Interview

Une histoire commentée du dandysme, par Farid Chenoune

le 29/11/2022 par Farid Chenoune, Arnaud Pagès
le 01/03/2022 par Farid Chenoune, Arnaud Pagès - modifié le 29/11/2022
Le dandy anglais George "Beau" Brummell donnant des recommandations à son tailleur, illustration parue dans le Harper's New Monthly, 1855 - source : WikiCommons
Le dandy anglais George "Beau" Brummell donnant des recommandations à son tailleur, illustration parue dans le Harper's New Monthly, 1855 - source : WikiCommons

« Si un dandy peut être copié, c'est que ce n'est pas un bon dandy ». Figure de l'élégance masculine du XIXe siècle, virtuose dans l'art de l'habillement, le dandy a été, et reste encore, le symbole du raffinement vestimentaire. Comment ce personnage est-il né et qu’est-il advenu de lui ?

Agrégé de lettres modernes, journaliste, ancien rédacteur en chef de la revue Mixt(e), Farid Chenoune est historien de la mode. Il enseigne l'histoire et la culture de la mode à l'ENSAD (École nationale supérieure des arts décoratifs) et à l'IFM (Institut français de la mode).

Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les évolutions vestimentaires et le rôle de l'habillement dans la société. On lui doit notamment  Des modes et des hommes : deux siècles d'élégance masculine, paru chez Flammarion en 1993, et Les Dessous de la féminité publié aux Éditions Assouline en 1999.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

 

RetroNews : Comment peut-on définir le dandysme ?

Farid Chenoune : Il y a plusieurs façons d'aborder ce phénomène. Il y en a une qui consiste à considérer qu'il serait constant dans l'Histoire. Il désignerait une singularité du comportement vestimentaire masculin, caractérisé par un soin particulier donné à l'apparence, une sorte de coquetterie touchant parfois à l'extravagance, et qui trouverait, à chaque époque, une déclinaison propre.

Ce qui est certain, c'est que le mot apparaît en Angleterre au tournant entre le XVIIIe et le XIXe siècle. L'étymologie est sujette à plusieurs interprétations... Dandy pourrait venir du verbe français se dandiner, c'est-à-dire marcher d'une façon inhabituelle et qui touche presque à la danse. Cette explication est intéressante car elle signifie que le dandy opère un « écart » dans la manière de se comporter. Le mot pourrait également venir du nom Andros, c'est-à-dire l'Homme, et désigner une sorte d'androïde, une copie artificielle du modèle biologique.

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A ses débuts, le dandysme s'appuie-t-il sur des codes, des grandes lignes stylistiques, des vêtements précis ?

Dès la naissance du phénomène au début du XIXe, il y a des clichés : les gants jaunes dorés, la taille bien tournée, la canne, une certaine manière de se maquiller. Pour autant, il n'y a pas de vestiaire du dandy. Il n'y a pas d'accessoires et de faits vestimentaires qui pourraient être repris par d'autres. Ça, c'est la mode. Être à la mode, c'est faire la même chose qu'un certain nombre d'autres personnes en intégrant une communauté de code.

Or, le propre du dandy, c'est la singularité. Il représente l'anti-mode. Il recherche ce qui ne peut pas se copier. Il vise une originalité inimitable. Il ne faut surtout pas qu'une deuxième personne porte les mêmes vêtements que lui. C'est le caractère unique de sa tenue et de sa posture qui est fondamental. Si un dandy peut être copié, c'est que ce n'est pas un bon dandy.

Chez ces messieurs qui décident de marier élégance et habillement, il y aurait donc surtout une volonté de se singulariser…

Absolument. Il faut bien comprendre que le besoin de singularité vient toujours en réaction à une norme. Il émerge dans un contexte particulier. Avec le dandysme, cette singularité donne lieu à un dérèglement de l'apparence masculine caractérisé par une hyper coquetterie.

Entre 1815 et 1830, cette tendance va être adoptée par des bandes de jeunes gens difficilement identifiables du point de vue social. Ils arpentent Hyde Park et les quartiers chics de Londres. Ils choquent, repoussent et attirent en même temps. Ce sont des surconsommateurs en matière de vêtements qui s'exhibent, dans une sorte de parade permanente, sur les grandes artères mondaines de la capitale britannique. Ils pratiquent l'anarchie stylistique. Ils font montre de tous les attributs de leur singularité avec des vestes qui dessinent des épaules gigantesques et des pantalons très larges. Chez eux, tout est esthétisé. Tout est dans la surenchère, l'excès. Il y a une forme d'outrance.

Pour le grand public, c'est une attraction. Les Londoniens regardent avec amusement ces énergumènes. Très rapidement, les caricaturistes vont les représenter. Le dandy n'existe que par le fait qu'on parle de lui ou qu'on le caricature, avec pour point commun de montrer une course à la surreprésentation personnelle. Dans les premiers temps, c'est à travers ce prisme que ce phénomène est identifié. De ce fait, le regard qui est porté sur ces personnages est extrêmement critique. Ils s'exposent au mépris de la société. Ils sont souvent considérés comme ridicules. Ils sont perçus comme des anomalies.

