Boris Vian, un fou de jazz dans les colonnes de Combat
À la fin des années 1940, Boris Vian tient dans Combat une chronique hebdomadaire consacrée au jazz. Critique passionné, il y clame son admiration pour les légendes du genre (Louis Armstrong, Duke Ellington...), mais aussi son enthousiasme pour un style révolutionnaire : le bebop.
Dans la France de l'après-guerre, le jazz est la musique moderne par excellence. Il jouit d'une vogue particulière à Paris, où l'on se presse salle Pleyel ou dans les caves de Saint-Germain-des-Prés pour entendre cette musique qui déferle des États-Unis, séduisant notamment une jeunesse avide de sons nouveaux.
Parmi elle, un écrivain encore peu connu – également trompettiste – a fait du jazz sa religion : Boris Vian a 27 ans lorsque le journal Combat lui propose de tenir dans ses colonnes une chronique hebdomadaire consacrée à sa passion. Lors de son premier article, le 23 octobre 1947, l'auteur de L’Écume des jours détaille ses intentions :
« Je m’efforcerai, avant tout, de vous documenter sur les disques parus, si j’ai assez de doublezons pour les acheter […]. Je tâcherai de vous signaler les endroits, lieux, places, et autres caves où on peut entendre ce qu’il faut en lichant des pots de jus d’ananas et je vous ferai part des informations importantes venues du pays des Amerlauds.
Je voudrais bien que vous m'écrivissiez [...] lorsque vous serez d’accord et lorsque vous ne serez pas d’accord. Si vous aimez le jazz, dites-vous bien que plus vous en parlerez, plus vous en entendrez parler. Ce que nous cherchons tous diffère peut-être quant au détail : mais, avant tout, ne laissons pas enterrer notre douce musique sous l'indifférence, l'ignorance et l'impuissance de bougres de pontifes barbus au moral et pontifiant au psychique, pour qui un nègre est un cireur de bottes et la trompette bouchée une invention du grand diable cornu.
Outre, il y a pas mal de gens à engueuler, et je n’y faillirai point, je le jure devant Duke Ellington. »
Chaque semaine ou presque, Boris Vian livre ses critiques des disques jazz parus en France. Le 6 novembre, il donne par exemple son avis sur le dernier Louis Armstrong :
« POLYDOR SERIE U.S.A. 580.041 Louis Armstrong et son orchestre.
"Song of the vipers" et "Will you won’t you be my baby." Les premiers arrangements ne sont pas très bons, mais "Louis" sauve la face.
En revanche, le verso, allègrement enlevé, est excellent. Je suis de ceux qui aiment assez entendre Armstrong soutenu par un orchestre de seconde zone. Son jeu ne ressort que plus magnifiquement, jamais démodé, jamais de mauvais goût, le reste vieillit. C’est drôle. »
Louis Armstrong, trompettiste, compositeur et chanteur de La Nouvelle-Orléans, est alors le jazzman le plus célèbre au monde. Dans Combat, Vian clame son admiration lors d'un compte-rendu de son concert au festival de Nice, en février 1948.
Il fera de même en juillet lors du concert triomphal, salle Pleyel, d'une autre figure légendaire, Duke Ellington – qui joue sans son orchestre, retenu à Londres par les lois syndicales. Pour son passage à Paris (il jouera aussi au Club Saint-Germain), Vian s'échine à faire la promotion de celui qu'il considère comme « le plus grand ».
Mais en réalité, à cette époque, le jazz tel qu'il est pratiqué par Armstrong ou Ellington est en train de passer au second plan. Car une révolution majeure a débuté quelques années plus tôt à New York avec la naissance du bebop, un genre pratiqué par une nouvelle génération de musiciens afro-américains touchés par la grâce.
Style violent et libre, aux rythmiques et aux harmonies beaucoup plus complexes que par le passé, le bebop est porté par des formations plus réduites que les traditionnels big bands. Ses principaux représentants sont Charlie Parker, saxophoniste à la technique prodigieuse et improvisateur de génie, le trompettiste Dizzy Gillespie, les pianistes Thelonious Monk et Bud Powell, les batteurs Max Roach, Philly Joe Jones et Kenny Clarke, les contrebassistes Oscar Pettiford et Charles Mingus ou encore le guitariste Charlie Christian.
Dans son article du 13 novembre 1947, Vian tente de définir le bebop :
« Difficile à définir autrement que par des caractéristiques extérieures ou formelles ; le be-bop est plutôt un esprit qu’autre chose. C’est une musique pleine de sous-entendus. Entendez par là que son essence même est souvent voilée par le feu d’artifice technique particulier à bon nombre d’exécutions be-bop.
