La redécouverte d’Angkor, joyau de l’Empire khmer
La « découverte » des vestiges de l’ancienne capitale de l’Empire khmer par l'explorateur Henri Mouhot a lieu en 1860. Elle marque la naissance en France d’une véritable « Angkor-mania », à un moment où le Cambodge devient une colonie française.
1860. Le Franc-Comtois Henri Mouhot, naturaliste et explorateur, effectue un voyage en Asie du Sud-Est. Se rendant sur le site d’Angkor, au Cambodge, il découvre stupéfait la splendeur de l’ancienne capitale de l’Empire khmer, abandonnée depuis le XVIe siècle et laissée depuis à l’état de ruines. Sur plus de 400 km2, ce sont quelque 400 temples partiellement recouverts par la végétation et de nombreux aménagements hydrauliques qui se dressent à l’emplacement de cette ville qui abrita, lors de son âge d’or, pas moins de 750 000 habitants.
De ce voyage, Henri Mouhot va livrer un récit illustré qui paraît en France en 1863 dans la revue Le Tour du monde, générant un intérêt considérable pour les merveilles architecturales du site et enflammant les imaginations d’un public fasciné par ces ruines enfouies dans la forêt depuis des siècles. L’auteur y écrit :
« Ah ! que n'ai-je été doué de la plume d'un Chateaubriand ou d'un Lamartine, ou du pinceau d'un Claude Lorrain, pour faire connaître aux amis des arts combien sont belles et grandioses ces ruines peut-être incomparables, seuls vestiges d'un peuple qui n'est plus et dont le nom même, comme celui des grands hommes, artistes et souverains qui l'ont illustré, restera probablement toujours enfoui sous la poussière et les décombres. »
En 1865, une description enthousiaste des lieux, parue originellement dans le Courrier de Saïgon, est reprise dans plusieurs journaux :
« Quel beau champ d’exploration pour une commission d’artistes et de savants ! La besogne, il ne faut pas se le dissimuler, serait longue et ardue. Mais que de trésors d’antiquités enfouis depuis des siècles reparaîtraient à la lumière ! Que de découvertes intéressantes on ferait au milieu de ces ruines, dont aujourd’hui encore bien peu d’Européens soupçonnent l’existence ! »
Henri Mouhot (mort au Laos en 1861, de la fièvre jaune et de la malaria) a-t-il vraiment été le premier à « découvrir » les vestiges d’Angkor ? Si les Cambodgiens n’ont jamais oublié l’existence de leur ancienne capitale, quelques rares Européens en avaient fait mention avant le Français. Des voyageurs espagnols et portugais ont fait une relation de leur visite en 1570. L’abbé Bouillevaux, un missionnaire, s’y était aussi rendu quelques années avant Mouhot.
Mais c’est le compte-rendu de voyage paru dans Le Tour du monde qui va attirer sur place de nombreux Européens. Une seconde exploration, beaucoup plus exhaustive, a lieu de 1863 à 1866. Le lieutenant de vaisseau Francis Garnier, en 1869, fait un récit repris dans divers journaux et soulevant de nombreuses questions historiques sur le site, dont l’origine reste encore très mystérieuse :
« D'où sont venus les premiers propagateurs du bouddhisme au Cambodje ? Quel état social prédisposait assez bien les populations à recevoir cette nouvelle foi religieuse, pour que leur ferveur éclate ainsi en merveilles artistiques [...] ? Enfin, quels sont les véritables auteurs d’Angkor-la-Grande, et à quelle souche humaine appartiennent-ils ? »
L’engouement français pour Angkor est alors indissociable de la politique de colonisation qui, au même moment, est mise en place dans l’Asie du Sud-Est. En 1863, en effet, la France du Second Empire instaure le Protectorat du Cambodge, pays jusque-là vassal du Siam (Thaïlande). Le Protectorat sera intégré à l’Indochine française en 1887.
Un article comme celui paru en août 1870 dans L’Opinion nationale est révélateur du regard paternaliste porté alors en France sur cette partie du monde, la présence française y étant perçue comme facteur de « régénération morale » pour un peuple qui fut jadis « fort avancé », comme le prouve la splendeur des ruines d’Angkor :
« Quant aux indigènes de nos trois provinces, ils sont assurément plus intelligents, plus ouverts que les Hindous, plus dociles à notre influence que nos Arabes d’Algérie ; depuis huit ans, leurs enfants apprennent notre langue et y font de rapides progrès.
De ce côté, la régénération morale est au moins aussi assurée que dans certains de nos départements. Si l’on en juge par les traces admirables que leurs pères ont laissées sur le sol, la civilisation y était fort avancée, et leur puissance artistique ne le cédait en rien à celle des riverains du Gange et du Nil. »
Dans la mise en place de ce régime de tutelle, la redécouverte d’Angkor, et plus tard sa restauration, vont jouer un rôle légitimant : il s’agit en effet, pour le lobby colonial, de convaincre l'opinion du bien-fondé de la colonisation en insistant sur la nécessité de sauvegarder les ruines. Angkor devient un enjeu politique pour le pouvoir français.
