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Le raid aérien d’Henri Lemaître, récit d’aventure en Afrique française

le par - modifié le 05/08/2020
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Si Saint-Exupéry est le plus célèbre des aviateurs-écrivains, d’autres pilotes de l’entre-deux-guerres tel le capitaine Henri Lemaître ont pris la plume pour raconter leurs aventures – ici, de Paris à Dakar et retour –, esquissant des récits empreints de colonialisme soft et de descriptions pittoresques.

Les aviateurs et la presse au début du XXe siècle

La figure de l’aviateur-écrivain et journaliste est indissociable de l’imaginaire de l’aviation des premières décennies du XXe siècle. Les pilotes pionniers, par leurs écrits, ont souvent été les plus fervents promoteurs du développement de l’aviation.

Ils ont offert au lectorat de la presse les premiers témoignages sur le vol, une expérience alors extraordinaire. Ils ont aussi embarqué des journalistes comme passagers, qui ont à leur tour rapporté leurs impressions. On retrouve par exemple dans Le Figaro, le 4 octobre 1908, un récit signé Frantz-Reichel, journaliste sportif qui relate son vol en tant que passager de l’Américain Wilbur Wright.

« J’ai aujourd’hui connu une ivresse magnifique. J’ai connu la sensation de l’oiseau. J’ai volé ! Oui, j’ai volé !

J’en suis encore tout étonné, tout ému. Est-ce possible ? […] Oui, il n’y a pas de doute : j’ai, pendant près d’une heure, vécu le rêve audacieux et vainement poursuivi à travers les siècles par tant d’humanités téméraires […] ! »

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L'aviation à la une

Une collection de journaux réimprimés en intégralité pour revivre l'aventure des débuts de l'aviation à travers les titres, récits et photos qu’ont connus les lecteurs d’alors.

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La presse s’est vite rendu compte de l’intérêt du sujet, qui rassemble la frénésie de l’exploit et du record sportif, la fascination pour les avancées techniques, l’imaginaire des lointains exotiques ainsi qu’une bonne dose de lyrisme et d’aventure.

Au cœur des années 1920, l’aviation commerciale française est sur sa lancée avec le développement des Lignes Latécoère, qui deviendront la Compagnie générale Aéropostale en 1927. L’année 1927 sera aussi celle de la célèbre traversée de l’Atlantique par Charles Lindbergh, de New-York à Paris, raid célèbre mais qui n’est qu’un parmi des dizaines de voyages aériens couverts par la presse.

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

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Les aviateurs sont les héros de l’heure et leurs raids de longue distance font les manchettes. Dans ce contexte, il n’est pas rare qu’un aviateur professionnel, comme le capitaine Henri Lemaître (1894-1935), se transforme en journaliste le temps de publier le récit d’un voyage, voire pour tenir une rubrique aéronautique, ce que fera Lemaître à Paris-Soir dans les années 1930.

Mais d’abord, en 1925, c’est un long récit en 15 parties que Lemaître produit pour Le Petit Parisien afin de rendre compte de son raid « De Paris à Paris via Dakar et Tombouctou », soit de la France à ses colonies de l’Afrique occidentale.

Rallier les colonies par un raid de longue distance : premières embûches

Avec son blouson et son casque de cuir, Lemaître présente l’allure typique des aviateurs de l’entre-deux-guerres sur la photographie qui accompagne le début de son récit, le 5 avril 1925.

Lemaître décrit la « longue période de préparation, de marches et de démarches » nécessaires pour réaliser le raid. Son avion est un Bréguet-XIX pourvu d’un moteur Renault de 500 CV, capable de « tenir l’air pendant vingt-quatre heures ».

Le départ a lieu depuis l’aérodrome d’Étampes, le matin du 3 février 1925. Le lieutenant Ludovic Arrachart accompagne Lemaître. Malgré son poids, l’appareil parvient à s’envoler de justesse.

« Lourdement encore, l’appareil se souleva, reprit contact avec la terre, la quitta de nouveau, y revint.

Enfin, il décollait définitivement, à quelques dizaines de mètres des hangars, et, dans un suprême et magnifique effort, Arrachart réussissait à passer à quelques mètres à peine au-dessus des obstacles. »

Les deux aviateurs, se dirigeant vers le sud, survolent la Beauce, « la Loire, Beaugency, puis le Cher et Montrichard ». Ils passent au-dessus du « terrain de Cazeaux, le dernier aérodrome de France ». C’est à l’abord des « sommets pyrénéens » que les difficultés commencent. La lourdeur de l’appareil et l’économie d’essence empêchent les aviateurs de prendre de l’altitude.

En longeant « les cols où les remous [les secouent] durement », l’avion échappe à la collision avec « une chaîne de montagnes » grâce « aux derniers litres de benzol », carburant utilisé pour le décollage, qui permet à l’équipage de « [bondir] par-dessus les crêtes ».

Sans discontinuer, puisqu’il poursuit l’objectif de battre le record de raid de longue distance en ligne droite, le duo survole la vallée du Douro, puis, la nuit venue, franchit « la haute barrière de la Sierra Guadarrama » à la lueur de la lune. C’est ensuite « la vallée de l’Henarez, puis Madrid ». L’aviation espagnole salue le passage des aviateurs français en allumant « ses feux de signalisation ».

