Henri Rochefort, éditorialiste star et opposant perpétuel
Républicain d’extrême gauche sous le Second Empire, nationaliste antidreyfusard sous la IIIe République : auteur d’articles hautement polémiques qui parurent dans La Lanterne, La Marseillaise ou L’Intransigeant, Henri Rochefort (1831-1913) fut l'un des commentateurs les plus influents de son époque.
Anticlérical, anti-Napoléon III, anticapitaliste, boulangiste, antidreyfusard, nationaliste : les prises de position souvent radicales du polémiste Henri Rochefort lui valurent toute sa vie duels, exils, procès et condamnations. Après la Commune, sa détention au bagne de Nouméa, dont il parvint à s’évader, fit sensation.
Né en 1831 à Paris dans une ancienne famille noble ruinée pendant la Révolution, Rochefort commença sa carrière journalistique sous le Second Empire. Il entre en 1854 au Mousquetaire d’Alexandre Dumas, puis publie des articles dans le Charivari, Le Soleil, Le Nain jaune puis Le Figaro.
La presse est alors muselée, mais Rochefort, chargé des rubriques théâtrales ou littéraires, franchit régulièrement la ligne jaune en clamant par exemple son admiration pour Victor Hugo, notoirement hostile à « Napoléon le Petit ». Mais le ton trop hardi de ses articles lui vaut d’être exclu du Figaro.
En 1868, une loi sur la presse supprime l’autorisation préalable de paraître : Henri Rochefort en profite pour fonder La Lanterne, journal dont le titre fait référence à l’objet qui sert à « éclairer les honnêtes gens et à pendre les malfaiteurs ». Le premier numéro restera célèbre par une formule de Rochefort en page inaugurale :
« La France contient, dit l’Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. »
La Lanterne, qui s’en prend avec virulence au régime impérial, est un immense succès, son tirage atteignant les 120 000 exemplaires. Devenu une des principales figures de l’opposition, Rochefort est sujet à diverses poursuites qui le contraignent quelque temps à l’exil en Belgique, où il est hébergé par Victor Hugo. De là, il continue d’expédier clandestinement La Lanterne en France.
En 1869, lors des élections législatives, il est candidat d’extrême gauche à Belleville. Rochefort, qui se présente comme « candidat révolutionnaire socialiste », fait paraître sa déclaration d’intention dans Le Rappel du 4 novembre :
« Jusqu'ici toutes les promesses qu'on nous a faites ont abouti à des trahisons. Toutes les libertés qu'on nous a octroyées se sont changées en traquenards. Puisque les despotes éprouvent une si incompréhensible satisfaction à écraser les peuples ou à les abrutir, il est temps de leur démontrer non par des paroles, mais par des actes, qu'il y a quelque péril à le faire [...].
Nos armes à nous, ce sont : la liberté individuelle [...] ; la responsabilité de tous les criminels, qu'ils soient ou non fonctionnaires ; l'instruction gratuite, la suppression des traitements scandaleux, le droit de se réunir dans une salle et d'exprimer son opinion dans un journal [...]. »
Une fois élu, il fonde un nouveau journal, La Marseillaise. Parmi ses collaborateurs, le journaliste Victor Noir, tué le 10 janvier 1870 par le prince Pierre Bonaparte, cousin de Napoléon III. Le scandale, gigantesque, secoue le régime. Dans le numéro du 12 janvier, Rochefort publie un article dans lequel il lance :
« J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin ! J’ai osé m’imaginer qu’un duel loyal était possible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d’usage [...].
Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets qui, non contents de mitrailler les Républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile.
Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu'en voilà assez ? »
En février 1870, Rochefort est arrêté et incarcéré à la prison de Sainte-Pélagie, où il apprend la déclaration de guerre de la Prusse. Le 4 septembre, lorsque la République est proclamée, il est libéré et porté en triomphe à l’Hôtel de ville, où siège le gouvernement provisoire, auquel il est intégré en tant qu’élu de Paris. Il jouit alors d’une popularité considérable.
Pendant la Commune, son attitude sera ambiguë : à la tête d’un nouveau journal, Le Mot d’ordre, il critique à la fois les Versaillais et les Communards, se faisant l’adversaire des mesures violentes comme l’exécution des otages.
