Edgar Allan Poe, père de la littérature fantastique et « produit éminemment américain »
Les Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe sont traduites par Baudelaire en 1856, suivies en 1857 des Nouvelles histoires extraordinaires. Leur mélange de logique froide et de fantastique terrifiant va apparaître aux critiques français comme la quintessence de « l'esprit » américain.
En 1840, le philosophe Alexis de Tocqueville l'affirme dans un passage de son ouvrage De la démocratie en Amérique, cité le 26 avril dans Le Constitutionnel :
« Les habitants des États-Unis n'ont point, à proprement parler, de littérature. »
Tocqueville ignore sans doute qu'au même moment, l'écrivain Edgar Allan Poe (Boston 1809 – Baltimore 1849), est en train de créer une œuvre qui va bouleverser non seulement l'histoire de la jeune littérature américaine, mais aussi celle de la littérature mondiale.
Dès avant sa mort prématurée, à 40 ans, Poe est traduit en français : plusieurs de ses contes paraissent dans la presse hexagonale pendant les années 1840, puis 1850. En 1853, La Gazette nationale publie ainsi dans ses colonnes une version raccourcie de son conte Le Scarabée d'or.
Mais c'est Charles Baudelaire qui, en traduisant plusieurs de ses récits courts sous le titre d'Histoires extraordinaires, va réellement faire connaître en France cet auteur dont l’œuvre étrange et novatrice préfigure à la fois le roman policier, le roman fantastique et la science-fiction modernes.
Les Histoires extraordinaires paraissent en 1856. Plusieurs d'entre elles deviendront des classiques : Le Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée, Le Scarabée d'or, Le Manuscrit trouvé dans une bouteille...
Les critiques français, qui n'ont jamais rien lu de pareil, sont séduits d'emblée. La plupart voient dans Poe un auteur profondément américain dans son essence : d'une logique et d'une rationalité extrêmes, mais donnant en même temps libre cours aux chimères les plus brutales et les plus « excessives ». Le Siècle écrit :
« Signalons à la curiosité publique les Histoires extraordinaires d'Edgar Poe, le romancier américain, traduites par M. Charles Baudelaire.
Edgar Poe était une sorte de Paganini littéraire ; il maniait la corde de la terreur sur son fantastique archet avec une incroyable puissance ; il poursuivait une idée, presque toujours étrange dans ses dernières ramifications, de la façon la plus étonnante et la plus logique à la fois.
Il y a des mathématiques transcendantes dans son talent. Il résout des problèmes ; il dégage l'inconnu comme le premier algébriste du monde. »
Le Figaro qualifie l'écrivain de « mathématicien-poète » :
« Le talent d'Edgar Poe, unique en son genre, original jusqu'à la bizarrerie, concentre et reflète les aptitudes variées du génie américain, et l'on peut dire que, par l'équilibre du chimérique et du réel, il offre un spécimen particulier et inimitable [...].
Edgar Poe oublie ou dédaigne l'amour comme un moyen banal. Sa nature maladive, subtile, hallucinée, semble renfermer en elle de l'empirique, de l'agent de police, du mathématicien et du poète. Poe n'agit que sur les faits surnaturels, les particularités étranges, les combinaisons singulières [...].
Il est le produit naturel, spontané, d'une démocratie pressée qui n'a pas le loisir de s'arrêter aux théories du sentiment, aux lenteurs de la passion [...]. »
Armand de Pontmartin, dans L'Assemblée nationale, compare Poe à Hoffmann, grand auteur allemand de contes fantastiques, dont il serait le versant purement américain :
« Il n'avait rien paru, depuis les Contes d'Hoffmann, de plus original que ces Histoires extraordinaires d'Edgar Poe […]. Les rêves d'Hoffmann – car ses contes n'étaient que d'admirables rêves – reflétaient, en l'exagérant, l'Allemagne poétique et musicale : Edgar Poe reflète, par le côté excessif et halluciné, l'Amérique et son génie calculateur [...].
Le fond des histoires de Poe, c'est le calcul, l'analyse, l'algèbre, désertant leur terrain solide et positif, et se combinant, dans un cerveau exalté ou malade, avec l'imagination la plus subtile [...].
Déclarons bien vite que le Double assassinat dans la rue Morgue, la Lettre volée et le Scarabée d'or sont, non pas trois grands drames, mais trois histoires saisissantes où l'auteur arrive à des effets irrésistibles, incroyables, par des moyens bien étrangers jusqu'ici aux combinaisons du roman. »
Le Journal des débats cite la terrifiante et lumineuse préface de Baudelaire aux Histoires :
« “Edgar Poe, écrit M. Charles Baudelaire, qui a consacré une très vive et curieuse Notice à cet étrange romancier de l'Amérique moderne, ivrogne et poète, métaphysicien et conteur, magnétiseur et fantaisiste, le tout ensemble, – Edgar Poe aime à agiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres où se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur de l'orage...” »
Baudelaire, dont la traduction est vantée par Le Figaro dans un second article :
« M. Poe a su être plus grand que la vérité, et, miracle plus grand encore, M. Charles Baudelaire a transporté dans notre langue le récit original sans en faire une caricature […].
Cet esprit net, brillant et tranchant comme une épée, exact et philosophique en même temps, avait toutes les qualités requises pour faire revivre celui de Poe. »
L'année suivante (1857) voit encore le nom d'Edgar Allan Poe briller de mille feux dans le ciel français, avec d'abord la publication en feuilleton de son roman Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, chef-d’œuvre où se côtoient récit d'aventures maritimes, hallucination fantastique et horreur pure – traduit à nouveau par Baudelaire :
Puis ce sont, la même année, les Nouvelles histoires extraordinaires, également traduites par le poète des Fleurs du mal. Ce second recueil contient quelques-uns des contes les plus effrayants de l'Américain : Le Chat noir, La Chute de la maison Usher, William Wilson, Le Portrait ovale ou encore Le Masque de la mort rouge...
La presse française fera à nouveau fête au Bostonien. Parfois de façon ambiguë, à la façon du Journal des débats dont l'appréciation préfigure certaines critiques que la France adressera un siècle plus tard au cinéma d'outre-Atlantique :
« Edgar Poe est un produit éminemment américain.
Recherche de l'effet immédiat, dédain de toute conclusion morale, impertinence du sens personnel, quelque chose de violent, de fantastique et de grossier, la précision du chiffre et le désordre des idées, l'esprit d'aventure sans élan de cœur et le goût du surnaturel sans poétique entraînement, nulle part on ne trouverait une réunion plus complète de ces défauts qui, à côté de qualités supérieures, caractérisent la physionomie américaine. »
Plus tard, Stéphane Mallarmé traduira les poèmes d'Edgar Poe (parmi lesquels le plus célèbre, Le Corbeau).
Depuis sa mort, l'influence d'Edgar Poe fut et continue d'être immense sur la littérature occidentale. Au XIXe siècle, Baudelaire, bien sûr, mais aussi Jules Verne, Herman Melville, Oscar Wilde ou Dostoïevski reconnaîtront leur dette envers lui, tandis qu'au XXe, Jorge Luis Borges, H.P. Lovecraft ou encore Stephen King s'affirmeront comme ses meilleurs disciples.
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Pour en savoir plus :
Edgar Allan Poe, Contes, Essais, Poèmes, Robert Laffont, collection « Bouquins », 1989
Georges Walter, Enquête sur Edgar Allan Poe, Phébus Libretto, 2009