Germaine Krull, amazone de l’avant-garde photographique française
Jeune révolutionnaire communiste, fleuron de l’avant-garde photographique, reporter, correspondante de guerre, dirigeante d’hôtel puis membre d’une communauté tibétaine, la vie de la photographe allemande Germaine Krull (1897-1985) est aussi dynamique que les photographies d’architectures métalliques qui ont fait sa renommée et lui ont valu le statut de symbole de la photographie moderniste française dans les années 1920.
Germaine Krull nait de parents allemands en 1897, dans une région de l’Empire allemand qui devient polonaise en 1921. À l’issue d’une éducation chaotique soumise aux nombreux déménagements familiaux dans plusieurs villes européennes, la jeune femme entame à 18 ans des études photographiques dans une école munichoise, qui accueille les femmes depuis 1905. Elle se mélange au milieu artistique et intellectuel de Munich, alors en pleine effervescence.
Fraichement diplômée et ayant à disposition un atelier photographique, un certain nombre d’événements quelque peu rocambolesques vont retarder son accès au métier de photographe. Dans un premier temps, ses rencontres la mènent plutôt sur le chemin d’un engagement politique fort, voire révolutionnaire lorsqu’elle rejoint les forces spartakistes du parti communiste allemand (le KPD) et participe à un projet d’assassinat du Kaiser, la forçant à s’enfuir à travers les Alpes. Elle est finalement arrêtée et bannie de Munich.
Elle se rend alors à Berlin, avant de partir avec son compagnon en URSS où le couple, accusé d’opposition à Lénine, est rapidement emprisonné. Après une deuxième incarcération, Germaine Krull finit par être expulsée du pays et, malade, elle est recueillie à Berlin par des amis. Ce passage en URSS constitue pour elle une forte désillusion, mais ne la détache pas de la cause prolétarienne.
Trois ans ont passé depuis son diplôme, et la jeune révolutionnaire n’a pas touché d’appareil photographique. À Berlin, elle réussit à renouer avec le métier grâce à une collaboration avec un atelier photographique, produisant surtout des portraits et des nus. Sa rencontre avec Joris Ivens, qui n’est pas encore le cinéaste engagé qu’il deviendra, la pousse à le suivre aux Pays-Bas où une première révélation à lieu. C’est lors de leurs balades régulières sur le port de Rotterdam et à Amsterdam qu’elle photographie pour la première fois ce qu’elle nomme « ses fers » : des grues, des ponts roulants, des silos, toute une architecture métallique qui la fascine et fera son succès.
En 1926, Germaine Krull s’installe à Paris, grâce à un parent de Joris Ivens qui lui finance l’ouverture d’un studio photographique. Travaillant notamment avec l’artiste peintre Sonia Delaunay dont elle photographie les créations vestimentaires, elle montre ses « fers » néerlandais à Robert Delaunay, lui-même peintre fasciné par la modernité et la vitesse mécanique. Enthousiaste, il l’encourage vivement sur cette voie et lui propose d’exposer ses photographies au Salon d’Automne. Elle rencontre peu après Eli Lotar avec qui elle forme rapidement un duo photographique et intime. Elle fréquente les intellectuels et artistes parisiens, notamment Luis Buñuel, Jean Cocteau, René Clair, qui témoignent aussi d’un grand engouement pour ses vues de structures métalliques, résolument novatrices.
