Depuis une dizaine d'années, l'historien Éric Baratay s'est lancé dans une quête fondamentale : comprendre le versant animal. Rompant avec la conception pyramidale des espèces, il appelle, ouvrage après ouvrage, à sortir des carcans intellectuels dans lesquels des philosophies et des religions ont enfermé les Occidentaux depuis 2 500 ans et à balayer la question « vaine, puérile et faussée » de la distinction entre l’homme et l’animal.
Dans ses Biographes animales, il propose des récits de vie ou de fragments de vie construites à partir des ressentis, perceptions et vécus des bêtes. Un acte dont il revendique l'urgente nécessité.
Propos recueillis par Marina Bellot
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RetroNews : D’où nous vient la conception pyramidale des espèces qui continue d’imprégner la pensée occidentale ?
Éric Baratay : Cette représentation a été théorisée par des philosophes de l’Antiquité grecque, chacun à leur manière, à la fois différente et commune, comme chez Aristote et Platon, à une époque où les cités grecques, que nous magnifions comme le berceau de la démocratie, étaient en réalité très inégalitaires et très ethnocentriques ; la hiérarchie hommes/animaux ayant été pensée comme celles alors établies entre hommes et femmes, citoyens et étrangers, libres et esclaves, Grecs et barbares.
Cette conception a ensuite été reprise par le christianisme majoritaire, qui s’est appuyé sur les philosophies grecques pour interpréter la Bible - aux versets souvent contradictoires - puisqu’elle a été écrite par des auteurs différents, d’époques différentes. Qu’est-ce exactement que le "souffle de Dieu" donné à l’homme ? La Genèse ne le précise pas et ce sont les derniers auteurs de l’Ancien Testament, notamment celui du Livre de la Sagesse, puis les Pères de l’Église, tous influencés par la philosophie grecque, qui vont l’interpréter comme le don d’une âme spirituelle, immatérielle, immortelle à terme ou immédiatement. Cette version du christianisme (il aurait pu en exister d’autres comme celle de François d’Assise, mais elles ont été marginalisées) est devenue majoritaire et va diffuser cette représentation dans la philosophie occidentale, qui dérive de la théologie, et dans la science occidentale.
Aux temps modernes (XVIIe-XVIIIe siècle), par exemple, les chrétiens parlent d’échelle des créatures de dieu. Ceux qui ne croient pas en Dieu, sans le dire, ou ceux qui le mettent de côté, évoquent l'échelle des êtres. De mon côté, je parle de pyramide car c'est une représentation qui apparaît au XIXe siècle et qui est très bien exprimée par Lamarck et d’autres auteurs de cette époque : à cette idée de gradation, ils ajoutent celle du nombre d'espèces à chaque étage. Plus les étages sont bas, plus il y a d'espèces. Au sommet de la pyramide, il n’y a plus qu’une espèce : l’homme.
Paradoxalement, l’évolutionnisme darwinien n’a pas remis cela en cause. Il a simplement donné à la pyramide une forme arborée comme si les vivants apparaissaient et se développaient dans une évolution de la vie prenant la forme d’une arborescence, avec les animaux jugés inférieurs sur les branches basses et l’homme tout en haut, à la pointe de l’arbre. Ce schéma pyramidal est devenu une véritable évidence en Occident alors que pour d’autres civilisations, ça ne l’est pas.