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Le Moyen Âge en spectacle : le tournoi d’Eglinton

le par - modifié le 10/05/2024
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Fin août 1839 a lieu en Écosse devant le château d’Eglinton un tournoi de chevaliers, qui s’inspire directement de ceux pratiqués durant le Moyen Âge. Un retour vers le passé qui s’explique beaucoup par le contexte du premier XIXe siècle.

La journée d’août 1839 promettait d’être ensoleillée autour du château d’Eglinton, en Écosse. Las, pour les participants du tournoi qui doit se tenir là, elle est pluvieuse. Qu’importe !

Les hommes revêtent des armures qui semblent tout droit sorties du Moyen Âge et s’affrontent à la joute. La scène est belle, et l’illusion est complète. Car le donjon devant lequel on se bat est en réalité une construction récente, commencée en 1797. Cela n’empêche pas le public d’être venu très nombreux – on parle de plusieurs dizaines de milliers de personnes – assister au spectacle.

Il faut dire que, depuis le début du XIXe siècle, l’Angleterre est en proie à une véritable passion pour le Moyen Âge, fascination qui entraîne une marée de publication et d’œuvres consacrées à cette période. Cette vague de médiévalisme  est symbolisée notamment par l’immense succès du roman Ivanhoé de Walter Scott en 1819, se diffuse vite dans toute l’Europe. Aussi, il n’est pas étonnant que la presse française se fasse l’écho du tournoi écossais. Le Moniteur universel du 15 juillet cite ainsi un long article du Morning Post dans ses colonnes pour évoquer la prochaine tenue de cet événement :

« Nous sommes autorisés à annoncer que le grand tournoi d’Eglinton-Castle aura lieu le 28 août prochain, et nous apprenons que la liste des chevaliers et des écuyers excède déjà le nombre originairement fixé.

Les joutes et autres exercices chevaleresques dureront trois jours. On partira du château chaque jour à midi, pour se rendre sur le lieu de la lice la procession se composera des chevaliers, de leurs écuyers et de leurs tenans, du roi de la lice et du roi du tournoi, de la reine de la beauté, et des autres principaux personnages qui figureront dans cette représentation des gloires des temps anciens.

Les tentes des chevaliers, copiées strictement d’après les anciens auteurs, peintes de couleurs différentes et couronnées de blason, des armoiries et de la bannière de chacun des nobles occupans, formeront un coup d’œil intéressant ; et quand les galeries gothiques qui entourent le lieu du combat seront remplies des dames les plus élégantes et les plus distinguées des trois royaumes, et que les champions couverts de fer et d’acier se précipiteront dans la lice, on peut aisément s’imaginer la splendeur du spectacle qui en résultera.

Les joutes se termineront par des banquets, des bals et des réunions masquées qui seront offerts à cette assemblée d’élite par le noble maître du château. »

Malgré un temps pluvieux, les trois jours du tournoi suscitent immédiatement une énorme production d’images visant à le magnifier. Au moins un livre richement illustré est ainsi publié l’année même de l’événement. Son hôte, le jeune lord Eglinton, pose lui-même en armure pour une peinture réalisée en 1840. Les arts décoratifs sont également mis à contribution, avec par exemple la création de pichets ou de théières ornées de motifs renvoyant au tournoi.

En 1843, un nouvel ouvrage rempli d’une iconographie couleur est mis sous presse. Les illustrations chatoyantes en pleine page mettent en valeur non seulement l’événement, mais aussi l’« élite », pour reprendre les mots du Morning Post, qui y participe. Car nombre des jouteurs sont des membres de l’ancienne aristocratie, qui pour l’occasion ont pris des pseudonymes dignes des récits épiques médiévaux. Le comte de Craven devient par exemple « le chevalier au griffon », alors que le marquis de Waterford est celui « au dragon ».

Une telle mise en scène ne s’explique pas seulement par l’attirance qu’exerce le Moyen Âge sur la société britannique. Elle doit aussi se comprendre dans le contexte politique troublée de cette année 1839. Tout en annonçant le prochain tournoi, La Gazette de France, pourtant pleinement monarchiste, du 30 juillet s’étonne ainsi :

« Comprenez-vous, je vous prie, des gens assez sourds et assez aveugles pour ressusciter les plus ineptes coutumes féodales, au moment même où se met à la révolte un peuple affamé.

Car voilà justement ce qui est arrivé. Presqu’à la même heure ou MM. les jeunes aristocrates de la Grande-Bretagne, couverts de cuirasses dorées et montés sur des chevaux habillés en blanc, jouaient aux chevaliers du Moyen Âge, Birmingham, la ville laborieuse et pauvre, demandait à main armée un salaire plus juste pour son travail. »

Le tournoi d’Eglinton se déroule en effet en pleine révolte chartiste, une immense poussée populaire qui, en plus de réformes sociales et économiques, revendique aussi l’instauration du suffrage universel masculin.