Car le travail de Germaine Krull, par son sujet mais aussi son langage visuel, rejoint les questionnements esthétiques et idéologiques de la photographie moderne française encore en pleine germination. À la fin des années 20, la photographie veut être reconnue comme art à part entière et s’émanciper de l’art pictural dont elle imitait jusqu’ici les codes de représentation du réel, à travers le mouvement pictorialiste. Les modifications apportées aux négatifs ou les effets de styles des prises de vue pictorialistes, tel que le flou vaporeux, sont jugés trop romantiques ou expressionnistes. Germaine Krull représente cette rupture, comme en témoigne quelques années plus tard le futur directeur du musée d’Art Moderne dans Marianne :
« Mme Germaine Krull est un de ces artistes grâce auxquels la photographie est devenue une sorte de magie. Et cela non par l’usage des flous et autres procédés impressionnistes, où se fond la réalité, mais par la simple et exacte soumission à la réalité même, sans chercher à faire 'poétique’ en acceptant, au contraire, de faire aussi photographique que possible. »
Les photographes de cette rupture, appelée Nouvelle Vision, aspirent à produire des images qui saisissent le réel sans fioritures et dans ce qu’il a de plus dynamique, en accord avec la modernité mécanique de leur temps. Se faisant, ils choisissent des points de vue inattendus, en plongée ou contre-plongée, des obliques, des plans rapprochés ou des jeux de cadrage, produisant des images venant surprendre voire déstabiliser le spectateur afin d’élargir sa vision sur le monde qui l’entoure. L’historien de l’art et futur conservateur des Musées royaux des beaux-arts de Belgique Paul Fierens l’affirme : « L’art de Mme Germaine Krull — car c’est un art — consiste d’abord en un choix, ensuite un jeu de valeurs, de rapports inédits, suscitant maintes découvertes. Nous pensions avoir vu, mais l’œil de l’objectif est plus sensible que le nôtre. »
À la fin des années 1920, tout s’accélère pour Germaine Krull. Elle publie ses « fers » dans un recueil intitulé Métal qui fait d’elle la cheffe de file de la Nouvelle Vision et propulse son succès médiatique. Pour Daniel-Rops cet ouvrage est le symbole de la transformation de la photographie :
« La photographie, depuis quelques années, s’est véritablement transformée sous l’action de quelques artistes qui, sensibles à l’esthétique toute particulière de cette forme d’expression du réel, et frappés d’autre part de la richesse de ses interprétations, ont appliqué systématiquement ses ressources à des sujets qu’on n’eût certes point jadis jugés photographiques. […] La réussite la plus significative en ce genre me semble être celle de Mme Germaine Krull dans son album Métal. (Calavas, éditeur.) Regardez cette succession de planches au premier abord si étonnantes. Sur l’une, des cheminées d’usine s’enfuient en une perspective exagérée ; sur une autre, la Tour Eiffel, vue dans un de ses détails, nous livre ses secrets, comme la radio ceux du squelette humain ; sur une autre, le pont roulant (est-ce Rotterdam ou tel autre port ?), la grue, la machine sous toutes ses formes métalliques se révèle à nous avec une intensité que la photographie, loin de figer, souligne. Le mouvement même s’y exprime : la dynamo photographiée semble re-créer le halo mystérieux dont elle entoure sa rotation vertigineuse. »
Elle participe par ailleurs à deux expositions fondatrices de la modernité photographique : le Salon de l’Escalier à Paris en 1928 et Film und Foto à Stuttgart l’année suivante. Le Salon de l’Escalier, premier Salon Indépendant de la Photographie, réunit, selon Paris-Soir, les « meilleurs photographes du monde entier » dont Germaine Krull fait partie, aux côtés d’un Man Ray et d’une Berenice Abbott. Walter Benjamin l’inclut ainsi dans son célèbre ouvrage Petite Histoire de la Photographie (1931) et le premier volet de la collection « Photographes nouveaux » de la NRF lui est consacré. Sa réputation traverse l’Atlantique : le journal The Chicago Tribune and the Daily News, New York lui consacre un article.
C’est à la fin des années 20 également que l’homme de presse Lucien Vogel lance, en 1928, le magazine Vu. Cette publication révolutionne la presse en accordant une place centrale aux images photographiques, présentées à travers une mise en page au dynamisme inédit, épousant le « rythme précipité de la vie actuelle ». Vu est le magazine de la modernité. Lucien Vogel s’entoure donc d’un trio de jeunes photographes modernistes composé d’André Kertész, Eli Lotar et Germaine Krull, dont il avait repéré les « fers ». Avec eux, il renouvelle la formule du reportage, plus vivant et basé sur une série photographique sur un sujet préétabli par la rédaction. Ils introduisent un nouveau métier, celui de photographe reporter et sonnent l’âge d’or des magazines illustrés.
