« Los Olvidados » : L’atroce beauté selon Luis Buñuel
« Atroce », « hideux », « cruel », « ignoble » s’exclame la presse au sujet de Los Olvidados de Luis Buñuel. D’abord interdit au Mexique, le film remporte le Grand prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1951.
Après le scandale de L’Âge d’Or en 1930 et un bref passage par les Etats-Unis, Buñuel entre dans sa « période mexicaine ». Si Gran Casino est un échec, Le Grand Noceur lui accorde la confiance du producteur Georges Dancigers, qui lui permet de réaliser Los Olvidados, film documenté par les comptes-rendus de procès de centaines d’enfants des quartiers défavorisés du Mexique.
Explorant sans ornements la banlieue de Mexico, Los Olvidados suit le quotidien cruel d’une bande d’enfants livrés à eux-mêmes qui volent et tuent pour survivre. La férocité du traitement d’El Jaibo, l’adolescent qui tue sans hésitation le témoin de l’un de ces larcins sous les yeux du jeune Pedro, émeut la critique qui s’applique à encenser le film comme à le dénigrer. Considérée comme un drame social « qui pose avec âpreté, mais avec une franchise totale, le problème de la misère et de ses conséquences sur l’adolescence », l’œuvre de Buñuel devient une arme de lutte critique qui, six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, donne lieu à des réflexions sur la représentation de la violence au cinéma.
Le critique François Chalais ne tarit pas d’éloges sur le film, qui lui permet par ailleurs de faire remarquer pour Carrefour le décalage de l’œuvre avec le contexte socio-culturel du festival au sein duquel elle est dévoilée :
« Le point d’exclamation est un signe de ponctuation qui m’a toujours fait horreur. A propos de M. Buñuel, j’ai pourtant l’envie d’en écrire toute une ligne, à l’endroit et à l’envers, comme dans les publicités espagnoles.
Autour du thème archi-rebattu de l’enfance délinquante, dans le cadre des faubourgs pouilleux de Mexico, le metteur en scène du Chien andalou et de L’Age d’or a mis sa verve de vieil anar surréaliste au service de la réalité la plus éperdue de compréhension humaine.
Depuis des années aucun film ne m’a paru aussi grand que celui-là. »
Il est intéressant de constater que la critique du film intervient après trois colonnes journalistiques sur le Festival de Cannes, « manifestation destinée à faire miroiter aux yeux de l’opinion du cinéma international [qui] se résume en fait à une sorte d’aperçu comparé des différentes catégories de café au lait du matin dans des hôtels du type ‘prolétaires s’abstenir’ », et y appose le contraste d’un film se déroulant dans les bidonvilles de Mexico.
Les oubliés, laisse-t-il entendre en déplorant le peu de films vus, ce ne sont peut-être pas tant les cadavres des enfants abandonnés dans la rue ou lancés en bas d’une colline d’ordures, mais peut-être les critiques journalistiques du Festival de Cannes.
Le film est ensuite exploité en salles et donne l’occasion à Chalais de se fendre d’une analyse plus longue, toujours dans Carrefour, quelques mois plus tard afin de mettre en lumière la « nausée salutaire » dont le cinéma semble avoir bien besoin :
« Ce qui plaît dans Los Olvidados, c’est plus encore la manière dont les personnages sont décrits que leurs problèmes. Ou plutôt : davantage leurs problèmes particuliers (manger, boire, avoir une mère) que le problème général qui les affecte (comment réduire les ravages de l’enfance délinquante).
Pour exprimer la faim, le cauchemar, la violence forcée, le besoin de stabilité toujours troublé, M. Bunuel a réussi, avec l’aide du chef-opérateur Gabriele Figueroa, d’extraordinaires peintures. On sort de son film les reins et la tête brisés, la main à la gorge.
Mais cette œuvre appartient à la catégorie des nausées salutaires. Elle bouleverse, comme par hasard, mais en vérité grâce à la préméditation ingénue de toutes ses images, un cinéma et une conscience qui s’endormaient. »
Chalais s’intéresse de la sorte aux qualités cinématographiques d’un film souvent considéré comme un documentaire – Buñuel le définit d’ailleurs dans une interview donnée aux Lettres Françaises, comme « un document ». Il s’éloigne ainsi de ses pairs qui s’engouffrent dans la brèche du constat social afin de s’intéresser au « réalisme limité, forcé (presque forcené) » du film de Buñuel ainsi qu’à sa « violence excessive » soulignée par Roger Maria :
« On soit de la vision de ce film d’une grande beauté la gorge nouée, l’air sombre, accablé. Et c’est peut-être le principal défaut de l’œuvre de Luis Buñuel que d’apporter seulement des images d’un réalisme limité, forcé (presque forcené) sans montrer les perspectives, elles aussi très “réalistes” que l’espérance concrète de notre temps offre à tous les êtres, surtout aux enfants.
Il n’est d’autre issue que la lutte. […] Mais, malgré une visible complaisance pour des formes esthétiques de violence excessive qui rappelle quelque peu les recettes d’Hollywood, ce film reste un réquisitoire contre une société où le crime est “au coin de la rue”. »
La question de la délinquance est inévitable. Maria reproche ici à Buñuel de dresser le bilan d’une jeunesse miséreuse sans optimisme ; la seule solution qui est en effet entrevue, quand le jeune Pedro se voit confier de l’argent pour une course en ville, est aussi rapidement balayée lorsque le jeune garçon va les dépenser et se battre dans la rue.
Reprocherait-on au réalisateur de ne pas suivre « le chemin de la vie », d’après le film soviétique de Nikolai Ekk (1931), où des enfants délinquants sont raflés et placés sous l’aile d’un directeur de foyer qui les emmène travailler dans une colonie, et où ils trouvent leur épanouissement dans le travail ? Buñuel réfute dans Les Lettres Françaises :
« Est-ce que dans l’état actuel des choses, une rééducation est possible ? Et que changerait-elle au problème ? Ce problème, je ne le pose même pas.
Comme dans Terre sans pain, je montre simplement ce que j’ai vu. […] Disons, si vous voulez, que, dans une forme pessimiste, ce film a une tendance optimiste. L’espoir est “a posteriori”. »