Dans ce contexte, l’organisation d’une fête médiévaliste s’explique de deux manières. Elle est tout d’abord un refuge pour une aristocratie de plus en plus menacée depuis la Révolution française, une parenthèse, dans laquelle elle peut se projeter dans une vision idéalisée du passé où ses privilèges n’étaient pas contestés. En ce sens, tenir le tournoi devant un château médiévaliste construit à partir de 1797 est parfaitement logique, tant la bâtisse elle-même a été pensée comme un lieu de rêve loin des affres de l’âge des révolutions.

Mais la manifestation d’Eglinton est aussi un moyen pour une noblesse de promouvoir un retour à ce Moyen Âge tel qu’elle le fantasme, synonyme pour elle d’un ordre social strictement hiérarchisé dont elle serait à la tête. Sur une image du livre de 1843, on aperçoit ainsi le roi du tournoi suivi par des archers habillés, précise le texte, « à la Robin des Bois » (voir ci-dessous). Quand on sait que, depuis la fin du XVIIIe siècle, des révolutionnaires ont écrit que la révolte du fameux rebelle de Sherwood annonçait la leur, cette iconographie est très parlante. En mettant en scène un brigand assagi, marchant docilement derrière l’aristocratie, elle transmet une vision de la société où le peuple se contenterait de suivre et de servir la noblesse.

Le propos politique du tournoi n’est en réalité un mystère pour personne. La presse anglaise elle-même l’affirme ouvertement. On peut lire ainsi, dans les colonnes du très conservateur Morning Herald de Londres le 3 septembre 1839, ce texte sans ambiguïté :

« La tentative de ressusciter aujourd’hui le passé chevaleresque du “tournoi” a été raillée par la froide “philosophie” d’un âge utilitariste attiré par l’argent. Pourtant, posons-nous la question, les masses sont-elles plus heureuses parce que “l’âge de la chevalerie est passé” et parce que, dans ce qui était jadis la “joyeuse Angleterre”, la doctrine sordide, sans-cœur et sensuelle de l’utilitarisme a triomphé ? […]

L’âge utilitariste rampant, méchant et sordide ne requiert-il pas quelque chose pour contrer son influence – une forme de sentiment élevé et inspirant pour le racheter des chaînes dégradantes de cette “philosophie” matérielle sous laquelle les vertus viriles […] disparaissent rapidement du sol de l’Angleterre ? »

On le voit, le journal conservateur oppose une Angleterre chevaleresque vertueuse, qu’incarnerait l’autocratie rassemblée à Eglinton, et une société pernicieuse en proie à « l’utilitarisme », terme qui renvoie non seulement à des philosophes progressistes comme Jeremy Bentham ou John Stuart Mill, mais aussi plus largement au chartisme, qui reprend certaines de leurs propositions (comme le suffrage universel).

Cet antagonisme binaire n’a rien de nouveau. On la trouve déjà sous la plume de l’auteur réactionnaire Edmund Burke, qui écrit en 1790 dans Réflexions sur la Révolution de France une phrase que cite en partie l’article du Morning Herald :

« L’âge de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais. »  

Mais il n’est pas question pour le Morning Herald de s’enfermer dans une forme de nostalgie. Au contraire, son article voit dans le tournoi d’Eglinton le symbole d’un retour aux valeurs chevaleresques porté par une noblesse dotée, selon lui, de toutes les qualités. Parmi elles, la puissance virile, synonyme de prouesse guerrière, que la société « utilitariste » aurait négligée :

« Qui y a-t-il de plus masculin, adroit et gracieux que les actes et la chevauchée d’un chevalier adroit au sein du tournoi ? […]

Si jamais un puissant ennemi s’aventurait à nouveau à nous envahir, l’Angleterre opposera-t-elle une meilleure ou une pire résistance en ayant une noblesse non pas baignant dans des plaisirs débilitants, avilie et affaiblie dans une indolence luxurieuse, mais entraînée dans des exercices virils et athlétiques, endurcie face au danger et inspirée avec ce haut sentiment de l’honneur qui fit de la chevalerie des temps jadis “cette pépinière de tous les sentiments courageux et des entreprises héroïques” ? »

Citant à nouveau Burke, ce passage met donc en garde. Il est urgent de revenir aux modèles chevaleresques sous peine de perdre les prochaines guerres tant le régime démocratique et l’utilitarisme auront amolli les hommes (y compris sexuellement) et avili les corps. Un discours que l’on retrouvera en France après la guerre de 1870 lorsqu’il s’agira de magnifier les charges de la cavalerie française et d’accuser les républicains d’être responsables de la défaite face à la Prusse.

Aussi la pratique du sport va-t-elle se parer de valeurs chevaleresques, martiales et viriles, notamment ceux réservés à l’élite sociale. La Femme de France du 7 octobre 1928 compare ainsi le polo à une joute médiévale, en citant l’exemple d’Eglinton. Plus largement, le terme de « tournoi » se diffuse peu à peu dans la presse à partir de la fin du XIXe siècle pour évoquer tous types de rencontres sportives.