La première commande de Lucien Vogel pour Germaine Krull est une série photographique sur la tour Eiffel, symbole vu et revu de la capitale, dont elle propose une vision radicalement nouvelle :
« Un aspect de la tour Eiffel, vue de l’intérieur par l’objectif de Mlle Germaine Krull. C’est, sur un plan neuf, un extraordinaire enchevêtrement de poutres de fer, avec les câbles et les roues des ascenseurs. […] Qui dirait que la tour Eiffel, si connue, si banale en toute sa structure, si vulgarisée par l’image, puisse se prêter encore aux découvertes de la photographie ? Et il est très émouvant de constater que les choses ont d’innombrables aspects, alors que notre œil n’a le choix qu’entre les plus simples. »
Vu lui permet aussi de tourner son objectif vers un Paris que peu regardaient. Le Paris des marchés aux puces, des fêtes foraines ainsi qu’un Paris nocturne avec ses enseignes lumineuses, ses bars, ses guinguettes, ses bals musettes. Elle contribue à plusieurs ouvrages sur la capitale dont Visages de Paris d’André Warnod (1930) et 100 X Paris (1929). Ces reportages sont aussi un moyen pour elle de renouer avec l’engagement politique de ses années allemandes et soviétiques, montrant le visage plus « populaire » de Paris avec des photographies des travailleurs des Halles, des clochards, les ouvrières mais aussi un ce qu’on appelle les « fortifs » ou La Zone, des terrains vagues occupés par des populations pauvres ou migrantes.
Elle effectue bientôt des reportages dans toute la France et publie plusieurs ouvrages, La Route Paris-Biarritz, Les Ballets de Monte-Carlo ou Marseille. Germaine Krull innove ici encore par sa publication prolifique de livres photographiques, accordant une place centrale à l’image et dont elle est l'unique auteur.
La nationalité néerlandaise qu’elle avait obtenue grâce à son mariage avec Joris Ivens lui permet de ne pas être inquiétée pendant la guerre. En 1940, elle embarque pour le Brésil et se met au service de la France libre. Elle dirige le service photographique de la France libre à Brazzaville puis devient correspondante de guerre en Italie, en Allemagne où elle photographie la libération du camp de Vaihingen, et en Asie du Sud-Est où elle décide finalement de rester, devenant co-gérante du célèbre hôtel Oriental de Bangkok. Elle photographie des monuments et statues en Thaïlande et en Birmanie. Son ami André Malraux lui commande des illustrations pour un ouvrage sur l’Indochine dans la série « L’Univers des formes ». Dans les années 60 elle revient brièvement à Paris avant de rejoindre une communauté tibétaine en Inde. Elle rentre finalement en Europe en 1983 et meurt deux ans plus tard à Wetzlar (ex RFA).
Le succès de Germaine Krull comme symbole de la modernité photographique ne dure finalement que quelques années, entre les années 20 et 30. Elle tombe rapidement dans l’oubli du fait de son départ en Asie et de la dispersion de ses tirages. Fait révélateur, la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque dans les années 1960 montre essentiellement les photographies de sa période asiatique. Où sont passées les perspectives folles et les gros plans d’architectures métalliques ? Il faut attendre les années 1980 pour que le collectionneur Christian Bouqueret mette en lumière sa période parisienne et rende justice à celle qui façonna une Nouvelle Vision pour la photographie française de l’entre-deux-guerres.
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Pour en savoir plus :
Bouqueret, Christian, Germaine Krull : Photographie 1924-1936 (Arles : Musées d’Arles, 1988)
Bouqueret, Christian, Des Années Folles Aux Années Noires: La Nouvelle Vision Photographique En France 1920-1940 (Paris: Marval, 1997)
Frizot, Michel, de Veigy, Cedric, Vu : le Magazine Photographique, 1928-1940 (Paris: Éditions de la Martinière, 2009)
Frizot, Michel (dir.), Germaine Krull (Paris: Jeu de Paume ; Hazan, 2015)
Leenaerts, Danielle, Petite Histoire Du Magazine Vu: (1928-1940) ; Entre Photographie Dinformation et Photographie D'art (New York: European Interuniversity Press, 2010)