Nous voici donc entré dans l’intimité du nouveau président de la République.

Aujourd’hui, c’est de rigueur, et le lecteur se désabonnerait vite du journal qui ne reproduirait pas tous les racontars faits sur l’homme du jour. »

Il est désormais loin le temps où les Thiers, Mac Mahon ou Grévy, désignés à la plus haute fonction, n’étaient présentés dans les journaux que par quelques faits d’armes marquants, rassemblés dans une sorte de curriculum vitae qui laissait soigneusement de côté les aspects de leur vie privée. Désormais, les logiques de la grande presse ont fait leur œuvre : le lecteur veut de l’émotion, de l’intime, du croustillant, et son journal lui en donne à chaque élection.

Tout le monde est satisfait, y compris l’intéressé, qui va jusqu’à fournir au journaliste la matière à ses articles car, à leur façon, aussi rudimentaire soit-elle, les présidents de la IIIe République utilisaient déjà l’intimité à des fins de communication politique. Reste à savoir comment on en est arrivé là et comment, aussi, les portraits intimes se sont à la fois banalisés et enrichis au fil des années.

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Sadi Carnot « en famille »

Avec Sadi Carnot, en 1887, la famille du Président devient pour la première fois un sujet d’article. Il faut dire que celle de son prédécesseur, Jules Grévy, faisait la Une des journaux depuis qu’avait éclaté le scandale des décorations, généreusement distribuées par son beau-fils, Daniel Wilson. Il avait entraîné sa démission. « Ah ! Quel malheur d’avoir un gendre », se gaussaient les chansonniers.

Dans Le Soleil, du 5 décembre, toute la famille de Sadi Carnot défile, dans un tableau élogieux, de son grand-père conventionnel et de son père sénateur, jusqu’à ses quatre enfants, son frère et son épouse, « une femme des plus aimables et des plus gracieuses », souligne Le Progrès de la Somme (18 décembre). Les Annales politiques et littéraires vont plus loin dans le portrait personnel, dressant pour le lecteur l’esquisse de son mode de vie :

« M. Sadi Carnot, avant sa grandeur, habitait le troisième étage d’une maison située rue des Bassins. M. et Mme Sadi Carnot ont mené jusqu’à présent une vie très simple, lui vaquant à ses nombreuses occupations, elle s’occupant du ménage, tous les deux suivant de près l’éducation de leurs enfants. […]

Se couchant avant minuit, il se levait de bonne heure pour se mettre au travail. »

Bref, un homme sans histoires, certes comte d’Empire, mais vivant modestement au cœur d’une famille soudée, dont on apprend, grâce au Progrès de la Somme, qu’elle passe ses vacances chez les parents de Mme Carnot, au château de Sévignac, en Charente. Les portraits de Jean Casimir-Périer, en 1894, puis de Félix Faure, en 1895, n’innovent guère.

En revanche, l’accession d’Émile Loubet à l’Élysée, en 1899, marque un véritable tournant dans la couverture médiatique de l’élection présidentielle, au point qu’on pourrait se demander si Loubet, que l’Histoire a quelque peu oublié, ne serait pas le  premier « président people »…

Loubet, le président « qui vous ressemble »

La presse connaît une profonde mutation, depuis une ou deux décennies. Les grands quotidiens populaires, dont certains dépassent chaque jour les 500 000 exemplaires, donnent le ton, se livrant une rude concurrence pour conquérir un lectorat avide de spectacle. Dans ces conditions, les journalistes se mettent en quête d’anecdotes qui leur permettent de construire un récit intime du nouveau Président, propre à satisfaire la curiosité du public.

