Long Format

La presse de gauche contre « la grande presse » pendant la Guerre d’Espagne

le par - modifié le 27/03/2023
le par - modifié le 27/03/2023

Tandis que les combats font rage de l’autre côté des Pyrénées, les rédacteurs du Populaire, des Cahiers des droits de l’Homme ou de l’Huma livrent une autre guerre, « médiatique », aux journaux conservateurs français. Leur cible préférée : Le Temps et son conformisme caricatural.

« L’offensive de presse contre le gouvernement espagnol redouble d’intensité. Elle est particulièrement écœurante dans la presse du soir et dans la presse de province », dénonce le 19 août 1936 Paul Vaillant-Couturier, dans son éditorial du quotidien communiste L’Humanité dont il est rédacteur en chef.

Nous sommes alors un mois après le coup d’Etat (17/18 juillet 1936) du général Franco contre la République espagnole et son gouvernement de Frente popular élu en février. Les périodiques français de la gauche et de l’extrême gauche ont compris depuis longtemps – tout comme leurs confrères émargeant à l’opposé de l’échiquier politique – que le déroulement et le sort des événements politiques se jouent en partie dans les colonnes des journaux, quotidiens ou hebdomadaires, des revues, voire même parfois, dans les feuilles diverses, y compris strictement militantes.

La Guerre d’Espagne (1936-1939) n’y échappe pas, d’autant plus qu’elle est la première à connaître une telle couverture, une telle recension, un tel intérêt. Dans cette bataille qu’on n’appelle pas encore médiatique s’insinue une critique de la presse, des périodiques, par la presse elle-même, principalement dans une polarisation gauche-droite. C’est sur cet aspect que nous allons maintenant jeter un sommaire aperçu.

La citation de Vaillant-Couturier ci-dessus montre que le terme « presse » s’entend naturellement comme étant l’autre presse, celle de l’autre bord. Et si tel est le cas, c’est parce que ce simple terme réfère à une expression récurrente dans le discours doxologique journalistique de la gauche de cette période : « notre presse », c’est-à-dire la presse conformiste, conservatrice ou réactionnaire, cette presse d’information parisienne à grand tirage qui contribue à faire l’opinion.

Parfois, les journalistes militants ou engagés écrivent avec une ironie corrélée à cette désignation connotée : « la grande presse ». Dans le quotidien socialiste Le Populaire du 21 juillet 1936, son rédacteur en chef Oreste Rosenfeld rappelle en début de son éditorial :

« On sait depuis longtemps que la presse dite républicaine n'aime pas la République espagnole.

Nos grands journaux d'information ainsi que toutes les feuilles dites nationales, n'ont pardonné aux Espagnols la révolution de 1931 que lorsque le renégat Lerroux et le jésuite Gil Robles ont fait couler le sang ouvrier dans les Asturies.

Mais depuis la victoire du Front Populaire, aux élections du 16 février, l'ensemble de notre presse a pris de nouveau position contre la République espagnole. »

Après la victoire du Frente popular, les journalistes ont été particulièrement happés par la campagne de dénigrement et d’attaques menée par les journaux d’opposition, lesquels n’ont pas tari de colonnes sur les « atrocités » du Frente popular et autres incendies d’églises. Éditorialistes, commentateurs et autres chroniqueurs ont ferraillé contre ces diverses mystifications, processus argumentatifs qui leur fourbiront leurs armes pendant la Guerre d’Espagne.

En outre, en ce printemps 1936, des reporters prennent part à ce réajustement de la réalité, exaltés, tout comme leurs confrères restés de l’autre côté des Pyrénées, par ce qui se joue aussi au travers de ces mystifications : la campagne française pour le Front populaire. Ainsi le 23 mai la reportrice Marguerite Jouve s’insurge-t-elle dans l’hebdomadaire du Front commun antifasciste La Flèche de Paris :

« Ah ! les troubles qui ont agité l’Espagne depuis les élections de février, en a-t-on assez parlé, les a-t-on assez exploités !

