L'égyptologie, histoire d'une science très « française »
Depuis l'expédition d’Égypte de 1799, l'égyptologie n'a cessé de s'affirmer comme une « science française ». Retour sur l'engouement pour cette discipline à travers ses découvertes et ses pionniers, avec l'égyptologue Chloé Ragazzoli.
RetroNews : À quand remonte l’intérêt français pour la connaissance de l’Égypte antique ?
Chloé Ragazzoli : Plusieurs phénomènes se croisent. On peut faire remonter cet engouement français à l'expédition d’Égypte par Napoléon en 1799, qui compte 160 savants, aux côtés de plus de 30 000 soldats du corps expéditionnaire. D’emblée, l’entreprise est très publicisée, avec la publication de journaux comme La Décade égyptienne et Le Courrier de l’Égypte, mais aussi la diffusion d’images et de tableaux. La commission d’Égypte entreprend de publier la Description de l’Égypte sur 20 ans, de 1809 à 1822, qui décrit les monuments de l’Égypte, antique ou médiévale, comme sa faune et sa flore. Base de l’orientalisme tel que l’a défini Edward Saïd, elle symbolise aussi l’appropriation d’un pays par un autre. Cet ensemble d’images, de nouvelles, d’objets lance un premier goût pour l’Égypte, et même une mode, baptisée égyptomanie, qu’on retrouvera dans le mobilier et les arts décoratifs.
D’autres individus, savants, ingénieurs, pionniers de l’égyptologie, partent en Égypte pour constituer des collections comme Jean-François Caillaud, ou se mettre au service du roi Mohammed Ali, qui entend réformer l’État égyptien et lancer pleinement la Révolution industrielle. C’est le cas d’Émile Prisse D’Avennes. Nous voilà à l’époque romantique et son goût pour l'orientalisme, avec une rêverie sur les ruines, les paysages, la figure du harem, la douceur de la vie à l’orientale, l’idée d’une « sagesse cachée »…
L’égyptologie devient-elle une « science » à partir de la découverte de Champollion ?
Oui, dès la découverte de la Pierre de Rosette, dont l’importance n’échappe pas au lieutenant Bouchard, et qui est annoncée dans les semaines qui suivent dans la presse métropolitaine. La Pierre est saisie par les Anglais mais des copies ont été faites et l’idée est très prégnante dans les cercles académiques français que le déchiffrement doit être français – et les copies sont jalousement gardées. À ce moment-là naît une compétition nationale pour le déchiffrement. Champollion n‘a pas réussi son break through tout seul ; c’est le résultat de réseaux de savoir, de traditions, d'échanges. Mais il y a quand même cette idée qu’il faut que ce soit les Français qui « craquent le code ».
Champollion a néanmoins lu avec attention ses prédécesseurs ou compétiteurs – comme Ackerblad ou Thomas Young – qui ont déjà compris le lien entre l’ancien égyptien et le copte ou que certaines signes étaient phonétiques et non pas seulement idéographique (l’image transcrit une idée). Mais Champollion établit en 1822 une première correspondance entre les signes qui constituent le nom de Ptolémée sur la pierre et leur valeur phonétique. Il faudra néanmoins attendre le précis de 1824 pour qu’il pose les trois valeurs des signes égyptiens : phonétiques, idéographiques et symboliques.
En parallèle de cette compétition nationale, se développe un mouvement dont Champollion et ses soutiens seront des acteurs, pour faire de la France l’une des grandes nations de l’égyptologie, par la constitution de collections et la fondation d’une chaire d’égyptologie au Collège de France. Champollion militera pour l’achat de la collection Salt qui attend son destin à Livourne, ce qui mène à l’ouverture d'un département égyptien au musée du Louvre, dont il sera nommé conservateur.
Dans la seconde partie du XIXe siècle, des institutions sont mises en place, avec des investissements ponctuellement importants, qui peuvent s’expliquer par ce contexte de compétition coloniale et nationale. Il y a deux grands bras armés de l’égyptologie académiques : les grandes chaires, fondées dans des universités anciennes (Sorbonne, Montpellier, Lyon…), et l’École française du Caire, fondée à la fin du XIXe siècle. Cela explique qu’aujourd’hui, dans le paysage académique, la France reste l’une des nations principales pour la recherche et l'enseignement de l’égyptologie.
Quelles sont les grandes phases de l’exploration française en Égypte ?
