Chronique

Le « théâtre de la mode », la fierté retrouvée de la haute couture parisienne

le 18/02/2022 par Emmanuelle Retaillaud
le 16/02/2022 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 18/02/2022
Extrait du Théâtre de la mode de 1945, aujourd’hui au Maryhill Museum de Washington – source : WikiCommons
Extrait du Théâtre de la mode de 1945, aujourd’hui au Maryhill Museum de Washington – source : WikiCommons

En mars 1945, tandis que Paris vient d’être libérée, une exposition quasi-surréaliste ouvre ses portes : des poupées de plâtre et de fer arborant les dernières créations des grands couturiers français. Cette démarche « frivole » est aussi un sommet artistique.

Le 17 mars 1945, un entrefilet du journal Carrefour annonce un événement d’apparence bien frivole :

« C’est dans un décor d’ensemble de Christian Bérard que s’ouvrira, le 28 mars, au Pavillon de Marsan, le ‘Théâtre de la Mode’, organisé par la Couture parisienne. »

Mais qui donc, au printemps 1945, peut avoir du temps à perdre avec ce type d’exposition, alors que la guerre n’est pas achevée, que des bataillons français combattent encore sur le territoire allemand, et que l’on manque de tout ?

L’événement n’a pourtant rien d’une fuite irresponsable hors du réel, ni d’un caprice de bourgeoises privilégiées. Il a été mis sur pied par deux organismes tout ce qu’il y a de plus sérieux et officiels, l’Entraide sociale et l’Office Français des métiers d’arts et de création (OFAC), lequel, explique le journal Ce Soir du 1er octobre 1945, « a été constitué par décret au début de cette année ».

« Il regroupe certains bureaux des anciens comités d’organisation, et il est chargé d’un rôle considérable : favoriser toutes les initiatives pouvant conduire à une reprise de l’activité de nos industries de luxe. »

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Or, la mode est, depuis le règne de Louis XIV et plus encore, le XIXe siècle, un des points forts de l’économie française, dont le relèvement est particulièrement attendu dans ce contexte de grande pénurie. Les organisateurs de l’exposition insistent d’ailleurs sur son utilité économique, ainsi que le rapporte L’Aurore du 28 mars, jour de l’ouverture :

« Deux salles de propagande (…) nous apprennent que cette industrie, la deuxième de la France, fait vivre 900 000 personnes et qu’une robe exportée permet l’importation de 10 tonnes de houille. »

Mais le « Théâtre de la mode » n’est pas un simple défilé de mannequins parées de jolies robes pour la bonne cause : il innove en offrant une scénographie tout à fait originale.

« Cette exposition nous présente, dans des décors somptueux (dus à Dignimont, Douking, Cocteau, Christian Bérard…) de petits mannequins en fils de fer habillés, coiffés, enrubannés par les maîtres de la haute mode française.

Car non seulement nos couturiers ont habillé ces poupées, mais nos coiffeurs ont frisé leurs cheveux, nos modistes ont posé sur leurs têtes les plus savants et les plus adorables chapeaux qui soient et même nos bijoutiers ont fabriqué des bagues, des colliers, qui rehaussent le cou de ces petites fées qui bientôt partiront ambassadrices du chic parisien faire le tout du monde. »

Le journal Gavroche du 29 mars, précise que les poupées sont au nombre de 170, les décors, de 14 (représentant par exemple le Pont des Arts, la place Vendôme, l’été en Provence…), que Boris Kochno a réglé l’éclairage, et que ce sont trente-cinq couturiers, vingt-cinq modistes et vingt coiffeurs qui ont fait d’elles d’adorables petites Parisiennes en miniature – de 70 cm tout de même. Le parcours s’achève par une rétrospective des dessins de mode depuis le XVIe siècle, accompagnée de panneaux pédagogiques. Le vernissage a eu lieu le 27 mars.

Le résultat est suffisamment original pour que Les Lettres Françaises, l’une des principales revues littéraires et artistiques nées de la Résistance, consacre au « Théâtre de la mode » plusieurs chroniques, en y voyant bien plus qu’un simple amusement pour dames chics :

« On dirait que toute l’ingéniosité des artisans et le goût inventif des artistes se sont donné rendez-vous dans les théâtres miniatures (…).