Pour des fins politiques que je n’ai pas à juger ici, on a fait un sort à chaque église brûlée, à chaque citoyen molesté. »

Un mois auparavant environ, le 18 avril 1936 dans le quotidien radical L’Œuvre, une autre reportrice, Denise Moran, débute ainsi son article :

« Il paraît qu’aux quatre coins de l’Espagne les églises brûlent. Que les foules, partout déchaînées, pillent et assassinent. La ‘grande presse’ française l’affirme. Le Temps donne les noms des lieux, les dates…

C’est vraiment singulier. Je viens de parcourir l’Espagne. Un mois d’enquête, de Madrid en Estramadure, puis en Andalousie, à Valence, à Barcelone, à Madrid encore, enfin aux Asturies.

J’ai circulé le plus tranquillement du monde, parmi des gens aussi tranquilles que moi-même. Est-ce par le plus grand des hasards ? »

On relèvera l’expression « grande presse », mise ici entre guillemets pour en accentuer la signification ironique, ainsi que la désignation du Temps, journal considéré par les communistes comme étant à la solde des « deux cents familles », et une de leurs cibles favorites ; mais cible, on s’en aperçoit aussi, d’autres journalistes « front pop ». Denise Moran se saisit du sujet car le genre journalistique du reportage est le garant des faits vus et entendus : face aux mensonges (« Il paraît ») est adroitement opposée la vérité du reportage (« Je viens de parcourir » ; « Un mois d’enquête »). La répétition « tranquillement »-« tranquille » permet de ridiculiser le déchaînement de la campagne des confrères, et de fournir à l’interrogation tout son miel : les desseins cachés de cette désinformation à des fins manipulatoires.

Le 25 avril, le commentateur de politique étrangère de L’Humanité Paul Nizan semble acquiescer aux propos de Denise Moran, en usant, quant à lui, du sarcasme :

« Nous avons connu ces campagnes au temps de la révolution d'octobre, au temps de la lutte pour le plan quinquennal.

On ne nous parle pas encore de l'anthropophagie en Espagne, cela viendra. Entre le premier et le second tour de scrutin, peut-être. »

Si ironie, sarcasme et autres procédés humoristiques pourront également s’exercer au début de la Guerre d’Espagne, ils laisseront la place au fil des semaines, au fil des mois, à un système discursif où la gravité cède le pas à la condamnation morale ou lui est corrélée. La phrase de Vaillant-Couturier au début de cet aperçu en est un exemple ; le ton, le style et le lexique connaîtront ensuite des gradations diverses.

Les commentateurs s’offusquent par exemple de l’obscénité dont font preuve leurs confères, tout occupés aux polémiques et aux calculs politiciens alors que des innocents périssent. Cette attitude est par exemple blâmée avec vigueur par le professeur et journaliste Albert Bayet, dans L’Œuvre du 9 novembre 1936 – cet article sera repris le 15 du même mois dans Les Cahiers des droits de l’Homme, organe de l’association éponyme dont il est membre. Il s’exclame :

« Ainsi, pendant que des femmes, des enfants tombent dans la capitale espagnole, déchiquetée par les bombes d’avions, ce qui arrive jusqu’à eux, dans leur agonie, c’est une rumeur d’injures et de lâches sarcasmes. Et cette rumeur vient de France ! »

Autre exemple, pris cette fois-ci dans un journal strictement militant, Le Populaire. La bataille idéologique et morale liée à la question de la non-intervention se cristallise notamment sur la question des combattants antifascistes (brigadistes ; miliciens internationaux) partis se battre en Espagne contre Franco et ses alliés. Le 14 janvier 1937, le post-scriptum de l’article du militant Jean Longuet dénote une totale exaspération :

« P.S. : Le cynique M. Bailby traite de ‘vermine bolchévique’ les admirables militants qui, pour la liberté de l'Europe, risquent leur vie sur le front de Madrid ! Les jeunes héros – ouvriers, écrivains, savants, proscrits, évadés des geôles hitlériennes ou mussoliniennes – appartiennent à toutes les nuances de l'opinion démocratique – y compris le propre neveu de M. Winston Churchill.

Les ‘outrages des ennemis du peuple, disait Robespierre, sont la plus belle récompense des bons citoyens’. Les injures boueuses de l'abject petit vieillard du Jour – ou plutôt de la nuit – ne peuvent que grandir encore ceux qu'il tente vainement de salir. »

Ce propos s’inscrit dans une verve pamphlétaire, laquelle ne lésine pas sur les condamnations morales (« cynique ») et ad hominem (« abject petit vieillard »). Aux « injures boueuses » sont, en outre opposées, les vertus de ceux ayant été vilipendés, rejoignant ainsi le procédé de la citation d’Albert Bayet ci-dessus : les journalistes des journaux dits d’information sont dans une telle outrance idéologique qu’ils perdent pied avec la réalité.