C'est étonnant car aujourd’hui, quoi qu’il symbolise le raffinement absolu le dandy est accepté, glorifié par la société...

Lorsque le mot traverse le Channel et est adopté en France et dans toute l'Europe, il arrive avec le sens péjoratif et négatif qui lui a été attribué en Angleterre. Dès les années 1820, Balzac se montrera très critique à l'égard des dandys. Pour autant, c'est un phénomène qui prend rapidement. Il y a une noria de jeunes gens qui y adhèrent, mais il est très rare, à ce moment-là, que le mot soit associé à une valeur positive.

Tout va changer à partir de la fin des années 1830. La figure du dandy va être réexaminée et reprise sous un autre tropisme, celui de Baudelaire et de Barbey d'Aurevilly.

Ce changement est donc lié au fait qu'en France ce phénomène a rapidement séduit le monde des lettres, ce qui n'était pas le cas en Angleterre ?

En Angleterre, les dandys sont présents dans la littérature, avec une grande quantité de romans qui prennent pour cible ces personnages, mais de façon satirique. En France, les écrivains et les poètes vont effectivement retourner la valeur du mot et du comportement. Le premier à dégainer est Barbey d'Aurevilly qui écrit un livre sur Brummell en 1845. Il y parle pour la première fois de « dandysme », posant ainsi une vision conceptuelle de ce phénomène. C'est le premier texte qui montre un glissement dans une autre arène, celle de la littérature et de la réflexion politique.

Ce sera encore plus sensible chez Baudelaire. L'auteur des Fleurs du mal va incarner la transfiguration d'un personnage qui était jusque-là réduit à une vision caricaturale et qui devient le symbole de la singularité de l'individu dans une société en pleine mutation, tenaillée entre le crépuscule de l'aristocratie et la marée montante de la démocratie. A ce titre, le dandy pourrait donc être considéré comme un personnage pivot, l'expression du passage entre deux périodes.

Pour ceux qui le pratiquent, le dandysme serait-il donc avant tout une façon d'exister ?

C'est une manière d'être. C'est une façon de faire dans le but d'être différent des autres.

Rappelons que ce phénomène apparaît dans la première moitié du XIXe siècle, à une époque marquée par une crise généralisée des apparences. Jusqu'à la dernière décennie du XVIIIe, les prescripteurs en termes de codes vestimentaires étaient le roi ou la reine. Les temps changent avec la Révolution. Désormais, c'est la bourgeoisie qui fait la mode, avec un ensemble de prescriptions tout à fait nouvelles et encouragées par des évolutions juridiques. En 1791, la loi Le Chapelier libéralise l'activité de tailleur en mettant fin aux corporations de métier. Désormais, tout le monde peut concevoir et fabriquer des vêtements. Peu de temps auparavant, la liberté de costume avait été décrétée à l'été 1789. Chacun peut s'habiller comme il l'entend.

Les lois somptuaires, qui régulaient notamment l'accès à certains tissus, à certains vêtements, à certains accessoires en fonction de l'appartenance à un corps social, sont abolies. Du coup, on ne sait plus qui est qui, alors qu'autrefois, l'habillement procurait une lisibilité immédiate de la place des individus dans la société. Cette crise des apparences favorise l'émergence du dandysme car il n'y a plus d'autorité régulatrice. Les codes vestimentaires sont en état de surchauffe. Il y a une véritable errance de la prescription. La mode vient d'entrer dans une ère libérale.

Quelle aura été l'influence du dandysme sur le futur de l’élégance masculine ?

Dans la culture populaire, il reste en grande partie associé à l'image de Brumell. Pionnier du dandysme britannique, arbitre des élégances masculines, il avait pour principe d'adopter des tenues extrêmement discrètes et plutôt sombres... Il était à l'opposé des excès de coquetterie et d'accessoires. Il a popularisé l'hyper sobriété, une éthique du vêtement masculin qui va dominer tout le XIXe siècle, et que l'on retrouve encore aujourd'hui. En parallèle du dandy, il y a aussi le personnage du gentleman, qui incarne l'ultra discrétion, avec l'idée d'une masculinité suffisamment puissante pour ne pas avoir besoin de se manifester.

De fait, il va y avoir deux héritages. Le dandysme exubérant et raffiné, animé par la volonté de faire de soi-même un personnage singulier en misant sur l'éphémère, le superficiel et le superflu, à la façon d'Oscar Wilde par exemple. L'autre version, c'est un dandysme froid qui puise dans le testament de Brummell. C'est le contraire de la débauche de détails. Cette seconde posture est celle de la raréfaction des accessoires. Il s'agit de se singulariser par le fait de ne pas se singulariser, en adoptant des habits neutres et en refusant toute fantaisie. Récemment, le mouvement normcore s'est inscrit dans cette inflexion, que l'on peut également retrouver dans les styles vestimentaires issus de la musique des années 1980, 90 et 2000. L'héritage du dandysme navigue donc entre l'excès et la discrétion.

Farid Chenoune est historien de la mode. Il enseigne l'histoire et la culture de la mode à l'ENSAD (École nationale supérieure des arts décoratifs) et à l'IFM (Institut français de la mode).

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Du dandysme et de G. Brummell
Jules Barbey d'Aurevilly