Tandis que les missions d’explorations se succèdent, aboutissant à une connaissance de plus en plus approfondie du site, l’architecture khmère est fêtée lors de l’Exposition universelle de 1889 à Paris. Véritable vitrine du projet colonial de la France, celle-ci abrite sur l’esplanade des Invalides une pagode d’Angkor entièrement recréée. Le Monde illustré raconte sa visite (déçue) le 2 novembre :
« Cette pagode, qui n'est que le pavillon de l'exposition cambodgienne et qui ne contient aucun objet relatif au culte bouddhique, a été, et est encore un des attraits de l'Esplanade. Séduite par sa forme originale, par je ne sais quoi de mystérieux qui se dégage de cette pyramide étrange qui la domine, la foule n'a cessé de s'y porter, c'est le mot, d'en gravir les degrés gardés par des sphinx de plâtre, d'en franchir religieusement le seuil, et d'en sortir tout aussitôt assez désappointée.
La désillusion est bien autre, paraît-il, pour ceux qui, — ils sont rares, il faut le dire, — ont vu, là-bas, ce chef-d'œuvre de l'architecture khmer qu'on nous offre ici réduit aux proportions d'un joli bibelot d'étagère. »
Angkor est toujours à la mode lors de l’Exposition universelle de 1900, où les colonies d’Extrême-Orient sont à nouveau mises en avant. Mais la culture khmer telle qu'elle est présentée au public est souvent réduite à quelques clichés exotiques. Un « Théâtre indochinois » est créé au sein de la section de l’Indochine : la célèbre danseuse Cléo de Mérode y fait sensation en apparaissant sur scène déguisée en apsara, nymphe des légendes hindoues représentée sur les bas-reliefs d’Angkor.
Dès le début du XXe siècle, le site d’Angkor est réhabilité par les archéologues français, notamment ceux de l’EFEO (École française d’Extrême-Orient), fondée en 1900 à Saïgon. Des travaux de restauration qui ont lieu dans un contexte de concurrence avec les autres puissances européennes présentes en Asie, chacune ayant « son » site archéologique à mettre en avant : Bagan en Birmanie pour les Anglais, ou Borobudur à Java pour les Hollandais.
Le Petit journal illustré insiste en 1926 sur le rôle archéologique joué par les Français à Angkor :
« Il fallait, pour sauver les édifices d’Angkor, des travaux gigantesques. Qui les eût faits jadis ? Le pays, jusqu’à la signature du traité franco-siamois de 1907, appartenait au Siam. Mais eût-il appartenu au Cambodge que les vestiges de la grande civilisation khmère n’eussent pas été mieux traités.
L’Oriental, en effet, qu’il soit Siamois ou Cambodgien, l’Oriental, si volontiers conservateur de légendes et de traditions, n’a pas le souci des monuments du passé [...]. Mais les Français sont venus [...]. Aujourd’hui, le pays est assaini ; les ruines sont dégagées. Une route superbe y mène. En 1922, quand le maréchal Joffre fit son voyage en Indochine, c’est en auto qu’il se rendit à Angkor, accompagné du gouverneur général et de lord Northcliffe, pour assister aux fêtes rituelles que le roi Sisowath lui offrit dans le temple majestueux des anciens Khmers. »
L’exposition coloniale internationale de 1931, avec ses huit millions de visiteurs, marque l’apogée de cet engouement pour l’ancienne capitale des Khmers, dont le temple emblématique datant du XIIe siècle, Angkor Vat, est recréé à la même échelle pour accueillir le pavillon de l’Indochine. Mais si l'exposition est à nouveau un succès en termes d'affluence, la propagande colonialiste qui y est mise en oeuvre se voit notamment dénoncée par le Parti communiste. On peut ainsi lire dans L’Humanité du 22 mai :
« Le temple d’Angkor a été ouvert à la curiosité du public. Le temple d’Angkor qui, par sa reconstitution, même aux portes de Paris, témoigne devant la population ouvrière de France, de la plus haute civilisation de ces races d’Asie que notre impérialisme soumet au plus dégradant esclavage. »
Le site d’Angkor, après l’indépendance du Cambodge en 1953, allait devenir l'emblème national. Le temple d’Angkor Vat, qui figure sur le drapeau cambodgien, est aujourd’hui le principal site touristique du pays. Angkor est inscrit depuis 1992 au patrimoine mondial de l'humanité.
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Pour en savoir plus :
Claudine Le Tourneur d’Ison, Temples perdus, Et Henri Mouhot découvrit Angkor, CNRS, 2015
Hugues Tertrais (dir), Angkor VIIIe-XXIe siècle : mémoire et identité khmère, Autrement, 2010
Henri Mouhot, Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos, 1868, à lire sur Gallica