Le premier temps est celui qui précède la Révolution française, où il y a un double intérêt pour l’Égypte : un intérêt antiquaire — c’est l'époque où l’érudition comme approche empirique du passé commence à se mettre en place, avec la constitution de premières collections, celles de ceux qu’on appelait les « antiquaires » – et un intérêt pour les signes hiéroglyphiques, hérité d’une tradition ésotérique, en droite ligne du néo-platonisme et de l’hermétisme, avec l’idée que cette écriture symbolique cacherait une sagesse extrêmement ancienne.
Un deuxième temps correspond à l’époque de Champollion, qui est un homme de la Révolution puisqu’il est né en 1790. Un grand intérêt pour les langues se développe, avec l’idée propre aux Lumières qu’en apprenant les langues, on va améliorer la compréhension entre les hommes. La Société des observateurs de l’homme, qui est une société d'anthropologie avant la lettre, est créée en 1799, avec cette idée que si l’on observe l'altérité, on va progresser vers l’entente universelle. À cette époque, les chaires de langues orientales au Collège de France ou à l’école spéciale des langues sont particulièrement actives. Et c’est dans ces réseaux lettrés que se forme Champollion, puis parvient au déchiffrement.
S’ouvre ensuite la période de la deuxième moitié du XIXe siècle où l’Égypte développe des structures de mise en valeur et de protection du patrimoine, qui vont être confiées à des Français jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, avec le Service des Antiquités, dont le personnel de direction est français. C’est pendant cette période que survient l'autre séisme dans les médias, après la découverte de Champollion : celle de la tombe de Toutankhamon, en 1922, où le storytelling dans les journaux est parfaitement maîtrisé, avec une exclusivité consentie au Times pour 5 000 £. C’est le deuxième grand moment de rêverie et de fascination pour l’Égypte, qu’on retrouve dans les romans et les films de l’entre-deux-guerres. Il consacre la figure non pas du génie mais du découvreur de trésors.
De quand date la figure de l’égyptologue – et le prestige qui l’accompagne ?
À l’époque de Champollion, un « égyptologue » (le terme apparaîtrait pour la première fois en 1828), est d’abord un orientaliste. Si Champollion ne distinguait pas l’art égyptien et l’écriture et qu’il a prêté beaucoup d’attention aux monuments et aux artefacts, l’égyptologie se constitue d’abord comme une discipline érudite relevant de la philologie, avant le lancement des premiers grands chantiers de fouille à la fin du XIXe siècle.
C’est en tout cas avec Champollion qu’émerge la figure publique de ce qu’on appellera l’égyptologue. Historiquement, on est à une période charnière où l’on a d’un côté une structure académique qui se met en place pour distinguer les gens sur leur mérite, et de l’autre la perpétuation de l’importance des protecteurs et de leurs réseaux, sur lesquels Champollion et surtout son frère, Jacques-Joseph Champollion Figeac, vont s’appuyer pour donner accès à Champollion à des sources, des vivres, des postes, puis construire sa notoriété, publiciser sa découverte et construire son image de génie. La bataille se mène aussi dans la presse.
La France demeure-t-elle l’une des nations de l'égyptologie aujourd’hui ?
La France reste l’une des grandes écoles d'égyptologie. La recherche sur place reste très importante, avec de nombreuses découvertes. L’École française du Caire, appelée l’Institut français d’Archéologie orientale, est un centre de recherche extrêmement actif et une base logistique pour appuyer les fouilles françaises en Égypte. L’Ifao a ainsi étudié les grands temples hellénistiques d’Edfou ou de Dendera, où les travaux se poursuivent, ou encore le village des artisans de Pharaons, Deir el-Medina.
Mais de nouveaux terrains sont régulièrement ouverts, comme par exemple les sites d’Ayn Sokhna ou de Wadi Jarf au bord de la mer Rouge, explorés par une mission de l’Ifao et de la Sorbonne. Au Wadi Jarf, Pierre Tallet, professeur à la Sorbonne, a découvert en 2013 un port datant de l’époque de Khéops et une cache de papyrus portant les archives du personnel lié à la construction de la Grande pyramide.
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Chloé Ragazzoli est maîtresse de conférences HDR en égyptologie au Centre de recherches égyptologiques de la Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France. Elle est actuellement chercheuse résidente à Institut français d’archéologie orientale du Caire (2021-2022).