Chronique

Le « maçon italien » : entre stéréotype et opportunités professionnelles

le 14/11/2021 par Thibault Bechini
le 31/08/2021 par Thibault Bechini - modifié le 14/11/2021
Ouvriers italiens et français sur le chantier de reconstruction du casino de Sète, circa 1910 - source : Collection particulière Graille-Bourrelly
Ouvriers italiens et français sur le chantier de reconstruction du casino de Sète, circa 1910 - source : Collection particulière Graille-Bourrelly

La figure du « maçon piémontais » ou « italien » apparaît régulièrement, et notamment dans la presse, à partir du milieu du XIXe siècle. En France, à quoi tient cet archétype et de quelle façon s’enracine-t-il dans les esprits ?

Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).

« Pour arriver à la considération publique à Verrières, l’essentiel est de ne pas adopter, tout en bâtissant beaucoup de murs, quelque plan apporté d’Italie par ces maçons, qui au printemps traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. » 

À travers ces lignes du Rouge et le Noir (1830), Stendhal rappelle que Paris fut un pôle d’attraction pour les travailleurs migrants du bâtiment dès la première moitié du XIXe siècle. 

Le secteur du bâtiment est, par tradition et à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle, une industrie de migrants et, en premier lieu, une industrie de migrants intérieurs : la présence de maçons limousins dans la construction parisienne est bien connue grâce au témoignage de l’un d’entre eux, Martin Nadaud (1815-1898). Dès les années 1830, migrants intérieurs et étrangers travaillent sur les mêmes chantiers, ce qui concourt à l’élaboration de stéréotypes professionnels en fonction de l’origine régionale ou nationale des ouvriers.

Dans ce contexte, apparaît le stéréotype du « maçon piémontais » ou « italien », qui permet de réfléchir aux spécialisations professionnelles en contexte migratoire. Les travailleurs originaires de la péninsule Italienne disposent-ils d’aptitudes singulières qui les engagent à se tourner vers les métiers du bâtiment ? Dans leurs trajectoires professionnelles, quelle est la part du bagage détenu antérieurement à la migration et celle de l’adaptation aux opportunités offertes par les villes d’accueil ? Comment ces travailleurs acquièrent-ils de nouvelles compétences tout au long de leur parcours de mobilité ?

Le bâtiment : une spécialité italienne ?

La présence italienne dans les métiers du bâtiment doit être rapportée à ce que l’on observe dans d’autres secteurs professionnels. En 1913, si 800 des 2 000 maçons de Marseille sont italiens, les deux tiers des 1 800 cordonniers de la ville sont originaires d’Italie. De façon comparable, dans l’entre-deux-guerres, si 18 % des Italiens immatriculés au registre du commerce du département de la Seine sont maçons – proportion supérieure à ce que l’on observe pour les autres groupes nationaux –, à la même époque un quart des immatriculations italiennes concerne des commerces d’alimentation. 

En outre, les métiers du bâtiment apparaissent souvent comme une étape dans les parcours migratoires : à Nogent-sur-Marne, en 1911, 70 % des hommes italiens sont maçons, mais seulement 40 % de leurs enfants nés en France et en âge de travailler exercent ce métier. Par ailleurs, la maçonnerie, parce qu’elle requiert un faible niveau de qualification à ses niveaux inférieurs, est aussi une activité de repli pour les exilés politiques, tel l’avocat antifasciste Sandro Pertini (1896-1990), futur président de la République italienne (1978-1985), qui est quelque temps maçon à son arrivée en France dans les années 1920.

La spécialisation dans les métiers du bâtiment est avant tout une réponse à la demande locale. Dans la périphérie marseillaise, au début des années 1870, la main-d’œuvre des carrières de pierres est majoritairement italienne ; lorsque ces carrières sont rattrapées par l’urbanisation à la fin du siècle, une part significative des migrants italiens qui résident dans les quartiers concernés se tourne vers la maçonnerie et contribue à l’essor du marché de la petite maison individuelle.

