1930-1950 : la France découvre le blues
Apparu au début des années 1920 aux États-Unis, le blues arrive en France via son cousin le jazz et les représentations de la Revue Nègre. Toutefois, il s’agit encore d’un concept polysémique flou - une danse ? un sentiment d'abattement ? - et non pas d’une musique à part entière.
Si le jazz, ou plus exactement le jazz-band, intègre le Larousse Universel en deux volumes dès 1922, le blues n'apparaît dans le Petit Larousse Illustré que quelque 30 ans plus tard, en 1951. Est-ce à dire que la France n'a découvert le blues qu'avec les années 1950 ?
Bien évidemment, non. Il n'est que de parcourir la presse d’alors pour s'en convaincre :
« Il faut (...) entendre ces blues pour comprendre tout ce qu'un esprit nourri de musique classique peut extraire de l'apport américain.
Rien n'est perdu de cette saveur nostalgique, de cet humour triste que nous goûtons dans les cadences, les mélodies et les timbres de la musique nègre. »
« Mettons à part le Blues qui reste l'apanage des compositeurs nègres. Sorte de fox-trot lent, peu syncopé, il tire son nom d'une expression argotique nègre assez proche de notre mot ‘cafard’.
Le snobisme (il y a un snobisme du jazz) appelle indifféremment ‘Blues’ les danses du répertoire de jazz. »
« Le ‘blues’ est une vraie promenade en musique qui repose un peu des pasodoble et des one-steps (...)
Une salle qui danse le ‘blues’ est assez curieuse à regarder. On croirait assister à une projection cinématographique tournée au ralenti.
La clientèle au Casino de Deauville aime particulièrement les blues et l'extraordinaire orchestre de Billy Arnolds doit quelquefois en jouer quatre ou cinq sans arrêt. »
Ces quelques citations montrent qu'en ce début des années 1920, le blues est déjà dans l'air du temps ; mais que recouvre alors le mot ? De quoi parlent leurs auteurs ? De musique « nègre » ? De progression harmonique ? De danse ? De cafard ou de joie ? De jazz ? Le titre qui est généralement tenu pour le premier enregistrement de jazz entretient d'ailleurs l'ambiguïté puisqu'il s'intitule Livery Stable Blues.
Le terme recouvre alors des réalités très diverses qui ne correspondent pas à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui du blues. Comme le note Olivier Roueff, « le blues n’a alors pas d’identité scénique (encore moins discographique) en France : il est fondu dans la catégorie des ‘airs américains’, ou parfois dans celle des spirituals (chorals religieux afro-américains), simple numéro des programmes de concert ou de music-hall. »
Pour situer les citations qui ouvrent cet article, rappelons que le disque qui est généralement tenu pour le premier disque de blues, Crazy Blues par Mamie Smith, date d'août 1920, que les premiers blues par un chanteur non issu du music-hall (Ed Andrews) datent de 1924 et que les premiers disques de blues disponibles sur le marché français, des enregistrements de Clara Smith pour Columbia, ne le seront qu'en 1929.
Dans un long article titré « À propos du jazz » paru dans L'Humanité des 3 et 4 août 1926, dans un passage consacré à l'orchestre blanc de Paul Whiteman, Darius Milhaud évoque une « négresse » qui le « secoue jusqu'au fond de l'être » :
« Je donnerais tout leur ensemble parfait d'orphéon militaire, toute la technique étourdissante de leur exécution, toutes les acrobaties que viennent nous infliger leurs plus audacieux solistes pour un blues chanté par une négresse comme Anna Pease, qui n'est pas une vedette et qui n'est pas célèbre et que j'allais entendre souvent au ‘Capitol’, le dancing populaire du quartier nègre de New York.
Là, seulement, chez les noirs, nous sommes en face du cœur même de cette musique qui nous attendrit, nous secoue jusqu'au fond de l'être. »
Il est ainsi possible que Darius Milhaud ait été l'un des premiers chroniqueurs européens à avoir entendu du blues dans son milieu naturel.
De la Grande Guerre à la « Revue Nègre »
L'irruption de sons venus d'Amérique sur la scène française n'est pas surprenante. Avec la Grande Guerre qui laisse l'Europe exsangue, les États-Unis deviennent la première puissance mondiale, tant aux plans militaire, économique, financier que culturel. Durant le conflit, plus de 1 000 Afro-Américains ont l'occasion de se produire au sein de 27 orchestres ; parmi ceux-ci, les Harlem Hellfighters de James Reese Europe, généralement tenus pour être ceux par qui le « jazz est arrivé » ; ils rencontrent un très grand succès auprès du public français :
« Ce qui devait être notre seul concert se tint au Théâtre des Champs-Élysées. Avant que nous ayons joué deux morceaux, le public devint fou. Nous avions conquis Paris.