Lui-même comprend le bénéfice qu’il peut tirer de portraits qui l’humanisent et attirent à lui la sympathie. Il sait aussi que la presse ne dévoilera jamais ce qu’il tient à cacher de sa vie privée. C’est pourquoi Émile Loubet fournit aux journaux des notes sur sa famille et la matière d’anecdotes valorisant sa simplicité et l’amour qu’il porte à sa mère, comme celle que rapporte Le Figaro, le 19 février 1899 :

« M. Loubet s’en fut passer quelques jours de vacances à Montélimar. Très populaire dans cette ville, M. Loubet, coiffé d’un chapeau à larges ailes, le veston flottant, le cigare aux lèvres, partait de bon matin pour Marsanne, afin d’aller dire bonjour à sa vieille mère, une vénérable octogénaire qui a aujourd’hui quatre-vingt-six ans bien sonnés. Mme Loubet mère s’apprêtait précisément, ce jour-là, à cuire du pain. Et avec l’accent méridional, aussitôt qu’elle vit entrer son fils, elle lui dit :

- Tiens, Emile, je vais profiter de ta visite. Je suis trop vieille pour pétrir le pain, mais c’est toujours moi qui le mets au four. Tu vas m’aider dans mon travail.

Tout simplement, M. Loubet répondit :

- Eh bien ! oui, mère : je vais t’aider.

Et l’on vit le futur Président de la République française quitter et enfourner le pain. »

Bref, Loubet, fils aimant, est un homme comme tout le monde, un Français parmi les Français ! Le Constitutionnel du 21 explique qu’un jour, alors ministre des Travaux publics, il alla à la rencontre de son père qui labourait un champ :

« Les étreintes échangées, M. Émile Loubet enleva pardessus et jaquette et saisit les mancherons de la charrue. »

Dans la France paysanne de 1899, l’anecdote a une forte portée symbolique.

On apprend aussi une foule de détails : il aime la bonne chère – de son propre aveu, « il mange comme quatre » –, est un fumeur endurci –  le cigare en public, la pipe en privé –, a une sainte horreur du bruit, est allé récemment visiter sa fille et son gendre à Marseille, dans leur jolie villa, au 118 avenue du Prado…

Le très conservateur Gaulois, non sans condescendance, souligne sa « rusticité », sa « simplicité antique » : « il adore ôter ses bottes et chausser ses pantoufles » ; il vit « à la bonne franquette » (19 février 1899). Le Figaro nuance cependant : « Le Président (…), quoiqu’on lui ait dénié bien sévèrement la qualité d’intellectuel, est un esprit des plus ouverts et les plus cultivés ». Et de citer ses auteurs préférés : Rabelais, Montaigne, Paul-Louis Courier, pour la prose ; Hugo, Musset, Lamartine, pour les vers.

Le dévoilement stratégique d’Émile Loubet conduit les reporters à enquêter sur le terrain, en se rendant dans sa ferme natale de Marsanne, où habite toujours sa mère. Bientôt, elle ne désemplit plus. Les articles se succèdent sur la « Terrasse », nom de la propriété familiale, dont les lecteurs, grâce aux journaux, finissent par connaître chaque parcelle. Ils se familiarisent aussi avec le beau-frère du Président qui le présente comme un homme simple, ne rechignant jamais à la tâche, et surtout avec Mme Loubet, « une vieille paysanne au visage hâlé, brûlé par le soleil, parcheminé par le mistral, mais dont les traits ont une finesse qui nous frappe » (Le Matin, 20 février 1899). L’article, pittoresque, d’abord aimable et même chaleureux, se termine par une pointe perfide, lorsqu’il transcrit les propos de Mme Loubet :

« ‘Oh ! je sais bien que je le verrai plus. C’est comme cela dans la vie. Nous élevons les enfants et ils ne s’occupent plus de nous quand ils sont grands. Il ne m’a même pas télégraphié lui-même pour me dire qu’il était nommé. Il m’a fait prévenir par un étranger.’

