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RetroNews | la Revue n°4
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A compter de 1912, les hommes d’Afrique Occidentale et Équatoriale française peuvent théoriquement demander d’acquérir la citoyenneté, en se soumettant à un certain nombre d’injonctions administratives. Le but : se rapprocher de l’élite marchande et culturelle des pays colonisés.
Si la France accorde dès 1865 aux Algériens la possibilité de demander la citoyenneté française, ce n’est qu’à partir de 1912 que ce droit s’ouvre aux hommes « indigènes » d’Afrique Occidentale et Equatoriale Française. Ils seront une toute petite minorité à en bénéficier. Retour sur cette procédure restée exceptionnelle avec Sarah Rahouadj, historienne du droit.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : On sait bien que dans l’empire français, la majorité des hommes colonisés avaient le statut de sujets et étaient soumis au code de l’indigénat. Combien ont fait exception en obtenant le statut de citoyen ?
Sarah Rahouadj : La difficulté, pour répondre à cette question, est que nous ne disposons pas de statistiques, pour la simple et bonne raison que l’administration française n’en a pas établi – elle n’avait aucun intérêt à le faire. La source principale est donc constituée par les dossiers de demande d’accès à la citoyenneté, conservés aujourd’hui aux Archives nationales, où ils ont été versés par le ministère des Colonies ou par le ministère de la Justice qui en avait copie.
Sur la période de la IIIe République jusqu’en 1939, ce sont 200 dossiers qui ont été retrouvés. Tous ou presque correspondent à des demandes qui ont abouti – parfois après un ou deux refus préalables consignés dans le dossier. Nous ne pouvons donc malheureusement pas quantifier le nombre de demandes qui ont été faites, ni la proportion de celles qui ont été rejetées.
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En quoi consiste précisément la procédure ?
Le demandeur doit d’abord se présenter auprès de l’administrateur le plus proche (administrateur-maire, chef de cercle, lieutenant-gouverneur, etc.) : il déclare alors vouloir accéder à la citoyenneté et « renoncer à [son] statut personnel ». Cette formule – qu’il écrit lui-même ou dont il signe quelquefois une version dactylographiée –, signifie qu’il se place désormais sous la loi française et abandonne les règles coutumières, notamment en termes de droit de la famille et de droit de succession. Si la polygamie n’est pas explicitement mentionnée, c’est bien elle qui est directement visée.
A la suite de cette demande, une enquête est diligentée par l’administrateur : auprès des employeurs actuels ou passés – 10 ans de bons et loyaux services auprès de l’administration ou d’une entreprise française sont requis –, auprès du commissaire de police, auprès des colons, auprès de l’officier qui a encadré l’indigène lors de son service militaire le cas échéant… Le demandeur lui-même doit fournir des documents justifiant de sa naissance, de sa maîtrise de la langue française – à défaut de diplôme ou de réussite à un concours, un test discrétionnaire est réalisé –, mais aussi de ses revenus, car il n’est pas question d’accorder la citoyenneté à des indigents.
L’ensemble du dossier remonte ensuite par la voie hiérarchique, du lieutenant-gouverneur au gouverneur de la colonie, puis au gouverneur général de l’AEF ou AOF, au ministre des Colonies et enfin au Garde des Sceaux. En cas d’avis favorable, la citoyenneté est octroyée et un décret publié au Journal officiel. Le tout dans un délai de 6 mois – un délai court au regard notamment des 2 ans prévus à l’heure actuelle pour l’obtention de la nationalité française et qui a peut-être réduit les demandes effectives, par manque de temps pour rassembler tous les papiers…
Quel est le profil social de ces citoyens d’AEF et AOF ?
Il faut bien souligner que tous les demandeurs sont des hommes : leur femme comme leurs enfants peuvent néanmoins être associés à la demande – la citoyenneté leur est parfois accordée en même temps que celle du mari ou père, mais pas toujours.
La plupart d’entre eux sont des citadins, issus de villes plus ou moins grandes, qui sont allés à l’école. En termes de métier et de milieu social, on peut distinguer cinq catégories principales : des instituteurs ; des fonctionnaires coloniaux (traducteurs, officiers d’état civil, employés des postes, du chemin de fer notamment) ; du personnel médical (infirmiers, auxiliaires) ; des militaires ; et enfin, des notables (chefs indigènes, propriétaires fonciers), dont le dossier ne comprend, de toute évidence, pas de certificats d’employeur mais des documents justifiant de leur patrimoine et de leur richesse.
Que sait-on des raisons qui ont pu motiver leur demande de citoyenneté ?
La principale motivation est celle de la progression de carrière. Car sans la citoyenneté française, les colonisés sont cantonnés aux postes du « cadre indigène » : devenir citoyen est donc un moyen de briser ce plafond de verre.