Le général Bliss et les officiers français qui nous avaient entendus insistèrent pour que nous restions à Paris et nous restâmes huit semaines. Chaque fois que nous donnions un concert, c’était l’émeute, mais le moment suprême vint au Jardin des Tuileries (...).
Nous jouâmes pour 50 000 personnes au moins, et si nous l’avions voulu, nous jouerions encore. »
De retour à New York, dans une interview parue sous le titre « A Negro Explains Jazz », J.R. Europe insiste sur l'originalité de la musique afro-américaine ; là est selon lui la cause de l'enthousiasme qu'elle a généré :
« Je suis revenu de France plus fermement convaincu que jamais que les Noirs devraient écrire de la musique noire. Nous avons notre propre perception raciale et si nous essayons de copier les Blancs nous ferons de mauvaises copies (...)
Nous avons conquis la France en faisant une musique qui était la nôtre et non une pâle imitation des autres, et si nous devons nous développer en Amérique nous devons nous développer dans cet esprit. »
Dans un article relatif à la Revue Nègre paru dans Le Gaulois en octobre 1925, l'auteur s'efforce de faire part de cette originalité dans un parallèle avec le cubisme et l'art « ultra-moderne » :
« Figurez-vous qu'une exposition de tableaux cubistes ou qu'une de ces affiches ultra-modernes qui actuellement parent nos murailles soient subitement douées de la vie ; et cette vie, cette agitation grandissent, s'exaspèrent ; le bruit se greffe sur cette façon de trémolo du geste, il monte, glapit, tonitrue.
Une Babel de couleurs et une Babel de sonorités dans des secousses sismiques, voici la Revue Nègre. »
Loin de la ségrégation et fort de l'enthousiasme qu'ils suscitent, un foyer de musiciens afro-américains se constitue à Montmartre dans l'immédiate après-guerre, notamment autour du batteur Louis Mitchell. Il s'établit à Paris dès 1916 et y demeure jusqu'en 1930 ; en 1919, il se produit avec ses Jazz Kings au théâtre Marigny en compagnie de Mistinguett ; Jean Cocteau leur consacre un article dans Paris-Midi.
En octobre 1925, avec La Revue Nègre dont Joséphine Baker se révèle être la vedette, la France s'embrase littéralement. La revue fait l'effet d'une bombe : Joséphine Baker y danse le charleston et exécute La Danse sauvage les seins nus.
« Le jazz-band est l'âme... chantante de ce spectacle avec sept musiciens dont quelques-uns jouent de plusieurs instruments.
Cet orchestre enfle ou adoucit sa voix selon les situations chorégraphiques : il devient langoureux, burlesque, il trouve des intonations drôles, des borborygmes d'une douceur rêveuse, il parvient même à la parodie de la conversation humaine ; il pleure des spirituals, il fait cahoter des rag-times. »
Après la Revue nègre, le paysage n'est plus le même : Blaise Cendrars, Paul Morand et Philippe Soupault introduisent jazz, musiciens et danseurs afro-américains dans leurs romans, Paul Colin et Jules Pascin peignent le jazz, Jean Cocteau et Pierre Reverdy lisent leurs textes sur fond de jazz, tandis qu'à Paris, rue Blomet, le Bal Nègre réunit Antillais, Africains et Afro-Américains. Le tout-Paris se retrouve Chez Josephine, le cabaret que Baker a ouvert en 1926.
L'enthousiasme n'est cependant pas général et quelques notes discordantes se font entendre ; dans le Figaro du 16 novembre 1925, Robert de Fleurs, membre de l'Académie Française, écrit que « la Revue Nègre est un lamentable exhibitionnisme transatlantique qui semble nous faire remonter au singe en moins de temps que nous n'avons mis à en descendre » tandis que Josiah H. Combs met en doute les « facultés mentales » des Afro-Américains dans Folk-Songs du Midi des États-Unis :
« Quelque valeur que l'on accorde aux chants des noirs [...] ils peuvent difficilement soutenir la comparaison avec les chansons des blancs. [...]