Avec une tonalité plus froide – mais dans laquelle s’agitent des braises qui ne demandent qu’à s’enflammer –, le journaliste peut user de l’interrogation oratoire, question feinte destinée comme dans la citation suivante à mettre l’adversaire devant ses contradictions, ses responsabilités. Ici, c’est le sujet du non-respect de la non-intervention par le camp fasciste qui crée chez Gabriel Péri, dans l’hebdomadaire illustré communiste Regards du 14 janvier 1937, une adresse à l’adversaire :

« Où est le droit, messieurs du Temps ? »

On dénie à l’adversaire toute identité, on l’englobe dans un tout collectif appuyant le caractère systématisé de son discours, on admoneste l’inconséquence d’une pensée qui ne repose que sur l’idéologie qu’ils ont épousée. Le « droit » devrait, pourtant, être le seul repère du commentaire et de l’analyse journalistiques.

Ce non-respect du droit, sa non-considération, sont souvent corrélés à une réprobation de collusion avec le pouvoir, quand celui-ci est accusé de ne pas le suivre, ou de le bafouer. Celle-ci était souvent opérée avant l’élection du premier gouvernement de Front populaire, dans le cadre du conflit italo-éthiopien. Quelques semaines avant son déclenchement concret, lisons par exemple ce qu’écrivait Paul Nizan le 5 août 1935 dans L’Humanité :

« La presse française est généralement satisfaite du compromis de Genève.

Laval a eu bien raison de la remercier dans son intervention au Conseil : rarement, président du Conseil a possédé d’aussi bons domestiques, rarement cette presse a été plus servile.

Nous ne citerons aujourd’hui que le Temps, dont la correspondance romaine d’hier nous paraît mériter le prix de cette course à la bassesse. »

Une fois le gouvernement de Front populaire en exercice, cette critique de la collusion avec le pouvoir se transpose sur sa collusion avec les forces politiques oppositionnelles. Cette presse ne serait que la courroie de transmission de leurs idées, une courroie qui se déploierait internationalement puisqu’elle poursuit les buts des fascistes.

Tout comme au moment du conflit italo-éthiopien, la condamnation la plus récurrente alors est celle du mensonge, des « mensonges de la presse favorable aux révoltés d'Espagne et à leurs alliées complices ou patronnes, les puissances fascistes », stigmatisés par exemple par l’universitaire Bracke alors directeur du Populaire dans son éditorial du 8 avril 1937. Quelques mois auparavant, Paul Vaillant-Couturier en expliquait selon lui les raisons, dans son éditorial du 19 août 1936 dans L’Humanité :

La raison du pilonnage de mensonges qu'effectue la presse est fort simple.

Le courant d'enthousiasme qui emporte le pays pour la défense de l'Espagne, cette splendide levée de la conscience française inquiète au plus haut point les agents, de Hitler et de Mussolini en France.

Ils sentent qu'ils ont affaire à quelque chose de plus fort que leur argent : le sentiment de la liberté et l'attachement à la sécurité du pays. »

Qui dit guerre, dit victoires et défaites, et elles vont aussi être l’enjeu du combat journalistique et politique que l’on se livre entre organes de presse. La bataille de Madrid, en novembre 1936, décisive pour l’avenir de la Guerre, est propice à toutes les manipulations. Le 10 novembre, l’exorde de l’éditorial du directeur de L’Humanité Marcel Cachin prend à parti les confrères adversaires et rétablit la vérité :

« Les journaux de la réaction annonçaient il y a deux jours que les troupes des fascistes hitlériens occupaient Madrid et que Franco était déjà installé à la Puerta del Sol.