Lemaître et Arrachard, à gauche, reçus chez le président du Conseil Paul Painlevé, 1925 - source : Gallica-BnF
Lemaître et Arrachard, à gauche, reçus chez le président du Conseil Paul Painlevé, 1925 - source : Gallica-BnF

Arrachart et Lemaître survolent la plaine de Tolède, puis la Sierra Morena. Cordoue, Séville, la côte espagnole, Xérès et le cap Trafalgar sont laissés derrière eux. Voilà déjà l’Afrique du Nord qui se profile.

Tandis que l’avion passe au-dessus de l’aérodrome de Casablanca, Lemaître, un pilote chevronné, tant grâce à son expérience dans la Grande Guerre que par sa participation aux débuts de l’aviation commerciale, se remémore son atterrissage sur ce même terrain, « en mars 1919, avec M. Latécoère comme passager, assurant ainsi la première liaison aérienne France-Maroc ».

Après « plus de quinze heures de vol », les aviateurs commencent à « lutter pour ne pas s’assoupir ». Passé Mogador (actuelle Essaouira), la lune disparaît et l’impression de pénétrer « dans un tunnel » les saisit.

À l’aube, des « nuages épais » masquent le sol, tandis que l’appareil s’engage au-dessus du désert saharien passé le cap Juby. C’est là qu’Antoine de Saint-Exupéry séjournera en 1927, lieu évoqué dans tant de récits et de reportages à propos de l’Aéropostale. En 1925, Lemaître ne s’y arrête pas et n’en décrit que « [deux] petits fortins espagnols » à la frontière de l’océan et du désert.

La chaleur nouvelle du soleil force les aviateurs à remplacer leurs « bonnets fourrés » par des « casques coloniaux ». Ils approchent de Villa-Cisneros, lorsque leur moteur « se [met] à donner des ratés, puis à claquer ». Les réserves d’essence diminuent et le vent offre peu de secours.

Record et escales

Sûrs d’avoir déjà établi « le record du monde du vol à grande distance sans escale », après avoir franchi 3 300 kilomètres depuis Paris, les aviateurs décident d’atterrir sur la piste de Villa-Cisneros (Dakhla), une lagune du Sahara occidental. À l’époque, la petite colonie est occupée par une garnison espagnole. Elle constitue, comme le cap Juby, une escale de la ligne France-Sénégal. Les aviateurs y reçoivent « le plus charmant accueil » et stupéfient le gouverneur en annonçant leur vol direct depuis Paris.

L’avion attire la curiosité des Maures qui vivent à proximité. Lemaître prend le temps de décrire la population indigène, ajoutant à son récit une touche de reportage colonial.

« Ils étaient là 200 peut-être – hommes, femmes, enfants – ces derniers presque complètement nus ; les hommes enveloppés d’une sorte de tunique en toile de Guinée bleue, sans plus ; les femmes habillées à la mode arabe, sans voile sur le visage, mais la tête recouverte d’une sorte de capuchon […]. »

Les aviateurs visitent le village maure et ses « cases carrées ». Ils partagent le regard distancié et la curiosité des reporters de l’époque pour les mœurs étrangères, mêlée de surprise et de dédain.

« [Dans les cases] la plus grande partie de l’espace disponible est occupée par un invraisemblable amoncellement de provisions diverses : sacs de riz ou de mil, pains de sucre […].

L’odeur qui règne dans ces étroits logis-magasins, où grouillent des familles entières, est le plus souvent écœurante. L’hôte vous en fait pourtant les honneurs avec une évidente bonne grâce mélangée d’une certaine fierté […]. »

La préoccupation de poursuivre le voyage taraude Lemaître et Arrachart, qui ne tardent pas à nettoyer les bougies du moteur de leur appareil. Le lendemain midi, l’avion se met en marche, tandis que le vent le propulse à « 170 kilomètres à l’heure » vers Port-Étienne (Nouadhibou), « poste militaire » et autre escale importante de la future Aéropostale.

Lemaître décrit les dunes au pied desquelles s’étalent « d’immenses marais salants reliés à la mer par des canaux étroits ». Il peint les modulations du relief et du territoire, restituant une vue aérienne de la terre propre aux récits d’aviateur.

Voilà maintenant « Saint-Louis, capitale du Sénégal », avec ses rues « régulières », ses toits « plats », sa « longue avenue de cocotiers maigres ». Dans les eaux du fleuve Sénégal, les « bateaux [tracent] […] un sillage qui [semble] se solidifier en bronze vert ». L’appareil continue de suivre la côte atlantique.

Puis c’est Dakar, « enfin », avec ses « maisons à terrasses ». Lemaître décrit le virage que l’appareil effectue au large avant d’atterrir sous les regards de la foule du port. La deuxième étape du vol se termine après « 1.050 kilomètres ». L’équipage est parti de Paris depuis « cinquante-cinq heures » et a volé au total « trente et une heures ».