Légende, fantaisie, tradition ont inspiré les poètes de la mode et les décorateurs qui ont créé le cadre de ces délicates merveilles.  (…)

Il n’est pas, actuellement, de plus ravissante évasion que ce théâtre de la Mode, où l’effort d’une de nos plus importantes industries se traduit par des robes de poupées, et quand j’aurai dit qu’on y retrouve à la fois son enfance et mille rêves d’élégance qui nous poursuivent, sans que nous les rattrapions, à travers un quotidien monotone et souvent fastidieux, je n’aurai pas encore exprimé le centième de ce que ce spectacle, plein de sortilèges, inspire. »

Un des décors, imaginé par Jean Cocteau, retient particulièrement l’attention, non sans provoquer quelques frissons d’effroi pour son inspiration macabre :

« Jean Cocteau accroche dans l’espace une mariée, telle la sorcière du film, sur un manche à balai, d’où pendent des lés de tulle, au dessus d’une morte, d’une mourante ou d’une évanouie. »

Au vrai, plusieurs journaux rappelaient que si ce petit théâtre innovait dans la forme, il ne faisait que raviver une très ancienne tradition, celle des « poupées de mode » qui, depuis le XVIIe siècle, étaient envoyées dans toutes les cours d’Europe accompagnées de leur trousseau, pour faire connaître le talent des couturières parisiennes. Le journal France du 14 septembre 1945 citait même un article du Spectator de… 1712, qui narrait l’arrivée triomphante des « demoiselles de Paris en grande toilette » dans la capitale anglaise, après une interruption de plusieurs années due à la guerre de Succession d’Espagne.

L’exposition du Pavillon de Marsan connut un succès tel qu’il fallut la prolonger jusqu'au 6 mai. À partir de septembre, elle entame un long périple qui va la mener sur plusieurs continents. C’est, assez logiquement, à Londres que démarre le voyage des petites Parisiennes de fer, de plâtre et de tissu, reçues avec tous les égards à la Prince’s Gallery. Les bénéfices doivent être partagés entre l’Entraide et la Royal Air Force, qui reçoit là un soutien bien inattendu. Le journal bilingue France rendit à l’occasion du vernissage londonien un vibrant hommage à la couture parisienne, symbole patriotique, dans un contexte encore frappé de pénurie :

« La couture s’est défendue de son mieux contre l’occupant, dissimulant ses biens et sauvegardant, ce qui est plus précieux que tout, sa main d’œuvre. Pourtant, quand les couturiers ont voulu reprendre le fil interrompu de la tradition, il leur a fallu reconnaître cette pauvreté matérielle et inventer une présentation ne n’exigeant que des moyens matériels minimes (…).

Et c’est pourquoi ces maquettes et ces poupées, faites avec rien (…), sont si émouvantes.

Plus émouvante encore est la pensée des estomacs creux, des mains gelées, de ceux qui sous l’ombre atroce qui avait recouvert leur pays s’obstinaient à maintenir leur génie, humble et précieux, qui consiste simplement à créer de la beauté, à orner la vie et le monde, à faire œuvre de civilisation. »

En réalité, comme le rappelle l’historienne Dominique Veillon, le milieu de la haute couture française a été comparativement épargné pendant l’Occupation – au nom de l’emploi, et grâce à l’entregent de ses riches clientes, non sans compromissions avec l’occupant. Actif pendant la guerre, le secteur a pu redémarrer très vite à la Libération, au point de susciter la colère des Alliés, qui voyaient là « une violation flagrante des règles vestimentaires imposées par la guerre ». L’organisation du « Théâtre de la mode » avait donc aussi pour but de faire oublier ces différends, en réinventant « le luxe à la française » avec trois bouts de ficelle.

Après Londres, Stockholm, New York et Rio allaient assurer un triomphe international à l’étonnante exposition. Mais il faudra encore deux ans pour que la haute couture française redevienne mondialement influente, avec le New Look de Christian Dior.

Pour en savoir plus :

RETAILLAUD Emmanuelle, La Parisienne, histoire d’un mythe, du siècle des Lumières à nos jours, Paris, Seuil, 2020

VEILLON Dominique, La Mode sous l’Occupation, Paris, Payot, 2001

Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité, de la mode et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon.