Écho de presse

L'éloge du végétarisme en 1894

le 16/10/2018 par Pierre Ancery
le 28/08/2017 par Pierre Ancery - modifié le 16/10/2018
La vieille querelle du régime végétarien et du rire carné : la famille Roastbeef traverse la cité des légumes sous les huées de la populace ; George Delaw, Le Rire ; 1909 - source RetroNews BnF

En 1894, un célèbre journaliste parisien raconte sa conversion à un régime (presque) sans viande.

C'est dans les prestigieuses Annales politiques et littéraires que, le 18 mars 1894, l'éminent journaliste et critique dramatique Francisque Sarcey fait cette confession : voici un an, il s'est converti au végétarisme. Ou plutôt au semi-végétarisme, le journaliste se comptant parmi les végétariens "modérés" : il a abandonné les viandes blanches et rouges, mais continue de manger des œufs et du poisson. Pour le reste, fruits et légumes à tous les repas. Au sujet du poisson, il se justifie :

 

"Je crois pourtant que ceux qui travaillent beaucoup du cerveau ont besoin d'adjoindre le poisson à leur alimentation : c'est le poisson qui fait le phosphore, et sans phosphore, point de pensée, point d'imagination, point de mouvement d'esprit."

 

Et de raconter sa conversion, un an auparavant, à ce nouveau régime :

 

"Les quinze premiers jours sont pénibles ; un changement d'habitudes, surtout lorsqu'il est aussi radical, ne va pas sans trouble et sans ennui. Comme vous ne pourrez pas imposer votre régime à ceux qui vous entourent, vous aurez à lutter d'abord contre vous-même, contre la vue des mets servis sur votre table, qui éveilleront votre appétit et vos regrets, puis surtout contre les sollicitations et les douces railleries des vôtres, qui déclareront [...] que c'est un entêtement ridicule, qu'on n'a jamais vu chose pareille, et autres affectueuses balivernes."

Il conseille de tenir bon aux lecteurs tentés d'abandonner dès les premiers jours :

 

"Si vous vous laissez aller une fois, vous êtes perdu. Il faut résister ; plaisanteries et querelles ne tardent pas à cesser d'elles-mêmes, l'accoutumance faisant son office ; l'appétit devient indiffèrent aux mets qu'on s'est interdit de manger ; on n'en sent plus même le désir, et l'on voit passer devant ses yeux une belle poularde truffée ou un perdreau cuit à point, sans même que le fumet éveille les papilles nerveuses de la bouche et y fasse monter la salive."

Car le jeu en vaut la chandelle :

 

"C'est une vérité que ne contestera aucun médecin : nous mangeons trop dans notre vie civilisée. La machine humaine ne peut brûler tous les résidus qu'une nourriture trop abondante accumule dans le corps, ils finissent par s'y accumuler ; ils l'encombrent et l'empoisonnent. Les trois quarts de nos maladies viennent de là."

Les effets positifs sur le corps, mais aussi sur l'esprit, sont nombreux :

 

"Jamais je ne me suis plus senti en veine de travail et en verve d'articles que depuis cette résolution prise. Il me semble que j'ai les idées plus nettes, la plume plus abondante et plus facile. J'étais sujet à des afflux de sang au cerveau, le soir, après dîner ; ils ont disparu. J'avais besoin d'un petit verre de liqueur, pour hâter la digestion. J'ai rigoureusement supprimé toute liqueur de mon ordinaire et je m'en trouve à merveille. Goûtez-en, et vous m'en direz des nouvelles."

Déplorant que Paris soit "une des villes les plus réfractaires au végétarisme", Sarcey évoque les États-Unis, où la "secte" des végétariens, comme il l'appelle, comporte de nombreux adeptes. Même si certains (les "exaltés") vont trop loin à son goût en ne se nourrissant que de "fruits frais ou secs, de différentes espèces de noix" et ne buvant "jamais aucun liquide d'aucune sorte, le jus des fruits suffisant à apaiser leur soif"...

 

"Je ne crois pas utile, dans un journal français, de nous étendre sur ce régime féroce. Nous aimons en toute chose une juste mesure, et il n'y a pas apparence que ce fanatisme fasse jamais des prosélytes chez nous."

Francisque Sarcey, figure journalistique de la fin du XIXe siècle célèbre pour sa bonhomie et son goût du "bon sens", fut souvent raillé et caricaturé. Lors du cortège de mi-carême de 1898, son effigie ventripotente fut promenée à travers Paris dans une cage... remplie de légumes.