Perdus dans le désert

Accueillis par les personnalités officielles de Dakar, les aviateurs reçoivent divers télégrammes de félicitations de la part « de M. le Président de la République », « de M. Laurent Eynac » – sous-secrétaire d'État à l'Aéronautique et aux Transports aériens, bientôt tout premier ministre de l’Air –, « du ministre de la Guerre, des présidents des grandes commissions de la Chambre ».

Ces messages officiels soulignent l’importance accordée aux raids aériens, qui constituaient alors autant des exploits sportifs que de véritables actions politiques et des avancées pour l’établissement des liaisons entre métropole et colonies. Le lendemain, les aviateurs, ambassadeurs de la France, se plient à des « visites officielles » auprès du gouverneur général et des généraux des troupes de l’A.O.F.

Le voyage n’est pas fini pour autant. Les aviateurs repartent pour Bamako, à « 1 300 kilomètres ». L’avion suit le tracé du chemin de fer de Dakar à Bamako, survolant la plaine, les marigots, la brousse.

« De temps à autre, tout près de la voie ferrée, un carré défriché : c’est un des terrains de secours organisés par l’aviation de l’A.O.F. ».

À 450 km de Dakar, le vent et la chaleur leur font perdre de l’altitude. Les aviateurs tiennent bon jusqu’à la piste de Kayes, où ils atterrissent le 7 février. Le séjour à Kayes s’étirera « plus d’une semaine » en raison d’une fuite d’essence et d’un problème de moteur.

L’escale prolongée leur permet de déjeuner avec « le capitaine Guiberthaut, qui commande les troupes de Kayes ». Lemaître professe son admiration pour l’« armée d’Afrique » et décrit le potentiel agricole de l’A.O.F. Il esquisse aussi le portrait flatteur de quelques « coloniaux ». Le récit du raid, ainsi, est plus qu’une aventure sportive : il promeut sans ambiguïté la colonisation française et participe à la diffusion de la culture coloniale, comme une large part de la production culturelle de l’époque.

Une fois le moteur réparé, les aviateurs quittent Kayes, le 16 février, pour de nouvelles étapes, en suivant le tracé du fleuve Sénégal puis du chemin de fer et du fleuve Niger.

Après une escale à Bamako, l’équipage s’envole le 17 février vers Tombouctou la « Mystérieuse ». Ce qualificatif reprend le titre d’un reportage de Félix Dubois, qui s’est rendu à Tombouctou au milieu des années 1890 pour Le Figaro, à une époque où il était bien impossible d’y parvenir par la voie aérienne.

L’étape Tombouctou-Adrar (Algérie), de 1 500 kilomètres (environ 10 heures de vol), est entamée le 20 février. Or, une erreur de repères et la sous-estimation du vent égarent l’équipage dans le désert.

« Une angoisse commençait à nous étreindre. La panne entraînait forcément notre mort : loin d’une piste, qui aurait eu l’idée de venir nous chercher ? »

Les aviateurs décident de filer le plus vite possible vers le nord jusqu’à la panne d’essence, en espérant trouver « un pays habité ». Ils survolent « d’étranges chaînes peu élevées », aperçoivent quelques caravanes et pistes chamelières. À trois heures, comble de malheur, « le vent de sable […] se lève ».

Lorsque la tempête se calme, l’équipage découvre « un immense reg, désert de pierres », tandis que le moteur émet de « petits bruits avertissant que l’essence [n’arrive] plus ». Il ne reste du carburant que pour « [une] demi-heure de vol ».

La nuit tombante force l’atterrissage sur le sol pierreux, en faisant éclater un pneu. Chargés d’une « provision de dattes » et d’eau, Arrachart et Lemaître marchent dans l’espoir d’une rencontre. Après une nuit et une demi-journée harassantes, ils sont secourus par deux Arabes, qui leur apprennent qu’ils se trouvent « à quatre journées de chameaux » de l’oasis d’El-Golea, au Nord.

Leurs guides les y mènent en les nourrissant de « terfess », champignons du désert. Au poste d’El-Golea, un oasis, les aviateurs prennent un peu de repos en attendant qu’on leur fasse parvenir le nécessaire pour la réparation de leur appareil. Une fois remis en état de marche, l’avion décolle le 10 mars pour Alger.

« Notre mission d’exploration prenait fin à Alger. Nous allions désormais faire du grand tourisme aérien. »

Après « [les] réceptions et les fêtes » d’Alger, Arrachart et Lemaître passent encore par Oran, puis par Casablanca, où le maréchal Lyautey les reçoit, avant de rentrer en France. C’est le 24 mars qu’a lieu leur atterrissage à Étampes, « cinquante jour et deux heures », « 13 200 kilomètres » après le départ.

La fin du récit de Lemaître est une ode au Bréguet XIX, aux « bougies Ponsot » et aux « carburateurs Zenith ». Si le petit passage s’apparente à une réclame publicitaire, il rappelle le faisceau compliqué des enjeux – techniques, commerciaux et politiques – noués autour des aviateurs pionniers, apôtres plus ou moins volontaires d’idées et de visées qui dépassaient leur seule soif d’aventure.

Mélodie Simard-Houde est historienne, chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.