Ses facultés mentales ne sont pas en rapport avec l'importance que certains savants lui ont accordée. »
Un lent processus de découverte
L'oreille française s'habitue pourtant progressivement à ces sons venus d'ailleurs. La première artiste de blues à se produire en France est une chanteuse de blues dit « classique », issue du vaudeville, Alberta Hunter. En 1929, elle se produit à Paris chez Florence, puis au Grand Écart et au Bœuf sur le Toit, tandis qu'Adélaïde Hall est en vedette au Moulin Rouge dans la revue de Lew Leslie Blackbirds of 1928.
Cette même année, Odéon publie des enregistrements de jazz, mais parmi eux, nombre de blues, St. James Infirmary par Louis Armstrong ou Yellow Dog Blues par Duke Ellington.
Toujours en 1929, sort Hallelujah de King Vidor, le premier film au casting entièrement afro-américain ; on peut y entendre plusieurs ensembles religieux, mais aussi la chanteuse Victoria Spivey et les Jug Stompers du banjoïste Gus Cannon.
Des musiciens se mettent au jazz, Alix Combelle, André Ekyan, Ray Ventura et ses collégiens, Michel Warlop... À partir de 1928, les pianistes Jean Wiener et Clément Doucet donnent en duo des concerts incluant des blues.
En 1932, la création du Hot Club de France fédère le noyau d'amateurs qui a commencé à se constituer. L'association ne tarde pas à mettre sur pieds une bourse aux disques – alors particulièrement difficiles à se procurer, et à organiser des concerts ; dès 1933, on peut entendre le pianiste Freddie Johnson et la chanteuse Alberta Hunter. En 1935, Charles Delaunay et Hugues Panassié créent Jazz Hot.
Bessie Smith occupe une place particulière dans ce lent processus de découverte du blues par les amateurs de jazz. En mars 1933, à l’instigation du Hot Club de France, Saint Louis Blues, un court-métrage qui la met en vedette, est projeté au cinéma Falguière à Paris. Guy Mercier, dans Jazz, Tango, Dancing, relate :
« Ce fut une ruée homérique d’abord pour payer 20 francs en suppliant la caissière des places qui en valaient 10, puis pour passer de l’autre côté de l’agent qui tenait lieu de service d’ordre et qui bouclait la porte d’entrée. »
En 1936, Parlophone et Columbia publient plusieurs de ses disques. Mais Bessie Smith décède à Clarksdale, Mississippi, le 26 septembre 1937, des suites d'un accident automobile.
La légende veut qu'elle ait été transportée à l'hôpital pour Blancs et que celui-ci aurait refusé de la prendre en charge. Lancée par Jack Gee Jr, le fils adoptif de la chanteuse, la légende est popularisée notamment par le producteur John Hammond dans un article de la revue Down Beat (novembre 1937) ; en France, elle est colportée par le jazzman Mezz Mezzrow. Cette légende, aujourd'hui démentie, va contribuer à faire de Bessie Smith un mythe. Mais elle était déjà, de son vivant, considérée comme la plus grande chanteuse non seulement de blues mais de jazz.
Le blues, en tant que courant musical spécifique, va mettre encore du temps à être perçu comme tel : dans un article de 1945 paru dans le Bulletin du Hot Club de France, Charles Delaunay n'écrit-il pas que « Bessie Smith tout en continuant et en magnifiant le blues, incarne déjà toute la musique de jazz ».
Les abonnés à Jazz Hot la plébiscitent : jusqu'en 1947, Bessie Smith est en tête du classement annuel de la meilleure chanteuse de jazz, devant Billie Holiday ou Ella Fitzgerald. Le blues reste encore un concept polysémique, tantôt considéré comme source du jazz, grille harmonique, sentiment proche du cafard ou comme danse... Il est perçu comme l'apanage de chanteuses issues du vaudeville, Bessie Smith, Victoria Spivey, Alberta Hunter et quelques autres, accompagnées par de petits orchestres de jazz.
L'amateur de blues n'existe pas, seul existe l'amateur de jazz.
La face cachée du blues : les race records
Entre 1920 et l'entrée en guerre des États-Unis en 1942, plus de 5 000 disques enregistrés par plus de 1 000 blues singers sont mis sur le marché ; leurs enregistrements sont distribués dans des séries spéciales uniquement destinées au public noir : ce sont les race records.
La France ignore alors tout de ce pan de la culture afro-américaine. Comme le note Jacques Demètre, « le problème est que le blues est resté cantonné dans les ghettos noirs. Les disques – il y en avait des milliers (...) – ne dépassaient pas les frontières invisibles des quartiers noirs ».