À la même époque, à Nogent-sur-Marne, dans un contexte d’urbanisation soutenue, on voit apparaître de nombreuses entreprises de maçonnerie dirigées par des entrepreneurs italiens : ces petits patrons recrutent leurs ouvriers dans la région dont ils sont majoritairement originaires (le val de Nure), non pas parce qu’ils détiennent des compétences particulières en matière de maçonnerie, mais parce qu’ils sont rompus aux travaux de force qui, tel le sciage de long, se pratiquent dans les montagnes de l’Apennin.

Les grands chantiers urbains du XIXe siècle sont propices à la formation de niches professionnelles. Les travaux ornementaux (moulures, fresques, enduits) requièrent des savoir-faire singuliers qui sont transmis au sein de réseaux migrants. À Lyon, au milieu du XIXe siècle, 20 % des plâtriers sont originaires de la Valsesia (Piémont), tandis que, à Nice, tous les stucateurs recensés en 1896 sont italiens. Certains secteurs émergents de l’industrie de la construction, tel celui des travaux en ciment, permettent l’inclusion économique des entrepreneurs italiens. C’est le cas en Normandie, où les maçons-cimentiers originaires de Postua (Piémont) détiennent un véritable un monopole dans les travaux en ciment et en béton.

Le bâtiment comme observatoire du passage du travail migrant non qualifié à l’entrepreneuriat

L’accès à l’indépendance est un moment clef des parcours migratoires. Pour qui veut s’installer à son compte, les compétences professionnelles ne suffisent pas et, bien souvent, le soutien de la famille et des proches est déterminant. Le rôle des femmes est crucial. Les activités de complément qu’elles exercent, comme logeuses ou cantinières, assurent un fonds de roulement aux entreprises. 

Certaines configurations de travail donnent même à voir des femmes qui, comme manœuvres, secondent leur mari. L’accès à l’entrepreneuriat se fait aussi sur la base d’associations au sein d’une même parentèle. L’entreprise Ponticelli Frères est ainsi fondée en 1921 par trois frères originaires du val de Nure, dont l’un, Lazare (1897-2008), dernier des poilus de la Grande Guerre, est devenu une figure mythique.

Le succès des petites entreprises italiennes du bâtiment s’explique par leur capacité d’adaptation à la demande et l’acquisition de compétences nouvelles, parfois sur plusieurs générations. Ainsi, dans la famille Andreone, originaire de Novare (Piémont), le père est maçon indépendant en Lorraine au début du XXe siècle, le fils aîné est envoyé en Italie dans les années 1920 pour recevoir des notions d’architecture et l’ensemble de la famille prend le contrôle d’une grosse entreprise de maçonnerie en banlieue parisienne dans les années 1930.

Les petites entreprises du bâtiment se révèlent adaptées à la construction pavillonnaire qui s’épanouit dans les banlieues des grandes villes à partir des années 1920. La conjoncture est porteuse : au milieu des années 1950, 20 % des entreprises du bâtiment de la région parisienne sont dirigées par des Italiens. 

Cet « âge d’or », qui contribue très largement à la réactualisation du stéréotype du « maçon italien », prend fin dans les années 1970, lorsque les entreprises artisanales cèdent le pas devant les grandes firmes du BTP.

Pour en savoir plus :

Blanc-Chaléard, Marie-Claude, Les Italiens dans l’Est parisien. Une histoire d’intégration (1880-1960), Rome, École française de Rome, 2000

Colin, Mariella (dir.), L’émigration-immigration italienne et les métiers du bâtiment en France et en Normandie. Cahiers des Annales de Normandie, n° 31, 2001

Martini, Manuela, Le bâtiment en famille. Migrations et petite entreprise en banlieue parisienne au XXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2016

Thibault Bechini travaille sur les migrations italiennes dans la seconde moitié du XIXe siècle et au rôle que jouent les migrants italiens dans la transformation matérielle des ports euro-américains. Il achève actuellement, à l’université Paris 1, une thèse de doctorat consacrée à l’urbanisation des quartiers périphériques de Marseille et de Buenos Aires entre les années 1860 et la Première Guerre mondiale.