C’est une musique apparemment inquiète, mais parfaitement équilibrée — véritablement affolante au premier abord — (mais qui de nous n’a pas été surpris en entendant pour la première fois les disques de Jelly Roll Morton ou de King Oliver ?). Le rythme est souvent désarticulé, l’accentuation des temps bizarrement déplacée. L’ensemble est extraordinairement déroutant — et tout aussi attirant. »
Lors du concert à Pleyel de Dizzy Gillespie, en février 1948, Vian parle de « révélation » :
« Dans une ambiance indescriptible, Gillespie attaqua son premier morceau, et l’on put se rendre complet d’emblée que si la majeure partie de l’assistance, composée essentiellement de jeunes, et habituée déjà à ce style si différent du jazz traditionnel, réagissait parfaitement, une fraction de ce même public se trouvait complètement déroutée par la section rythmique si éloignée de celle des orchestres de jazz classiques, et ne se retrouvait à l’aise que dans les morceaux à temps lent, plus faciles à assimiler. »
Lorsqu'il parle de la « déroute » d'une fraction du public, Vian emploie un euphémisme. C'est en réalité une véritable bataille d'Hernani qui a lieu en France au sein des passionnés de jazz, avec d'un côté les défenseurs de la révolution bop, et de l'autre les gardiens du temple qui estiment que le jazz s'est arrêté en 1944. Parmi eux, le critique Hugues Panassié, président-fondateur du Hot-Club de France, refuse catégoriquement le bebop et parlera même d' « anti-jazz ».
Dans cette vive polémique, dont le concert de Gillespie à Pleyel constitue l'acmé, Boris Vian – qui écrit par ailleurs dans Jazz Hot, la revue créée par Hugues Panassié et Charles Delaunay –, se place du côté des modernistes. En mai 1949, il raconte avec enthousiasme la série de concerts organisée par Delaunay à la salle Pleyel, où le bebop tient une large place.
L'affiche est exceptionnelle : Charlie Parker, Sidney Bechet... et un certain Miles Davis, trompettiste virtuose qui, au cours de son bref passage à Paris, découvre avec émerveillement les cafés de la capitale, côtoie Vian, Sartre et Picasso, et vit un amour passionné avec Juliette Gréco.
Face à la prestation du quintet de Parker (dont le surnom « Bird » devient ici « Zoizeau »), Boris Vian s'avoue complètement dépassé :
« La formation de "Miles Davis", "Tad Dameron", "James Moody", et "Kenny Clarke", "Barney Spieler" qui suivait pénétrait d’un coup dans le domaine complexe du be-bop. Les points essentiels de cette formation sont la merveilleuse sonorité de Miles et la perfection du travail de James Moody qui n’avait jamais si bien joué. Kenny est toujours l’excellent drummer qu’on connaît ; à mon avis il est même encore en progrès. Tad Dameron est un pianiste parfaitement intrigant et déconcertant. Spieler, malgré le manque de répétitions, "tint le coup" [...].
Et "Sidney Bechet" termina la première partie, accompagné par Braslavsky, en bien meilleure forme qu’aux répétitions. On ne peut décrire le jeu de Bechet, c’est vraiment une chose a entendre, une extraordinaire perfection [...].
Enfin, le moment capital de la soirée, "Charlie « Zoizeau » Parker". A la batterie, Max Roach. Messieurs les batteurs, chapeau bas. A la basse, Potter. Même remarque. Kenny Dorham (trompette) a fait d'incroyables progrès. Quant au Zoizeau... on n’est vraiment pas dans le coup. Ces petits-là, ils ont quatre ou cinq cerveaux, nous n’en avons qu’un... Hélas !... Mais tout de même cela suffit pour comprendre que ça laisse derrière soi pas mal de choses... »
Provocateur invétéré, Boris Vian profitera en outre de son passage dans Combat pour livrer quelques articles aux intitulés volontairement polémiques, à l'instar de son « Ne ravalons pas le jazz au niveau de la musique classique », paru le 29 octobre 1948. Ou de cette chronique publiée en avril 1948 dans laquelle l'auteur de J'irai cracher sur vos tombes pose cette question ingénue : « Faut-il zigouiller les Blancs ? ».
« Le problème est le suivant : la musique noire est, de plus en plus, encombrée par des éléments blancs souvent sympathiques mais toujours superflus, ou remplaçables du moins avec avantage par des éléments noirs. Devons-nous continuer à féliciter, critiquer, encourager ou exciter, les blancs en question ? Ou devons-nous simplement leur conseiller de se pendre à leurs bretelles ? [...]
Non que les résultats des mélanges soient tous mauvais, mais parce que dans tous les cas (ex. : Little jazz, d’Artie Shaw, "Featuring", Roy Eldridge) on pourrait sans aucun dommage supprimer toute la partie blanche de l’orchestre. En principe, j’étais pour les mélanges. Mais je suis bien forcé de me rendre compte de l’égoïsme de cette opinion : bien sûr, que c’est agréable de jouer avec des noirs. Mais qui en tire profit ? Sûrement pas eux [...].
Faut-il zigouiller les blancs ? Bien sûr que non ! Mais s’ils pouvaient tous mourir subitement... »
Boris Vian restera, jusqu'à sa mort en 1959, un défenseur acharné du jazz. Outre ses articles dans Combat et Jazz Hot, il animera une émission pour la station de radio américaine WNEW et deviendra en 1955 conseiller artistique des Disques Philips, chargé du catalogue jazz.
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Pour en savoir plus :
Boris Vian, Écrits sur le jazz, Le Livre de poche, 1999
Patrice Blanc-Francard, Dictionnaire amoureux du jazz, Plon, 2018