Les fabuleux portraits-charge d'André Gill en Une de l’Éclipse
Courbet, Dickens, Verne, Wagner, Zola... Dessinés par André Gill, les portraits en Une de l'hebdomadaire satirique L’Éclipse (1868-1876) comptent parmi les plus grands moments de l'histoire de la caricature française.
Dessinateur au talent exceptionnel, André Gill (1840-1885) s'est particulièrement illustré dans le domaine de la caricature. Sous le Second Empire, à une époque où le contrôle le plus sévère s'exerçait sur la presse française, on trouve ainsi ses dessins dans des journaux satiriques comme le Charivari ou La Lune.
Mais c'est en Une de l'hebdomadaire L’Éclipse (1868-1876) que vont paraître certaines des meilleures productions de celui qui fut l'élève et l'ami d'Honoré Daumier.
Journal républicain et anticlérical, L’Éclipse est édité par François Polo, un libraire et auteur de pamphlets contre Napoléon III. La Lune, dont il était déjà le directeur, ayant été interdit par la censure en décembre 1867, Polo lance le 26 janvier 1868 le premier numéro de son successeur, vendu 10 centimes. On peut lire dans l'éditorial :
« Instruits par de récents exemples, nous apporterons une prudence extrême dans l’accomplissement du programme que nous nous sommes tracé. Nous nous ferons donc une loi de rester dans les limites qu’il nous est interdit de franchir. Nous voulons vivre, vivre le plus longtemps possible, — pour la satisfaction des autres... Et pour la nôtre !...
La Lune faisait bien ; l’Éclipse fera mieux. »
Dans chaque numéro, on trouve en première page un dessin en couleur, la plupart du temps signé par André Gill (et plus rarement par des dessinateurs comme Félix Régamey, Georges Lafosse, Alfred Le Petit ou encore Édouard Pépin). Les deux pages intérieures comportent des textes humoristiques, et la quatrième page est souvent composée de dessins satiriques relatifs à l'actualité.
Pour ses Unes, Gill va livrer des portraits-charge (c'est-à-dire des portraits aux traits exagérés, mais sans toutefois aller jusqu'à la caricature) parmi les plus somptueux de toute l'histoire de la presse française. Parmi ses modèles figurent souvent des artistes célèbres de l'époque, que le dessinateur ne cherche pas à critiquer mais auquel il souhaite en général rendre hommage.
Le 14 juin 1868, Gill dessine ainsi l'écrivain britannique Charles Dickens enjambant la Manche chargé de ses livres :
Le 18 avril 1869, on retrouve en première page le compositeur Richard Wagner, représenté en train de crever un gigantesque tympan : à cette époque, et dans un contexte de vives tensions avec la Prusse, ses œuvres sont souvent éreintées par la critique française (L’Éclipse lui consacre pourtant un texte louangeur en deuxième page).
Le 2 juillet 1870, c'est le peintre Gustave Courbet qui a les honneurs de la Une, après qu'il a refusé, pour des raisons politiques, la Légion d'honneur.
Le 13 décembre 1874, André Gill fait le portrait de Jules Verne.
Le 16 avril 1876, c'est un portrait-charge d'Émile Zola qui orne la Une de L’Éclipse.
Mais Gill ne se limite pas aux personnalités du monde culturel. Le 23 février 1868, l'hebdomadaire publie une première page inquiétante intitulée « Masques à louer ou non », dans laquelle le dessinateur représente le député Adolphe Thiers (au milieu), le journaliste catholique Louis Veuillot (à droite), mais aussi Jules Vallès (en haut à gauche) et Alexandre Dumas (en bas à gauche)... Commentaire du dessin :
« Des masques ! il en est de toutes sortes.
D’honnêtes, de gais, d’affreux, de bouffons, de jolis, d’ignobles, de respectables ; Tartufe montre ses yeux baissés à côté de saint Bruno, Mirabeau coudoie Apollon, Dumas sourit à Debureau, Veuillot ricane devant Olympe Audouard, le baron Brisse écrase Glatigny, le sombre Vallès dit des vers au doux Banville ! »
Virulent à l'encontre du régime, L’Éclipse est inquiété à plusieurs reprises, notamment lors de la parution le 9 août 1868 d'un dessin représentant un certain « Monsieur X » sous la forme... d'un melon pustuleux. Les supputations allèrent bon train quant à l'identité de la cucurbitacée (Louis Veuillot, dont le visage était grêlé par la petite vérole ? le magistrat Delesvaux, spécialisé dans la condamnation de caricaturistes un peu trop agressifs ? ou bien l'Empereur lui-même ?), mais un procès fut évité.
À la même époque pourtant, André Gill subit une surveillance policière et doit faire face à des rumeurs calomnieuses lancées par les agents de l'Empereur... La publication du journal est interrompue pendant le siège de Paris en 1870 et ne reprend que le 1er juin 1871, après l'épisode de la Commune (au cours de laquelle Gill est brièvement nommé administrateur du musée du Luxembourg par la commission fédérale des artistes de la Commune de Paris). Dans ce nouveau numéro, l'hebdomadaire écrit :
« On connaît les procédés des gens de l’Hôtel de Ville à l’endroit de la majeure partie de la presse. Nous eûmes l’honneur d’être de leur part l’objet d’une persécution spéciale. On barbota dans notre caisse. Notre rédacteur en chef fut arrêté et emprisonné. Nous vous revenons aujourd’hui, – débarrassés de l’ancienne législation qui nous tenait cloués hors de la politique.
On nous demandera : – Maintenant que le cautionnement obligatoire vous permet d’être quelque chose, êtes-vous légitimistes, orléanistes ou républicains ?
Nous répondrons : – Nous voulons être gais, spirituels et amusants. Nous voulons être lus et achetés, surtout. Nous ajouterons que nous aimons la République, – la République des honnêtes gens.
Mais nous continuerons à infliger aux ridicules – de tous les partis – même du nôtre – la férule de la plume et du crayon. »
Sous cette IIIe République balbutiante, L’Éclipse se fera encore plus mordant. En Une le 8 septembre 1872, on retrouve à nouveau Adolphe Thiers, affublé du sobriquet de « premier soldat de France » – c'est son gouvernement qui en mai 1871 avait ordonné l'écrasement sanglant de la Commune.
L’Éclipse aborde aussi très souvent la question de la censure. Le 30 novembre 1873, Gill, dans un dessin intitulé « L'enterrement de la caricature », représente le directeur François Polo suivant un corbillard. C'est également dans L’Éclipse qu'est publié, le 19 juillet 1874, un célèbre dessin mettant en scène « Madame Anastasie », qui personnifie la censure.
Le dernier numéro paraîtra le 25 juin 1876 : l'hebdomadaire aura survécu huit ans en tout. André Gill participera encore à d'autres revues satiriques : La Lune rousse, Les Hommes d'aujourd'hui, La Nouvelle Lune ou encore L'Esclave ivre. Il connaîtra une fin difficile : ayant connu des troubles psychologiques à partir de 1881, il sera interné à l'asile de Charenton en 1883, avant de mourir en 1885.
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Pour en savoir plus :
Pierre-Robert Leclercq, André Gill. Les Dessins de presse et la censure, Les Belles Lettres, 2015
Roger Bellet, Trois années de caricatures d’André Gill : La Lune et L’Éclipse de 1867 à 1869, in La caricature entre république et censure, Presses Universitaires de Lyon, 1996