Lazareff, l'homme qui transformait l'encre en or
Au début des années 1930, le jeune journaliste Pierre Lazareff est nommé directeur de la rédaction d'un modeste journal, Paris-Soir. Il en fera le plus grand quotidien français.
Fils d'immigrés juifs de Russie naturalisés français, Pierre Lazareff grandit à Montmartre, suit ses études au lycée Condorcet et développe deux passions : l'écriture et le monde du spectacle. Il a 14 ans quand il publie son premier article dans le quotidien Le Peuple, 17 ans lorsqu'il lance son propre hebdomadaire, Illusion.
Du haut de son mètre cinquante-neuf, il s'impose tout jeune à Montmartre et devient secrétaire de Mistinguett, puis travaille pour une dizaine de théâtres parisiens, tout en continuant à collaborer à plusieurs journaux comme L'Écho de Paris.
Sa carrière journalistique prend un tournant capital en 1925 : à 18 ans, il devient adjoint au chef de la page des sorties au théâtre du Soir.
Le journaliste se fait remarquer par ses chroniques vives et percutantes, loin des papiers au style parfois ampoulé de l'époque, et suscite le respect et l’admiration de ses confrères. En 1925 par exemple, La Presse le cite avec déférence :
« Quant à la sortie de la lionne récalcitrante, un témoin, notre jeune confrère Pierre Lazareff, qui étudie avec tant de soin le cirque et le music-hall, nous en a donné dans sa chronique du Soir cette relation :
“Ce fut sous mes yeux dans le cirque désert la plus émouvante et la plus calme des luttes, celle de l'animal obstiné et nerveux et celle de l'homme volontaire. Seuls les cris de Mme Petersen, inquiète, venaient troubler la bataille silencieuse. L'homme l'emporta par ruse. Mais la sueur emperlait son front, et ses aides tremblaient. Il n'est pas d'animaux sauvages qui ne sentent, un jour leur instinct se révolter contre la domination de l'intelligence humaine.” »
Avec son écriture simple et précise, ses informations claires, ses anecdotes savoureuses et ses témoignages croustillants, il est vite remarqué dans le milieu du journalisme. Très appréciés, ses articles sont régulièrement repris dans les pages spectacles de la presse généraliste. Puis Pierre Lazareff publie de plus en plus régulièrement des chroniques dans de grands journaux de l’époque - Le Siècle, La Presse.
Vient alors la consécration de ce début de carrière prometteur : en 1931, à 24 ans, il est nommé directeur de la rédaction de Paris-Soir par Jean Prouvost. C'est vers « Pierrot les Bretelles » (c'est ainsi qu'on le surnomme parmi ses pairs journalistes) que Prouvost s'est naturellement tourné pour l'aider à faire de ce quotidien qu'il vient de racheter un grand journal populaire. Le succès sera au-delà de ses espérances.
En ouvrant ses colonnes à des plumes prestigieuses comme Joseph Kessel ou Jean Cocteau, en faisant la part belle aux photographies en couleurs, Pierre Lazareff fait de Paris-Soir le premier grand quotidien populaire d'information illustré de France. De moins de 200 000 en 1931, le tirage atteint en 1935 plus de 1,3 million d'exemplaires.
Lazareff y publie lui-même régulièrement de grands reportages. Dans l’un des tout premiers, il raconte telle une épopée la vie aventureuse de Thomas Alva Edison, dans un récit foisonnant qui apporte une nouvelle preuve, s’il en fallait, de son immense talent journalistique.
Le journaliste continue à suivre le monde du spectacle qu'il connaît comme personne - en 1935, il se fait par exemple un plaisir de commenter le grand retour sur scène de Maurice Chevalier :
« Quand Maurice parut dans la salle comble et élégante du Casino d'Été de Cannes, il était très ému. Disons que beaucoup parmi ceux qui l'écoutaient ne l'étaient pas moins. »
Le journaliste couvre aussi l’actualité internationale et parcourt régulièrement la planète : il est à bord du Normandie en 1936, rencontre en 1937 la mère du président Roosevelt, qui « pratique avec passion l'art d'être grand’mère ». La même année, il part en Autriche sur les traces d'Hitler et en tire un de ces papiers truffés d'échanges et d'anecdotes :
« De Braunau, je suis revenu à Salzbourg. Au café “Bazar”, on racontait justement des anecdotes sur Hitler. L'anecdote est l'arme des peuples qui n'ont pas la liberté de s'exprimer. Celle-ci me sembla de circonstance :
Gœbbels, Gœring et Hitler bavardent :
— Si jamais le régime était renversé, dit Gœbbels, cela ne changerait rien à ma situation. Je dirais au nouveau venu : “Vous avez sûrement besoin d'un bon chef de propagande.”
— Et moi, dit Gœring, je leur dirais : “Vous avez besoin d'un bon aviateur.”
— Et toi, Adolf, que ferais-tu ?
— Moi, je leur déclarerais tout net : “Vos histoires ne me regardent en rien. Si vous me touchez, j'irai me plaindre à mon ambassadeur, car je suis citoyen autrichien.” »
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Pierre Lazareff prend la tête de l'American Broadcasting System In Europe, à Londres, où il dirige les émissions de radio à destination de l'Europe occupée. À son retour en France, à la Libération, il reprend le titre Défense de la France, journal clandestin de la Résistance, le rebaptise France-Soir, et y attire des journalistes réputés comme Joseph Kessel, avec qui il avait travaillé à Paris-Soir (qui, comme de nombreux autres titres de presse, a été interdit à la Libération).
La magie Lazareff opère à nouveau : en quelques années, France-Soir devient le quotidien le plus vendu en France, tirant à partir de 1953 à un million d'exemplaires par jour. Sa femme Hélène, de son côté, lance en 1945 un magazine féminin révolutionnaire pour l'époque : Elle.
Homme de presse à l'intuition hors norme, Lazareff crée en 1949 Le Journal du dimanche pour occuper ce créneau hebdomadaire jusque-là inoccupé.
Il continuera jusqu'à sa mort, en 1972, à transformer l'encre en or.