Un sanglot monte à la gorge de Mme Loubet. Nous nous retirons, n’osant pas l’interroger davantage ; et puis elle est visiblement souffrante. »

L’homme, « tel qu’il est »

Les portraits du successeur, Armand Fallières, élu en 1906, vont plus loin encore dans la recherche du détail pittoresque. Rien de mieux, alors, pour décrire « l’homme tel qu’il est » que d’interroger « ses amis » qui témoignent sous le sceau de l’anonymat. Dans L’Écho de Paris du 9 janvier, on le suit ainsi jusque dans sa salle à manger :

« Bon mangeur, M. Fallières ?

- Excellente fourchette de Gascogne, vous pouvez l’affirmer ! Du reste, menu toujours simple, mais substantiel : trois plats, précédés du hors-d’œuvre au déjeuner, du potage au dîner. (…) Comme vins, ceux de Loupillon, de ses vignobles, à lui. Il n’en boit pas d’autre.

- Mais, son embonpoint ne prend pas des proportions inquiétantes pour un candidat à la présidence de la République ?

- Il combat l’obésité autant qu’il peut. Que ce soit dans son domaine de Loupillon, près de Mézin, où il fait de longues marches à travers ses vignobles – dont il est si fier – ou à Paris, le président se livre à de longues marches à pied. A sept heures du matin, il est levé. A huit heures, il est dehors, coiffé la plupart du temps d’un feutre mou et le parapluie à la main. »

Les journalistes défileront également dans sa maison de Loupillon (Lot-et-Garonne), examinant chaque pièce pour les lecteurs, même la chambre à coucher. Ainsi dans Le Phare de la Loire du 19 janvier :

« Aux fenêtres, des rideaux de cretonne à fleurs, deux lits de noyer ; sur la cheminée, une affreuse pendule Restauration en zinc doré, un bahut, deux petits crapauds posant sur deux carpettes, une table de toilette munie d’une petite cuvette, d’un pot à eau et d’un blaireau et, sur un meuble du coin, les portraits de deux enfants. »

L’album-photo du président

Les journalistes sont en quête du portrait vivant. Les techniques de reproduction leur offrent bientôt un outil qui va leur permettre d’ajouter de la vie à leur récit : la photographie. Jusqu’ici, la découverte du président élu passait par la description physique, avec force détails, comme pour Casimir-Périer, dans Les Annales politiques et littéraires :

« La tête semble un peu petite pour la largeur de ses épaules ; mais le regard, limpide, supplée à toutes les lacunes. Les yeux s’ouvrent profondément dans un bombé, grands et clairs, joyeux même à force de clarté, très jeunes. Insuffisamment protégés par la courte arête de son nez, ils paraissent quelquefois inquiets et vagues comme ceux des enfants.

Sur la bouche se dessine une fine moustache militaire, et, en effet, l’ensemble est d’un petit officier d’infanterie, habillé en civil, et serré dans un veston élégant dont la poche laisse passer galamment la corne du mouchoir. »

Par la suite, la presse publie des portraits dessinés, qui s’effacent sous le souffle de la photo.

Le 18 janvier 1913, Excelsior présente ainsi à ses lecteurs « la première photographie intime du nouveau président de la République », Raymond Poincaré. Pris dans le salon de son appartement, rue du Commandant-Marchand, le cliché est, certes, très posé et solennel, mais on y découvre les visages de son épouse, de sa mère, de son frère, de sa belle-sœur. Il est accompagné d’un autre, plus spontané, saisi depuis un balcon, où le nouveau président, entouré des membres de sa famille, tout sourire, salue la foule venue l’acclamer.

La photo permet d’illustrer le parcours du nouveau chef de l’État, qui fournit aux journaux des clichés de famille. On y voit notamment Poincaré à cinq ans, en robe, mais aussi ses parents, son épouse, et même son chat siamois « Gris-Gris », photo prise par Mme Poincaré elle-même.

