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1921 : « parodie » de procès contre les criminels de guerre allemands

le par - modifié le 05/08/2020
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Trois ans après l’armistice, les procès de Leipzig font comparaître 45 responsables allemands pour crimes de guerre et aboutissent sur des peines jugées minimes. La presse française est scandalisée.

Le 16 juillet 1921 s’achèvent les seize procès de criminels de guerre allemands jugés par le Tribunal du Reich (Reichsgericht) de Leipzig, qui se sont ouverts le 23 mai 1921.

Le sujet intéresse beaucoup le public français, d’une part parce qu’il participe du règlement du conflit prévu par le Traité de Versailles, d’autre part parce qu’il renvoie dans la mémoire collective au phénomène des « cruautés » commises par les soldats allemands contre des civils ou des prisonniers de guerre désarmés. En fait, dans les deux camps, les « cruautés » ou « atrocités » (Greueltaten en allemand, atrocities en anglais) ont fait l’objet de rumeurs dès l’été 1914 et alimenté dans les populations une « culture de guerre », qui ne s’est pas éteinte le 11 novembre 1918 (Christophe Prochasson).

Or la clémence dont font preuve les juges allemands de Leipzig, qui prononcent en juillet 1921 des acquittements ou des peines de prison légères à l’encontre de leurs compatriotes inculpés pour crimes de guerre, choque profondément la presse française si l’on en juge par la série d’articles consacrés à ce sujet depuis 1920 dans les journaux tant nationaux que régionaux. Dans un contexte de vives tensions franco-allemandes à peine trois ans après la fin de la Première Guerre mondiale (Jean-Jacques Becker), le sujet est pris très au sérieux : les journaux français dénoncent, derrière la complaisance des juges de Leipzig, la mauvaise volonté de l’Allemagne dans l’application du Traité de Versailles.

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De son côté, la jeune République de Weimar, dirigée alors par le chancelier Joseph Wirth du parti catholique Zentrum (mai 1921-novembre 1922), est encore contestée à l’intérieur, comme le montre en mars 1920 la tentative de putsch monarchiste de Kapp. Elle n’a pas résolu sa crise de légitimité née avec la révolution de 1918 et instrumentalise les procès de Leipzig pour gagner la population au régime, tant le consensus anti-Diktat est fort dans les esprits et transversal aux partis.

« Une parodie de justice » : l’application problématique du Traité de Versailles

Ainsi s’exprime Raymond Poincaré, ancien président de la République (février 1913 - février 1920) et alors sénateur de la Meuse, dans le journal Le Temps le 10 juillet 1921, l’un des quotidiens les plus tournés vers l’actualité internationale, avec une information jugée sérieuse et de qualité et tirant à 30 000 exemplaires en 1914. La presse régionale relaye son point de vue. Ainsi L’Écho d’Alger cite les propos de Poincaré le 11 juillet 1921 (p. 1/4). La Dépêche du Berry parle de son côté de la « parodie » de Leipzig le 11 juillet 1921 (p. 1/4).

C’est en effet le moment où sont acquittés les généraux allemands Hans von Schack et Benno von Kruska, qui étaient accusés, en tant que commandants du camp de prisonniers de guerre de Niederzwehren près de Cassel, d’avoir provoqué une épidémie de typhus et ainsi causé la mort de prisonniers français, au mépris des conventions de La Haye et de Genève de 1899 et 1907. Le sujet est évidemment très sensible dans l’opinion française : près de 600 000 soldats et officiers français ont été prisonniers de guerre dans quelques 120 camps en Allemagne entre 1914 et 1918, et 20 000 y sont morts.

Or, si la presse française s’intéresse de près aux procès de Leipzig, en consacrant un certain nombre de « Unes » au sujet, ceci n’empêche pas de relever des erreurs ponctuelles ici et là dans les journaux, concernant le nom des accusés (ainsi le lieutenant Ludwig Dithmar devient « Dittman » dans un article en « Une » de L’Ouest-éclair le 16 juillet 1921) ou bien la caractérisation des observateurs français envoyés à Leipzig (décrits le 8 juillet 1921 comme des « juges français » dans le sous-titre de l’article en « Une » de L’Homme libre, journal fondé par Georges Clemenceau en 1913).

Procès de Leipzig, arrivée des trois représentants du gouvernement français, Agence Rol, 3 juillet 1921 - source : Gallica-BnF
Procès de Leipzig, arrivée des trois représentants du gouvernement français, Agence Rol, 3 juillet 1921 - source : Gallica-BnF

Le problème soulevé par les journaux est celui de l’application jugée insatisfaisante par l’Allemagne du Traité de Versailles de 1919. Celui-ci sert de base juridique pour les procès de Leipzig, solution qui ne satisfait pas les Français : alors qu’avec les Britanniques ils auraient souhaité, quand s’ouvre la conférence de la Paix en janvier 1919, la création d’une juridiction internationale pour juger les crimes de guerre allemands, les Américains s’y sont opposés au motif que le droit international ne primait pas sur la souveraineté nationale des pays et qu’il n’autorisait pas l’Entente à entreprendre une action de justice contre ses anciens adversaires.

Dans le traité de Versailles, fruit d’un compromis, les articles 228-230 énoncent que l’Allemagne doit livrer les individus accusés de crimes de guerre devant les tribunaux des pays de l’Entente : sont visés tant des militaires que des hommes politiques comme l’ex-chancelier Theobald von Bethmann Hollweg (1909-1917).

Mais la demande d’extradition des accusés n’aboutit pas, du fait des résistances allemandes. L’Entente se résigne donc, via la médiation de Lloyd George, à transférer l’organisation de ces procès au tribunal d’Empire de Leipzig, qui ne juge pas selon le droit international, mais allemand. Cette haute cour, créée en 1879 pour l’Empire allemand fondé en 1871 (Kaiserreich), coiffe tout le système juridictionnel. Une loi allemande du 18 décembre 1919 lui donne une compétence exceptionnelle pour juger des citoyens allemands pour crimes de guerre.

La liste des accusés traduits finalement devant ce tribunal est sensiblement réduite : devant englober à l’origine près de 1 500 noms, elle est diminuée à 853, puis encore abaissée à 45 inculpés (chiffres donnés par Kerstin von Lingen). Comme le considère un article publié dans Le Matin le 16 juillet 1921 (p. 3/4), journal populaire créé en 1883 et devenu l’un des quatre plus grands quotidiens français à la veille de la Grande Guerre (il tire alors à un million d’exemplaires), Londres aussi « suit de très près ces procès de Leipzig, qui doivent servir de pierre de touche de la bonne foi que l’Allemagne met à s’acquitter de ses obligations ».

La première séance de la cour de Leipzig [au centre, le juge Ernest Pollock], Agence Rol, 23 mai 1921
La première séance de la cour de Leipzig [au centre, le juge Ernest Pollock], Agence Rol, 23 mai 1921

Cette remarque montre que la position de la France renvoie à une solidarité de fait de l’Entente ; pourtant la réception des procès diffère en France et en Grande-Bretagne, comme on va le voir.

La « comédie de Leipzig » ou l’absence d’impartialité des juges selon la presse française

L’expression « comédie de Leipzig » circule comme titre de plusieurs articles de juillet 1921, par exemple dans Le Figaro le 8 juillet 1921 (p. 3/6), L’Echo d’Alger le 11 juillet 1921 (p. 1/4), ou encore L’Intransigeant le 12 juillet 1921 (p. 3/4). Pour marquer d’un geste fort sa désapprobation après l’acquittement du lieutenant général Karl Stenger, accusé d’avoir ordonné à la 58e brigade d’infanterie du Bade de ne pas faire de prisonnier de guerre en 1914, le gouvernement français rappelle officiellement à Paris la délégation envoyée à Leipzig sous la conduite de Matter, avocat général à la Cour de Cassation, ainsi que le relate Le Temps en « Une » le 10 juillet 1921 (p. 1/6) :

« Avec le rappel de la délégation française, une situation extrêmement critique est créée.

La France, en s’en allant, laisse comprendre qu’elle n’a plus aucun intérêt au procès de Leipzig, c’est-à-dire qu’elle considère que l’Allemagne n’a pas tenu ses engagements en ce qui concerne le jugement des responsables des cruautés de guerre. »

Le 16 juillet 1921, Le Nouvelliste de Bretagne, Maine, Normandie titre en « Une » le 16 juillet 1921 (p. 1/4) : « La farce de Leipzig continue », avec comme sous-titre : « Les lois de l’humanité ? On s’en moque ! dit en substance un amiral allemand » avec un dessin de presse montrant le ministre allemand de la Justice Schiffer « qui couvre les acquittements scandaleux ». Il s’agit cette fois du procès des deux officiers du sous-marin « U-86 », Ludwig Dithmar et John Boldt, jugés pour avoir torpillé un navire-hôpital britannique : pour ce journal, la probable condamnation des deux officiers à des peines de prison de 4 ans, plutôt que leur acquittement, relève d’une manœuvre diplomatique du gouvernement allemand :

« Ce sont les boucs-émissaires que le gouvernement du chancelier Wirth a voués au sacrifice, pour tenter de sauver le renom d’impartialité des juges allemands au jugement du monde attentif.

Le gouvernement française ne sera pas, lui, dupe de la comédie. »

Seuls 16 des 45 inculpés initialement prévus sont jugés, les autres procédures ayant été suspendues : la moitié est acquittée tandis que l’autre est condamnée à des peines de prison légères de 6 mois à cinq ans, qui ne sont d’ailleurs pas effectuées intégralement. En réaction, la France organise par la suite sur son sol des procès pour condamner par contumace des criminels de guerre allemands (Denis Salas).

« La foule à Leipzig manifeste contre nos délégués » : la démobilisation culturelle n’a pas lieu

C’est l’expression employée en titre de l’article en « Une » du Petit Journal le 8 juillet 1921 (p. 1/4) relatant l’incident qui s’est déroulé la veille, à l’issue de l’acquittement du général Stenger. Les délégués français du gouvernement français, qui assistaient au procès, ont été conspués par des manifestants à leur sortie du tribunal, créant ainsi un incident diplomatique. Le ministère allemand des Affaires étrangères présente ses excuses à l’ambassadeur français à Berlin, qui est alors Charles Laurent.

Cet épisode s’inscrit dans des années de très fortes tensions diplomatiques et de multiples incidents portant atteinte aux intérêts français en Allemagne, notamment autour du personnel diplomatique, comme la montré le livre récent de Marion Aballéa sur l’Ambassade française à Berlin.

Côté allemand, il règne un consensus anti-Versailles, qui voit dans les procès de Leipzig la tentative d’imposer à l’Allemagne une justice des vainqueurs. Ces événements conduisent à réinterroger le concept de « démobilisation culturelle » proposé par John Horne, qui parle à ce sujet d’un processus lent et complexe : environ trois ans après la fin de la guerre, il n’y a pas de déprise de la violence (la France dénonce une série d’incidents violents avec les corps francs en Haute Silésie), ni de réhabilitation de l’ennemi dans les représentations collectives.

L’Echo d’Alger souligne le 11 juillet 1921 en « Une » : « La presse allemande, parlant du procès de Leipzig, se montre en général hostile à la France. »

Rappelons qu’il existe au sein du ministère des Affaires étrangères allemand un bureau dédié à la « question de la culpabilité de guerre » (Kriegsschuldfrage), qui initie dans les années 1920 une campagne de publications pour contrer les accusations du Traité de Versailles et dénoncer les crimes de guerre commis par l’Entente (utilisation de gaz, blocus maritime britannique imposé à l’Allemagne et ayant affamé le pays notamment). Le sujet des « atrocités » maintient ainsi, plusieurs années après 1918, le système d’opposition des cultures de guerre entre les anciens belligérants.

Les journaux français prônent une attitude de fermeté face à l’Allemagne et la nécessité de ne pas évacuer la zone occupée en Rhénanie, à l’instar de L’Ouest-éclair (quotidien régional fondé en 1899, d’orientation démocrate-chrétienne et tirant à 250 000 exemplaires en 1924) le 16 juillet 1921 :

« En tous cas, Monsieur Briand ne manquera pas de tirer du procès de Leipzig et des commentaires auxquels ils donnent lieu dans la presse du Reich toutes les conclusions convenables.