Pure invention ! Une résistance héroïque est opposée aux troupes des fascistes par les miliciens du front populaire madrilène qui se battent, avec succès, aux portes de la ville. »

L’accusation explicite ou implicite de mensonge se lit aussi sous des plumes pacifistes, qui ne souffrent pas que l’on perde de vue la nature fondamentale du problème : la guerre. C’est le cas d’Emmanuel Berl, directeur de l’hebdomadaire culturel radical Marianne, dans son éditorial du 29 juillet 1936. Il s’y retranche derrière une autre réalité que celle formulée par les uns et les autres : les photographies, signe d’une période où les images commencent à rivaliser de plus en plus avec le texte :

« Parmi les nouvelles contradictoires qui affolent notre presse, une seule certitude : les photos de cadavres étalées au milieu des pages. Pacifistes, gare à la guerre ! Français, gare à la France ! Le vent du sud-ouest, le vent des Pyrénées s'élève – le vent qui nous rend fous.

Déjà nos passions avec nos compassions s'exaspèrent. Il y va pourtant de notre tour que nous songions exclusivement à la France. »

Ainsi au mensonge n’est pas opposée la vérité de faits dits, écrits ou ceux d’un positionnement, mais la vérité de l’image. Cette cause pacifiste poursuivie par Emmanuel Berl omet alors de préciser que les morts sont ceux causés principalement par un camp.

Enfin, la critique de la presse par la presse surgit aussi dans la dénonciation de la reprise biaisée de propos tenus dans un journal. Le 11 janvier 1937, dans Le Populaire, le chroniqueur de politique étrangère André Leroux s’interroge dans le post-scriptum de son article sur la non-reprise in extenso d’une de ses citations dans L’Humanité. L’interrogation oratoire sous-entend adroitement la manipulation :

« P.S. : On nous signale que dans sa revue de presse L’Humanité a cité notre article du 8 courant en y supprimant tous les passages qui donnaient à cet article son vrai sens. Comme exemple de la méthode employée, nous nous bornons à relever que l'extrait de L’Humanité se termine sur ce passage :

« II ne faut pas perdre du temps à faire inutilement le procès aux intentions, à déceler les "pièges" éventuels contenus dans les réponses de Berlin et de Rome. »

Et on a supprimé ce qui suivait, immédiatement et qui constituait la conclusion de l'article :

« Il y a un moyen sûr, écrivions-nous, pour vaincre toutes les difficultés. C’est celui d'appliquer et de faire appliquer intégralement par tous la politique de non-intervention en Espagne, d'éliminer de l’Espagne tous les combattants non Espagnols. Il faut faire tout et faire vite. »

Que dire d'un procédé si singulier ? »

Il y a aussi les mentions par les journalistes eux-mêmes de la façon dont ceux-ci ont d’énoncer des informations dont ils ne sont pas certains de l’exactitude, mais dont la publicité énonciative les arrange bien. Citons, dans La Flèche de Paris du 20 février 1937, son directeur Gaston Bergery, lors d’un éditorial où il défend une « non-intervention efficace et contrôlée ». Il brocarde pêle-mêle les divers organes de presse et en appelle à la vigilance du lectorat :

« Il faut mettre l’opinion de plus en plus en garde contre les nouvelles abracadabrantes que tous les journaux reproduisent accompagnées plus ou moins de points d’interrogation (suivant leurs nuances) ».

Le 8 avril 1937, l’éditorial de Bracke déjà cité se consacrait à la parution d’une brochure intitulée « La presse et Franco », éditée par le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (CVIA). Il y spécifiait que ce dernier

« […] sait les faits et la nécessité de les rappeler à qui les a connus, de les montrer à qui les a laissés passer sans y prêter attention, de les démontrer à qui en doute.

Il voit bien, chaque jour, les journaux du Front Populaire signaler à leurs lecteurs, qui ne sont pas seulement leurs amis, qui sont leurs alliés dans l'action antifasciste, les mensonges de la presse favorable aux révoltés d'Espagne et à leurs alliées complices ou patronnes, les puissances fascistes, et rétablir les vérités non seulement cachées, mais, qui pis est, détournées, défigurées et complètement transformées. »

Jusqu’à aujourd’hui, des faits irréfutables de la Guerre d’Espagne continuent à être « transform[é]s ». Dans cette révision de l’histoire, il y a, c’est certain, des éléments provenant des mensonges que la presse de la gauche française dénonçait dans ses colonnes.

Anne Mathieu est historienne, spécialiste de la presse de l’entre-deux-guerres. Elle est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’Université de Lorraine et membre de l'Unité Plurielles de l'Université Bordeaux Montaigne.