Gaston Phélip, dans Les Annales, évoque à ce propos le témoignage de sa mère, au lendemain de l’élection du nouveau chef de l’Etat :

« Gris-Gris, c’est l’enfant gâté, trop gâté. L’affluence des visiteurs était telle que nous redoutâmes de le voir écrasé. Nous l’avions donc enfermé dans la salle de bains. On ne le délivra qu’à l’arrivée de son maître. Mais alors, il eut sa revanche : il dîna à table avec nous, à côté de Raymond. » 

Poincaré, l’ami de bêtes, l’ami des fleurs, l’adolescent qui composait des poèmes… L’anecdote vient assouplir l’image austère de Poincaré. Pour le cerner, dans le même journal, on convoque même une « célèbre graphologue », Marthe Desbarolles. Selon elle, l’écriture du nouvel hôte de l’Elysée, révèle trois traits majeurs : « clarté d’esprit, désir de comprendre, mais surtout d’être compris ».

Les codes de la proximité

Près de vingt ans plus tard, en 1932, le portrait d’Albert Lebrun dans la presse tient de la synthèse de tout ce qui précède et souligne combien, désormais, l’exercice journalistique est codifié. L’Intransigeant, Le Journal, Le Petit journal, Le Petit Parisien, on ne compte plus le nombre de quotidiens qui envoient un journaliste en reportage à Mercy-le-Haut (Meurthe-et-Moselle), le village natal du nouveau Président.

Tous les récits se ressemblent, tous passent par le témoignage du frère d’Albert Lebrun, Gabriel, agriculteur, qui fait office d’« attaché de presse » zélé. A tous les reporters, il dit la même chose :

« Ce n’est pas parce que c’est mon frère, mais je n’en connais pas beaucoup comme lui.

Le travail, voilà sa vie. Il a toujours travaillé. Tenez, à 11 ans, il a passé d’un seul coup, ce qui ne se voyait que rarement à l’époque, ses deux certificats d’études. (…)

Il sait tenir la charrue et herser comme nous. Il a plus d’une fois conduit la lieuse, habillé en paysan comme moi-même. »

Fils de cultivateur, Lebrun est à l’image des Français, « un terrien », note Le Petit journal. La modestie de l’homme est soulignée par la visite de sa maison natale, acquise en 1919 par un Luxembourgeois, et dont les journaux publient la photo. La chambre est restée intacte, « une pièce très simple, avec un lit au milieu et des rideaux blancs » (Le Journal, 11 mai 1932).

L’entourage du nouveau chef de l’État a également pris soin de fournir des photos personnelles, du petit Albert à deux ans, en robe, jusqu’au cliché des Lebrun avec leurs enfants et leur petit-fils, prise dans leur propriété. Loin de l’image figée de Poincaré et sa famille, la photo, reproduite notamment dans Excelsior et Le Petit Parisien, témoigne de la joie et de l’affection partagées.

A la fin de la IIIe République, donc, évoquer dans la presse l’intimité du nouveau président de la République, lorsqu’il s’agit de le présenter aux Français, est devenu d’une grande banalité. Les portraits, qui versent dans le stéréotype, bienveillants voire hagiographiques, servent l’image des hôtes de l’Élysée, que les citoyens n’ont pas élus et qu’ils connaissent mal.

Au fond, le portrait intime du Président nouvellement élu participe de la construction d’un imaginaire commun, celui d’une République du peuple, ancrée dans la terre de France, fondée sur le mérite et le service des Français, où les hommes les plus simples, par leur travail et leurs vertus, peuvent accéder aux plus hautes fonctions de l’État. Le Président est alors narré, non comme un monarque charismatique, inaccessible, céleste, mais comme un serviteur de la Cité, humble, ordinaire, proche des citoyens. La presse entraîne le public dans son histoire personnelle, parsemée de douces aspérités, et accompagne le nouvel élu dans sa communication.

Nulle indiscrétion à redouter : l’accord tacite entre le journaliste et l’Élysée suppose que chacun y trouvera son compte.

Christian Delporte est historien des médias et de la communication politique. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin.