Dracula, histoire d’un vampire boudé par la France
Que ce soit dans sa première traduction française ou son adaptation à l'écran par Tod Browning, le personnage de vampire inventé par Bram Stoker se heurte au dédain de la presse française pour le genre fantastique.
À l'entame du XXe siècle, les récits vampiriques ne sont plus considérés que comme les lointains échos d'un genre macabre désormais passé de mode.
Le roman Dracula de Bram Stoker connaît ainsi un succès mitigé dans son Angleterre d'origine à sa publication en 1897, en dépit de l'originalité de son sujet, de sa forme (faussement épistolaire) et de sa troublante pluralité de points de vue sur les événements – ou plus généralement, de sa reconnaissance critique tardive comme apogée du style néogothique.
La première traduction française ne paraît qu'en 1919 sous le titre Dracula, l'homme de la nuit. Toutefois la grande qualité littéraire de l'adaptation du texte par les sœurs Ève et Lucie Paul-Margueritte, expurgée de quelques passages sulfureux, n'impressionne guère les critiques françaises.
La recension la plus acerbe, parue dans L'Intransigeant, trahit sans le vouloir le peu de considération pour le fantastique dans l’Hexagone.
« S'il est des personnes qui aiment le macabre à haute dose, elles pourront chercher dans ce livre une delectatio morosa. Mais les gens sains d'esprit jugeront fastidieux ces viols de cercueils, ces mutilations de cadavres et ces grotesques défilés de vampires. […]
Le néant drapé d'un horrible qui ne fait même pas peur. Aucun caractère, aucune création. »
Plus clément, l'article paru dans la revue des arts Comœdia ne s'épanche néanmoins que sur un seul paragraphe ; il vante certes le mérite de la traduction des sœurs Paul-Margueritte, mais ne peut s'empêcher de conclure sur une formule dépréciatrice :
« Lisez Dracula... Vous perdrez peut-être votre temps ; mais vous ne le regretterez pas. »
Moins réservée, la critique de L'Ère Nouvelle se laisse aller à raconter toute l'histoire, dénouement compris, non sans insister de façon un rien déplacée sur les personnages des trois succubes du château transylvanien de Dracula, au point de s'égarer complètement :
« Ce récit est conté avec un art savant, graduant comme il faut la terreur.
C'est un excellent roman-feuilleton qu'il faut lire en pleine lumière, au milieu des rires de belles jeunes femmes... »
En 1931, à la veille du verdict du procès de Peter Kuerten, le tueur en série allemand connu sous le sobriquet de « Vampire de Düsseldorf », l'écrivain André Therive imagine une rencontre entre l’assassin emprisonné et un professeur de littérature. Dans cet épisode fictif, Dracula trône parmi les œuvres conservées par le meurtrier dans le fond de sa cellule.
Le roman de Bram Stoker est alors accusé à demi-mot d’inspirer les actes du plus grand monstre de son temps, argument abusif complété par une nouvelle variante au sujet de l’écriture du roman, jugée plate selon le personnage du tueur en série lui-même.
« Cette littérature morbide, expliquait M. Kurten, est, en effet, bien fatigante : les auteurs y ont peu d'invention ; et j'ai dû chercher beaucoup par moi-même pour varier les données, les sensations et les thèmes oniriques dont j'ai besoin. »
La première adaptation cinématographique – officieuse – de Dracula, le grand Nosferatu de Murnau, est accueilli tout aussi froidement par la critique lors de sa sortie en 1922.
Mais devant le succès commercial du film en Europe, le réalisateur Tod Browning, collaborateur privilégié de la star du cinéma d'horreur muet Lon Chaney, est mandaté par le studio américain Universal pour tourner une adaptation à grand budget et officielle du roman de Bram Stoker.
La crise économique de 1929 et la mort de Chaney en 1930 refondent totalement le projet – qui se mue en une transposition de la pièce à succès de Hamilton Deane et John L. Balderston écrite en 1924. Le comédien principal de la pièce, Bela Lugosi, conserve le rôle-titre et y signe la performance la plus sidérante de sa carrière.
Après plus d'une dizaine de remontages imposés par le studio, Dracula apparaît sur les écrans américains au mois de février 1931. Son succès apporte enfin au roman de Bram Stoker une forme de reconnaissance posthume, et lance une série de films bâtis sur le bestiaire fantastique littéraire du siècle écoulé, notamment regroupés sous la bannière « Universal Monsters ».
Le film arrive dans les salles de la capitale française un an plus tard, en janvier 1932. Là, il ne fait pas grande impression à la critique parisienne, comme à son habitude rétive à la forme fantastique.
L’Intransigeant fustige ainsi le doublage français, arguant avec humour qu'il s'agit de la même troupe de comédiens à l’origine du doublage des personnages chiens dans les comédies Une nuit à Toutouville et Le Vainqueur de Toutouville – gros succès humoristiques français de l’époque, tout aussi décriés par la critique.
Jean Laury du Figaro ne cache pas non plus sa déception de voir le roman de son adolescence « trahi » de la sorte. Il se range aussitôt du côté des rieurs éduqués, espèce typiquement française à qui « on ne la fait pas ».
« On escomptait, pour cette présentation, des frissons, des claquements de mâchoires... l'assistance ne fut secouée que du fou rire et seuls les strapontins claquaient, révélateurs indiscrets d'une impatience à son comble, de fuites hâtives vers l'air pur...
C'était fauter psychologiquement et tout ignorer de l'ironique et positif public parisien que de lui présenter ce film, dont il ne pouvait manquer de rire, tuant le vampire, immortel selon la légende, de la seule arme qui, chez nous, ne pardonne pas : le ridicule ! »
Même son de cloche du côté de L'Écho de Paris, qui se permettra même de mettre en doute les qualités de réalisateur de Browning.
En 1932, ce dernier sabordera définitivement sa carrière avec Freaks, futur grand classique au même titre que son Dracula, et comme lui lourdement décrié en son temps.
L’acteur Bela Lugosi capitalisera de son côté toute sa carrière sur l'aura générée par son rôle emblématique de vampire reclus, et ce, jusque dans ses pires rôles.
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Pour en savoir plus :
Jean Gattegno, « Folie, croyance et fantastique dans Dracula », in: Littérature, 1972
Matei Cazacu, « Aux sources de l’autocratie russe – Les Influences roumaines et hongroises, XVe-XVIe siècle », in: Cahiers du monde russe, 1983
Collectif, « La figure du Vampire et ses métamorphoses dans la littérature et les arts », dossier spécial de Littératures, 1992