Après l’écrasement de l’insurrection, en mai 1871, il est arrêté et jugé par les Versaillais devant le 3e conseil de guerre. Le Figaro publie le compte-rendu de son procès qui a lieu en septembre. Rochefort tente de se défendre :
« Il y a une certaine opinion qui veut me rendre responsable de tous nos désastres, de tous nos malheurs. Ceux qui n'osent pas avouer leur haine contre l'ancien auteur de la Lanterne, la reportent sur le rédacteur du Mot d'ordre.
Vous trouverez certainement dans mes articles de la passion, de la violence même, mais seulement contre les atteintes à la République, car vous y trouverez surtout une réprobation énergique contre les attentats, les arrestations et les perquisitions. »
Condamné, il est emprisonné au fort Boyard puis déporté en août 1873 au bagne de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie (il y est envoyé sur le même bateau que Louise Michel). En mars 1874, grâce à son argent et à ses relations, il parvient à s’évader avec quelques compagnons : ce sera la seule évasion réussie de l’histoire du bagne de Nouméa.
Spectaculaire, l’épisode fait sensation dans la presse française. Rochefort gagne l’Australie puis les États-Unis. Interrogé par le New York Herald, il raconte son évasion : le récit parvient en France et est publié dans Le Soir le 17 juin 1874.
« Le voyage au bateau anglais fut l’épisode le plus dramatique de notre évasion, et nous aurions certainement succombé à la fatigue si nos amis de Nouméa ne nous avaient épargné la plus longue partie du chemin en venant au devant de nous par une nuit noire dans une baleinière qui nous recueillit nus et tout déchirés par les lames de rochers coupant comme des rasoirs. »
Un temps réfugié à Genève, Rochefort revient en France en 1880, après avoir été amnistié. Son retour à Paris donne quasiment lieu à une manifestation révolutionnaire. « C’est les larmes aux yeux que j’avais quitté mon pays. C’est les larmes aux yeux que j’y rentre », écrit-il dans le premier éditorial de son nouveau journal, L’Intransigeant, le 15 juillet.
Par la suite, la carrière du pamphlétaire vieillissant prendra un tour nettement plus conservateur. Il est élu député de Paris en 1885. Par nationalisme, il apporte son soutien au général Boulanger, avant d’intégrer la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède en 1888.
Ses articles, dans lesquels il multiplie les attaques personnelles et les insultes, versent alors dans un antiparlementarisme fortement teinté d’antisémitisme. Au moment de l’affaire Dreyfus, il s’engage dans le camp des antidreyfusards. Le 25 février 1898, en pleine affaire Zola, il s’attaque par exemple au célèbre écrivain dans les colonnes de L’Intransigeant :
« Émile Zola est condamné. Nous nous y attendions, sans l’avoir jamais souhaité [...]. Tourner en drame de cour d’assises cette bobécherie d’"intellectuel" en goguette, c’était vraiment traiter comme une plaie gangreneuse la plus inoffensive démangeaison.
Si l’orgueil maladivement imbécile de ce condamné malgré nous n’épaississait pas devant ses yeux déjà troubles un voile de plus en plus compact, il s’apercevrait qu’il a été, en réalité, la victime des juifs du Syndicat Dreyfus, qui, tout en restant prudemment dans la coulisse, ont spéculé sur son aveugle vanité pour le lancer en avant et se faire emprisonner à leur place. »
Au tournant du siècle, Rochefort intégrera l’Action française naissante. Il meurt à Aix-les-Bains en juillet 1913, à l’âge de 82 ans. Ses obsèques, au cimetière de Montmartre, réuniront une foule importante, parmi laquelle de nombreuses figures du nationalisme français, comme Maurice Barrès, Paul Déroulède et Édouard Drumont.
-
Pour en savoir plus :
Joël Dauphiné, Henri Rochefort : déportation et évasion d’un polémiste, L’Harmattan, 2004
Roger Williams, Le prince des polémistes : Henri Rochefort, Éditions de Trévise, 1970
Dictionnaire biographique Le Maitron, « Henri Rochefort », 2010