Interview

Une histoire française du blues : conversation avec Gérard Herzhaft

le 29/11/2022 par Gérard Herzhaft, Arnaud Pagès
le 26/10/2021 par Gérard Herzhaft, Arnaud Pagès - modifié le 29/11/2022
Le bluesman Lead Belly au National Press Club de Washington, circa 1940 - source : Library of Congress-WikiCommons
Le bluesman Lead Belly au National Press Club de Washington, circa 1940 - source : Library of Congress-WikiCommons

Avec le jazz et le rap, le blues est toujours l’une des musiques afro-américaines les plus appréciées en France. Comment ce style musical est-il arrivé ici et qui furent les premiers à en écouter ?

Historien, romancier, musicien et musicologue, Gérard Herzhaft est un des plus grands  spécialistes français du blues et des musiques populaires américaines. Dès les années 1960, il collabore avec de nombreux magazines spécialisés comme Soul Bag en France ou Blues Unlimited en Angleterre. Plus tard, il écrit également pour Best, les Cahiers du Jazz, Jazz Hot, Jazz Magazine, Jazzman, Jazz Notes, et participe à de  nombreuses émissions de radio sur France Culture, France Musique, Europe 1, RTL, RMC, France Inter.

On lui doit notamment une biographie de John Lee Hooker parue chez Limon en 1991 ou encore La Grande encyclopédie du Blues éditée par Fayard en 2008, l'ouvrage sur le blues le plus vendu au monde.

RetroNews : Pouvez-vous nous rappeler d'où vient le blues ?

Gérard Herzhaft : Aux États-Unis en 1877, après la Guerre de sécession, la ségrégation raciale est décrétée dans le sud. Les Blancs et les Noirs vont alors être séparés, ce qui n'était pas le cas avant. Car contrairement à ce que l'on croit, les gens vivaient alors ensemble.

Dès lors, à partir du mouvement folk, les Blancs vont développer la country music, tandis que les Noirs vont inventer une autre sorte de folk, qui deviendra le blues. Le blues n'est rien d'autre qu'une chanson folk interprétée à la première personne du singulier. C'est là sa grande différence avec le jazz.

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Il s’agit donc, même initialement, de deux musiques bien distinctes ?

Tout à fait. Elles n'expriment pas les mêmes choses, et elles ne sont pas nées au même endroit : le jazz vient de la Nouvelle-Orléans et que le blues est originaire du Mississippi et de l'Arkansas.

A ses débuts, à la Nouvelle-Orléans, dont la culture était créole, le jazz était essentiellement écouté dans les milieux noirs aisés, ce qu'on appelle la gentry, qui était bien considérée... Des gens qui s'occupaient donc des marchandises, de la comptabilité, qui tenaient des maisons closes... A partir de 1881, ces Noirs de condition élevées vont être séparés des Blancs, ce qui va les inciter à partir vivre ailleurs,  et notamment à New York... Cela a permis au jazz de se faire connaître.

Dans les années 1920 et 30, c'est la musique populaire par excellence en Amérique  pour les Blancs comme pour les Noirs. C'est la période du jazz triomphant. Tout le monde danse le swing.

Ce succès a eu une influence sur le blues car les musiciens veulent vendre des disques, du coup ils vont s'inspirer du jazz, prendre certains éléments, copier certains rythmes... De ce fait,  les gens qui s'intéressent au blues ont longtemps pensé qu'il y avait une forme de continuité historique entre ces deux musiques, également avec le gospel, ce qui n'est pas le cas.

Le blues arrive donc en France via le jazz ?

Oui, et dès 1918, après la Première Guerre mondiale, les soldats américains introduisent le jazz en France, en distribuant des disques... En France, il va y avoir un intérêt très fort pour ce continent lointain et pour cette culture tout à fait nouvelle.