Seule une poignée de ces enregistrements est portée à la connaissance des amateurs de jazz ; en 1937, Hugues Panassié chronique ainsi dans Jazz Hot deux disques de Robert Johnson et un de Casey Bill Weldon. C'est probablement par l'entremise de John Hammond avec lequel il est en contact, qu'il a pu se les procurer.
On peut imaginer la frustration des lecteurs de la revue à la lecture de ces chroniques puisque ces enregistrements, « d'une qualité exceptionnelle » selon Panassié, sont impossibles à trouver...
Cette situation va amener l'équipe de Jazz Hot à réactiver une bourse des disques, mais surtout à envisager, sous l'égide de l'Association Française des Collectionneurs de Disques de Jazz (l’A.F.C.D.J.), la réédition d'enregistrements de jazz et de blues. L'association fait également pression sur les marques de disques pour qu'elles rééditent leur catalogue.
C'est d'autant plus nécessaire que, pendant l'occupation, un nouvel engouement pour le jazz se fait jour. Comme le note Charles Delaunay, « tout se passait comme si le jazz était désormais devenu le symbole d’un autre mode de vie (...). Il a le goût du fruit défendu qui se lisait aussi dans les excentricités de toutes sortes ».
Deux sondages permettent d'appréhender le phénomène ; l'un réalisé par France Soir en 1946 indique que 10% des Français déclarent aimer cette musique, l'autre par le Bulletin du Hot Club de France affirme que 77% de ses lecteurs ont découvert le jazz entre 1947 et 1952.
Hugues Panassié crée La Revue du Jazz en 1949 puis le Bulletin du Hot-Club de France l'année suivante ; les émissions de radio se multiplient ; leurs animateurs s'appellent Sim Copans, Hugues Panassié, Frank Ténot, André Hodeir, Bernard Niquet... Certaines d'entre elles présentent des disques de blues. De nouveaux labels se créent pour diffuser anciens et nouveaux enregistrements, Odéon, Blue Star (une sous-marque de Barclay), Jazz Document (François Postif avec Jean-Christophe Averty et Jacques Demètre), Vogue et Jazz Sélection (Charles Delaunay), Fontana (sous-marque de Phillips)...
En 1948, Polydor, Blue Star et Decca mettent sur le marché français les premiers enregistrements de rhythm and blues, avec des disques de Eddie Cleanhead Vinson, Louis Jordan, Illinois Jacquet et Big Joe Turner :
« Cette musique est tellement vivante, musclée , vibrante, excitante, sensuelle et trépidante, qu’il faudrait être de marbre pour rester insensibles. »
Les tirages sont faibles et dépassent rarement les 500 exemplaires, mais des pans jusque-là cachées du blues commencent timidement à se dévoiler... Elles séduisent surtout les amateurs de jazz, tout au moins ceux qui ne se reconnaissent pas dans les nouveaux sons venus d'outre-Atlantique, ceux du be-bop. Jacques Demètre fait partie de ceux-ci :
« L’évolution du jazz vers le be-bop me déplaisait. J’avais du mal à avaler les couleuvres Charlie Parker et Dizzie Gillespie.
La maison Vogue et certaines associations d’amateurs de jazz (...) ont commencé à éditer des disques de vrai blues. C’est comme ça que j’ai découvert Champion Jack Dupree, Muddy Waters, John Lee Hooker, Wynonie Harris, Eddie Vinson, Leroy Carr et Big Bill Broonzy (...)
En découvrant tous ces musiciens, la grâce m’est tombée dessus ! Un véritable coup de foudre encore plus fort que celui que j’avais eu pour le jazz. »
Le blues « en chair et en os »
L'année 1949 marque un tournant ; pour la première fois les amateurs sont mis en présence d'un chanteur et guitariste, Lead Belly. C'est un songster qui s'est fait un nom dans les milieux folk de New York. À travers lui, c'est un autre pan du blues qui se découvre ; on lui adjoint cependant un trompettiste, Bill Dillard, car les organisateurs craignent que les amateurs de jazz ne trouvent sa musique trop fruste.
En juin 1950, c'est un autre représentant de la scène folk new-yorkaise qui traverse l'Atlantique, Josh White ; le 30 juin, il enregistre pour le compte de Vogue. L'impact de ces venues est très limité ; Lead Belly et Josh White ne se produisent qu'à Paris et ne séjournent qu'un mois.
L'impact des tournées faites par Big Bill Broonzy est tout autre ; il fait six tournées entre 1951 et 1957 ; il se produit aussi bien à Paris qu'en province. Lors de sa première tournée en 1951, il donne 27 concerts ; comme dans le cas de Lead Belly deux ans plus tôt, les organisateurs lui adjoignent un petit orchestre. André Vasset, assiste au premier concert de la tournée, à Vichy :
« Avec deux ou trois copains, embusqués derrière une haie de fusains servant de fond de scène, nous étions bouches et oreilles bées.