Le moment n’est pas venu de supprimer les sanctions économiques et militaires décidées en mars et en avril. »

Il faut souligner ici la différence entre la perception française et la réception britannique des procès de Leipzig, les Britanniques se montrant beaucoup plus modérés dans leurs réactions que les Français. Les délégués britanniques, selon L’Intransigeant du 12 juillet 1921, se sont « déclaré satisfaits de l’attitude des juges allemands ». Les Britanniques sont représentés à Leipzig par l’attorney général Pollock, dont Le Journal des débats politiques et littéraires cite le 19 août 1921 (p. 2/4) les propos à la Chambre des Communes une fois qu’il est rentré à Londres :

« Pollock, solicitor général, répondant au nom du gouvernement, a déclaré qu’on se plaignait généralement que les sentences rendues par la Cour de Leipzig étaient trop légères, mais qu’il était bon de se rappeler que les criminels de guerre avaient été jugés d’après la loi allemande et que la presse allemande considérait les peines d’emprisonnement infligées à des officiers comme déshonorantes. »

Le général allemand Karl Stenger, jugé non coupable, au procès de Leipzig le 2 juillet 1921, Agence Rol - source : Gallica-BnF
Le général allemand Karl Stenger, jugé non coupable, au procès de Leipzig le 2 juillet 1921, Agence Rol - source : Gallica-BnF

Cette position britannique insiste sur le précédent créé par les procès de Leipzig, malgré leurs imperfections :

« Il ne faut pas oublier que c’est la première fois de l’histoire que l’on défère à la justice d’un pays vaincu ses propres nationaux, inculpés de cruautés au cours de la lutte avec ce pays. Nous savons qu’elle a déjà prononcé des condamnations au point de vue légal, comme au point de vue international ; c’est un fort beau résultat.

Ce n’est pas en ce moment qu’on peut former une opinion définitive sur ces affaires. Si les coupables avaient été déférés à la justice des nations victorieuses, ils auraient été considérés en Allemagne comme des martyrs. »

Les historiens ont, depuis, beaucoup travaillé sur les continuités et les ruptures entre les procès de Leipzig de 1921 et celui devant le Tribunal militaire international de Nuremberg en 1945 et 1946.

Marie-Bénédicte Vincent est historienne, maître de conférences en histoire contemporaine à l’École normale supérieure (ENS) depuis 2012.

Pour en savoir plus :

Abbaléa, Marion, Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’ambassade de France à Berlin, 1871-1933, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017

Becker, Jean-Jacques, Victoire et frustrations, 1914-1929. Nouvelle histoire de la France contemporaine, vol. 12, Paris, Le Seuil, 1990

Cabanes, Bruno, « Sortir de la Première Guerre mondiale (1918-début des années 1920) », in Omer Bartov et al., Les sociétés en guerre, Paris, Armand Colin, 2003, p. 79-98

Horne, John, « Démobilisations culturelles après la Grande Guerre », 14-18. Aujourd’hui. Today. Heute, Paris, Editions Noésis, mai 2002, p. 45-53

Prochasson, Christophe, « Sur les atrocités allemandes : la guerre comme représentation », Annales. Histoires, Sciences sociales, 2003/4, 58, p. 879-894

Salas, Denis, « Les mots du droit pour un crime sans nom, les origines du crime contre l’humanité », in Pierre Truche (dir.), Juger les crimes contre l’humanité 20 ans après le procès Barbie, ENS éditions, 2009, p. 27-41

Von Lingen, Kerstin, « ‘Crimes Against Humanity’. Eine umstrittene Universalie im Völkerrecht des 20. Jahrhunderts », Zeithistorische Forschungen/Studies in Contemporary History, 2011, 8, p. 373-393

Wieviorka, Annette (dir.), Les procès de Nuremberg et de Tokyo, Bruxelles, Complexe, 1996