Quant aux reconstitutions médiévales de tournoi, si elles sont rares jusqu’aux années 1960 et 1970, elles s’accompagnent souvent d’un discours où l’on oppose un monde moderne négatif à un passé idéalisé. Ainsi, en 1894, écrivant à propos d’un tournoi médiéval à Anvers, un journaliste de La France commence son article en parlant d’un possible attentat anarchiste à Bruxelles. Puis il continue :

« Cependant qu’à Bruxelles explosent des pétards qui révolutionnent la capitale et terrorisent ses habitants, d’ordinaire si pacifiques, Anvers est en fête et convie des milliers de spectateurs émerveillés à des réjouissances, célèbres au Moyen Âge. »

Comme au temps d’Eglinton, le Moyen Âge réminaginé sert de parenthèse pour s’échapper, le temps d’une journée, loin du monde moderne. Et s’il s’agit en cette fin de XIXe siècle d’appuyer un discours conservateur, cela change du tout au tout lorsque l’idée de tournoi médiévaliste est reprise pendant les années 1960 aux États-Unis. C’est en effet dans la ville californienne de Berkeley, siège d’une des universités les plus contestataires d’Amérique, que le 1er mai 1966 des jeunes gens se réunissent dans le jardin de maison de Diana Paxson pour se vêtir d’habits médiévaux et s’affronter avec des armes de chevaliers.

Dans le compte-rendu qu’elle fait de l’événement, l’hôtesse de la manifestation se place sans surprise dans la lignée du tournoi d’Eglinton :

« Pour les étudiants de littérature anglaise, “Le dernier tournoi” est un événement qui a eu lieu en Écosse en 1839. Le comte d’Eglinton, un jeune aristocrate orgueilleux, avec château, serfs et la tête emplie des romans de Walter Scott, y décida de mettre en scène les valeurs du Moyen Âge, qui étaient pour Scott sa réponse aux problèmes de la Révolution industrielle, en créant un tournoi.

Des costumes furent préparés, des bannières cousues, et les ressorts des fiacres londoniens ployèrent sous le poids d’hommes en armure […]. Ce fut l’événement mondain de l’année. […] Mais ce tournoi […] ne peut pas être considéré comme étant le dernier.

La chevalerie n’est pas morte – comme le prouve [ce qui est advenu dans] mon jardin. […]. Mais que faire après le Tournoi ? Environ vingt-quatre d’entre nous, avons mis en place une autre procession et nous sommes mis en route, depuis Telegraph jusqu’à Bancroft, aller-retour. On manifeste souvent à Berkeley – et là, nous manifestions contre le XXe siècle. »

On le voit, si l’autrice de ces quelques lignes revendique l’héritage d’Eglinton, elle donne à cet événement un sens totalement différent de celui qu’on lui attribuait au XIXe siècle. Pour elle, c’est évident, les joutes de 1839 avaient été notamment organisées en réaction à la révolution industrielle. En réalité, cette jeune femme colle sur cette manifestation aristocratique sa propre vision de l’époque médiévale. Issue d’une génération craignant une guerre nucléaire et voyant de ses yeux les ravages provoqués par la société de consommation, Paxson, comme nombre d’étudiants américains d’alors, considère le Moyen Âge non comme un refuge face aux aspirations démocratiques, mais comme un ailleurs où la nature n’aurait pas été détruite par la pollution.

On est donc loin des préoccupations élitistes des jouteurs d’Eglinton. Au contraire, le mouvement qu’elle et ses amis impulsent en 1966 a vocation à être pratiqué par le plus grand nombre. Et c’est ce qu’il advient. Rapidement, la petite troupe prend le nom de Société pour un Anachronisme Créatif (Society for Creative Anachronism, SCA en anglais), se réunit plusieurs fois par an et engrange peu à peu des milliers d’adhésions.

C’est en son sein que par la suite se recrutent nombres d’auteurs de jeux de rôles sur table, alors qu’elle inspire aussi les jeux de rôle grandeur nature, une pratique qui, aujourd’hui, existe sur tous les continents, et rassemble de très nombreux participants de toutes origines, hommes et femmes confondus. On est loin de l’entre-soi nobiliaire et masculin de ce jour pluvieux d’août 1839…

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Pour en savoir plus :

Mark Girouard, The Return to Camelot. Chivalry and the English Gentleman, New Haven, Yale University Press, 1981

Albert D. Pionke, « A Ritual Failure: The Eglinton Tournament, the Victorian Medieval Revival and Victorian Ritual Culture », in : Studies in Medievalism, n°16, 2009, p. 25-45

Sarah Abigail Swinney, Knights of the quill: The Arts of the Eglinton Tournament, these indéite, Waco, Université de Baylor, 2009