Jamais nous n’avions entendu une musique semblable. Vocal et guitare nous atteignaient de plein fouet. »
Le Bulletin du Hot Club rend compte de cette tournée en ces termes :
« Cet authentique tour de France a remporté partout le succès le plus total (...). Grâce à Big Bill les Français savent maintenant ce qu’est le blues. »
À la fin de sa tournée, en septembre, Broonzy enregistre pour Vogue le premier 33 tours de l'histoire du blues.
L'American Folk Blues Festival et la muséification du blues
Mais ce n'est véritablement qu'avec la première tournée de l'American Folk Blues Festival en 1962, que le blues s'impose sur la scène nationale.
Le 20 octobre, les guitaristes John Lee Hooker, Brownie McGhee et T-Bone Walker, la chanteuse Helen Humes, les harmonicistes Shakey Jake et Sonny Terry, le contrebassiste Willie Dixon et le batteur Jump Jackson sont sur la scène de l'Olympia pour deux concerts. Ils se produisent devant une salle comble.
Si des amateurs de jazz sont présents, la salle accueille aussi un public jeune, ayant découvert le blues à travers le rock and roll ou le folk.
Dans Jazz Hot, Jacques Demètre tire le bilan de cette tournée :
« Pour la première fois en effet, le blues authentique sort des clubs d’initiés et s’installe en position de force dans une des plus grandes salles parisiennes.
Désormais, les portes de Paris sont largement ouvertes aux autres grands du blues. »
A l'issue de la tournée, John Lee Hooker enregistre Shake It Baby. Le 45-T est un énorme succès dans toute l'Europe ; en France, il s'en écoule 100 000 exemplaires...
Le succès de cette tournée initiée par les Allemands Horst Lippman et Fritz Rau est tel qu'elle va connaître une vingtaine d'éditions. Concerts, festivals et tournées (Chicago Blues Festival, American Blues Legends...) et revues (Soul Bag, ABS Magazine...) se multiplient...
Signe de ce succès, le marché européen du disque de blues devient plus important que le marché américain.
Car, à partir des années 1960, ce n'est pas seulement la France qui est conquise, mais l'ensemble du monde occidental. La production de blues ne reste pas l'apanage de musiciens afro-américains : aux quatre coins du monde, des groupes de blues se constituent. En France, Cisco Herzhaft, Chris Lancry, Benoit Blue Boy, Mike Lécuyer, Patrick Verbecke, Paul Personne, Bill Deraime sont parmi les premiers à s'exprimer dans ce style. En Angleterre, les Rolling Stones, les Animals, les Yardbirds d'Eric Clapton, les Bluesbreakers de John Mayall, Jimmy Page (Led Zeppelin) et beaucoup d'autres, tous commencent par s'exprimer dans cet idiome ; ce sont eux qui, invraisemblable retournement de situation, font découvrir le blues au grand public américain...
Le Congrès américain proclamera 2003 « Année du blues » ; ce faisant, il fait de cette musique de réprouvés, nouvel invraisemblable renversement de situation, un objet patrimonial ! En France, à Châtres-sur-Cher en 2019, s'ouvrira, dans le même mouvement, le Musée du Blues...
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Pour en savoir plus :
Laurent Cugny en parlant du jazz dans « Jazz et proto-jazz en France avant James Reese Europe » in : Epistrophy (2018)
Olivier Roueff, « Politiques d’une « culture nègre : La Revue Nègre (1925) comme événement public » in : Anthropologie et Sociétés n°30 (2006)
Emmanuel Bonini, La Véritable Joséphine Baker, Pygmalion, 2000
Charles Delaunay, Delaunay's Dilemna : de la peinture au jazz, 1985
André Vasset, Black Brother : la vie et l’œuvre de Big Bill Broonzy, Gerzat, auto édité, 1996
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Jean-Paul Levet est l'auteur de Talkin' That Talk : le langage du blues, du jazz et du rap (outre Mesure, 2010), prix de l'Académie du Jazz, de Rire pour ne pas pleurer : le Noir dans l'Amérique Blanche (bilingue, Parenthèses, 2002), Coup de Coeur de l'Académie Charles Cros, et de De Christophe Colomb et Barack Obama : Une Chronologie des musiques afro-américaines 1492-2016 (chez l'auteur, 2021).