Ceci dit, si la citoyenneté est une condition sine qua non, elle n’entraîne pas toujours la progression, notamment pour les carrières militaires. Dès 1921 l’armée, craignant un afflux de demandes, ajoute, comme prérequis au passage de grade, un test d’instruction réalisé de manière discrétionnaire et volontairement conçu pour mettre le candidat en défaut et bloquer sa promotion. Car il est bien entendu inconcevable que des Noirs deviennent généraux…
« La citoyenneté fait figure de récompense accordée à celui qui s’est éloigné de sa culture. On le voit bien dans les dossiers de demande, qui regorgent de descriptions des intérieurs qui comprennent tables et chaises : il faut montrer que l’on a fait l’effort de se rapprocher de la civilisation française. »
Ce droit à la citoyenneté est accordé à partir de 1912 seulement. Pourquoi cette date relativement tardive ?
La France accorde le droit à la citoyenneté aux indigènes d’Afrique noire avec 50 ans de retard sur l’Algérie, où les musulmans peuvent être citoyens depuis 1865. C’est là le résultat d’une longue réflexion des cadres coloniaux qui, depuis le terrain, suggèrent de faire désormais des Africains des alliés de la colonisation.
Au départ prédominait l’idée que, dans la conquête du continent, les Noirs étaient plus un obstacle qu’autre chose. Dans le système racialiste qui a cours, les Noirs sont tout en bas de l’échelle et leur culture paraît bien éloignée de la civilisation européenne – bien plus que la culture musulmane. Mais alors que les Blancs sont peu nombreux à accepter de partir s’installer en Afrique, les Noirs apparaissent désormais comme une béquille sur laquelle il faut s’appuyer.
Quels avantages l’administration coloniale tire-t-elle de cette citoyenneté ?
C’est d’abord un moyen de contrôle et d’instrumentalisation des populations colonisées : en s’attirant les meilleurs éléments, les indigènes lettrés, ceux que l’on qualifie d’« évolués », on essaie de les faire basculer du côté du pouvoir et de limiter ainsi les mouvements de révolte. D’autant que les colonisés sont plus nombreux dans les années 1930 à aller faire des études en métropole et peuvent être influencés par les idées du Parti communiste, qui commence à dénoncer la soumission coloniale. L’octroi de la citoyenneté aux propriétaires fonciers se comprend d’ailleurs dans cette volonté de contrôle des riches et des influents.
La création de ce statut est par ailleurs une façon d’entretenir l’espoir, en donnant un modèle à suivre. La citoyenneté fait figure de récompense accordée à celui qui s’est éloigné de sa culture. On le voit bien dans les dossiers de demande, qui regorgent de descriptions des intérieurs qui comprennent tables et chaises : il faut montrer que l’on a fait l’effort de se rapprocher de la civilisation française.
Enfin, avec cette possibilité offerte aux indigènes, la France se donne une image positive à l’international : elle met en œuvre une « bonne colonisation », qui permet aux colonisés de s’élever peu à peu et d’avancer sur la voie de la civilisation.
Va-t-on, au fil des ans, dans le sens d’une accession de plus en plus large à la citoyenneté ?
En réalité, la période est marquée par de nombreux ajustements et des retours en arrière. En 1917, Blaise Diagne, député du Sénégal et commissaire général aux troupes noires, avait obtenu du Parlement, pour favoriser une vaste campagne de recrutement en Afrique, la promesse de la citoyenneté pour les soldats au nom de la dette du sang : au sortir de la guerre, c’est une simple exemption sur la maîtrise de la langue française qui est appliquée et seulement à ceux qui ont été décorés de la Légion d’honneur ou de la médaille militaire !
De façon générale, les lendemains de la Première Guerre mondiale voient une tendance à la restriction : des conditions nouvelles sont requises, comme l’exigence, pour associer les enfants à la demande, qu’ils aient été déclarés à l’état civil français. Car l’expérience de la guerre a écorné l’image de l’homme blanc – les soldats africains ont découvert des Blancs pauvres, des prostituées blanches – et il ne s’agirait pas de créer un trop grand appel d’air.
Le dernier décret, en 1937, ouvre quant à lui plus largement : certains diplômes, l’admission à de grandes écoles comme Polytechnique, le mariage avec une Française – même si ce sont des cas peu fréquents – donnent droit à la citoyenneté. Mais ce décret ne restera pas en vigueur bien longtemps…
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Sarah Rahouadj est historienne du droit. Elle a rédigé une thèse sur l’accès à la citoyenneté française des indigènes de l’Afrique Occidentale Française et de l’Afrique Équatoriale Française sous la Troisième République (1870-1939).