A partir de 1945, les GI's vont stationner en France jusqu'à ce que De Gaulle décide de supprimer les bases. Un nombre incalculable de gens vont donc échanger des disques... De ce fait, beaucoup de jeunes Français vont être en contact direct avec la country, la folk, mais aussi le blues. C'est à partir de là que cette musique va vraiment être découverte dans notre pays.

A l'époque, où peut-on acheter des disques ?

Dans les années 1950 et au début des années 60, il n'y avait que très peu de disquaires qui en vendaient. Il y avait notamment Dido Musique sur les Champs-Élysées, qui avait des imports à des prix très élevés, et quelques points de vente en province. On ne connaissait pas encore bien ces artistes.

En 1959, Jacques Demêtre et Marcel Chauvard seront les premiers Français à visiter les États-Unis pour aller chercher des musiciens de blues. Ils vont faire un véritable périple et rencontrer un grand nombre d'artistes : Muddy Waters, Elmore James et beaucoup d'autres.... Et ils vont réaliser des reportages pour Jazz Hot.

En 1962, étant donné qu'il commençait à y avoir un certain intérêt pour le blues, deux promoteurs allemands, Horst Lippmann et Fritz Rau, décident de lancer l'American Folk Blues Festival,  un festival itinérant qui va parcourir toute l'Europe et donner de nombreux concerts en France, en faisant jouer un large panel de musiciens. Cela va enclencher un très fort engouement pour le blues.

Quels artistes sont appréciés, en France ?

Ce sont d'abord les chanteurs de blues qui officient dans les orchestres de jazz. Avant-guerre aux États-Unis, le blues est devenu populaire. Du coup les musiciens, pour avoir du succès, vont  faire deux titres sur un disque : un instrumental jazz de plus en plus rythmé qui donnera le boogie woogie, et de l'autre côté une version chantée, qui va être un blues. Ce qui fait  qu'il y a de véritables orchestres qui font leur apparition, alors qu'à l'origine, dans le Mississippi, le blues en était tout seul avec son instrument dans bastringue.

C'est ce blues-là, très orchestral, qui arrive en France par le biais de musiciens comme Jimmy Witherspoon, T-Bone Walker, John Lee Hooker ou Big Joe Williams. Ce sont alors les artistes américains les plus célèbres qui traversent l'Atlantique. Avec le succès rencontré par American Folk Blues Festival, de plus en plus de jeunes vont se baser sur le blues pour faire leur propre musique. Cela va bien sûr influencer les Rolling Stones et les Who à leurs débuts en Angleterre…

Et au niveau des productions hexagonales ?

Il faudra attendre les années 1970 pour entendre les premiers musiciens français,  Benoît Blue Boy, Cisco, Bill Deraime,  ou même Henry Salvador, qui a fait quelques titres. Dans les années 1950, 60 et 70, le mouvement s'est développé, avec de plus en plus d'amateurs, et les premières revues spécialisées comme Rythm'n'blues Panorama ou Soul Bag. Les interviews, les reportages, les tournées, les festivals ont suscité un intérêt grandissant.

A cette époque, les artistes américains étaient accueillis comme des héros lorsqu'ils montaient sur scène, même s’ils ne remplissaient pas des stades. Cela a incité les musiciens français à se tourner vers cette musique.

Où en est le blues aujourd'hui dans notre pays ?

Les festivals se sont multipliés, surtout depuis une trentaine d'années,  et l’on compte également beaucoup d'artistes français. Le problème, c'est que le blues est d'abord une parole et un texte avant d'être une musique. Du coup, les productions françaises ont énormément de mal à s'exporter et sont peu considérées à l'étranger. C'est très difficile de transformer un message aussi individuel et personnel, qui vient fondamentalement des tripes, en quelque chose qui touchera tout le monde.

Par ailleurs, le problème du blues, mais cela vaut pour le jazz, c'est que c'est une musique qui est devenue académique, et qui, de ce fait, est bien moins vivante qu'auparavant.

Historien, romancier, musicien et musicologue, Gérard Herzhaft est un des plus grands  spécialistes français du blues et des musiques populaires américaines.