Les « scènes » : historiettes de la presse du XIXe
Façonnée par – et pour – un média qui expérimente un nouveau mode de consommation (rapide, tronqué, éphémère), l’histoire courte à vocation humoristique, ou « scène », a servi de mise en bouche à quelques phénomènes journalistiques propres à l’histoire de la presse au XIXe siècle.
Tweet ou histoire drôle « sur le pouce » sont certes des pratiques intimement liées à l’espace médiatique. Pour autant, elles ne sont pas l’apanage du 21e siècle et de l’ère des réseaux sociaux. Elles trouvent en effet un ancrage bien plus tôt, et ce de manière représentative à partir de 1830, à l’image de cette « scène de ménage » reproduite en 1890 dans le quotidien L’Intransigeant.
Si l’humour a sans (aucun) doute changé de codes, les mécanismes de ce genre de production renseignent néanmoins sur le fonctionnement et sur l’évolution de la presse, raison pour laquelle il s’agit ici d’entrer dans un pan de son histoire par l’entremise d’une pratique (la scène) qu’elle a massivement exploité au cours du XIXe siècle.
Pourquoi 1830 ? Pourquoi la scène ? Avant cette date, les occurrences de l’appellation « scène de » pour désigner une historiette, souvent comique, sont rarissimes. Mais à partir de ce moment, elles se multiplient drastiquement. Il suffit de parcourir quelques pages prises au hasard du Voleur ou de la Gazette littéraire pour apprécier la félicité de la formule et ses courts récits qui balaient en un clin d’œil les banalités du jour, auxquels se joint encore le plus souvent l’image, la caricature surtout.
Il faut dire que le début du siècle est sujet à de nombreuses transformations tant esthétiques, sociales que politiques. Plus encore, les mutations économiques et techniques élaborent les débuts d’une ère industrielle. Et si le périodique n’est pas nouveau, le phénomène auquel il est confronté est sans précédent, dans la mesure où il subit désormais un mode de publication frénétique, le faisant entrer dans l’ère médiatique.
Pour répondre aux besoins modernes du journal, qui fait office de laboratoire, les écrivains et journalistes sont alors amenés à repenser une pratique d’écriture compatible avec les exigences de son support. Brève et fragmentaire, la forme est plus encore de nature composite, modelée et influencée par les structures hétéroclites qui l’entourent : croquis, annonces publicitaires, récits de fiction ou encore nouvelles du jour.
La scène – « Deux débuts parlementaires : scènes contemporaines » (Le Corsaire, 18 mars 1830), « Le mouchard et le fromage : scène populaire » (Le Corsaire, 21 mars 1830), « Scène de café » (Le Corsaire, 28 février 1831), « Scène de réception officielle » (La Caricature, 16 février 1832), ou encore « Scène de ménage » (La Mode, 5 avril 1835) – se présente dans cette perspective comme un réceptacle idéal, aussi bien par son format condensé que par les déclinaisons qu’elle permet – scènes sociales, de province, politiques, juridiques, artistiques, mondaines, fashionable, parisiennes, religieuses, etc. –, déclinaisons qui suivent en outre celles déployées par certains périodiques spécialisés qui ne cessent de se développer sous l’effigie de « petite presse » dès le début du siècle, avec le Figaro (1826) par exemple.
Pour saisir le phénomène, il faut revenir sur un concept forgé en parallèle. Les années 1830 sont en effet celles où s’expérimente une pratique d’écriture nouvelle, la quotidienneté – un vilain mot, selon le journaliste Félix Lacointa. Aux feuilles annuelles, mensuelles, hebdomadaires ou encore quotidiennes s’ajoute un rythme d’écriture au jour le jour – voire heure par heure – avec les périodiques du matin, La Tribune nationale, de l’après‑midi, le Figaro, et du soir, L’Étoile.
Le quotidien s’exploite alors selon un découpage qui suit de près la périodicité des publications d’une part et en vertu d’une écriture de et sur l’ordinaire de l’autre, créant une rencontre particulière entre réalité et fiction, reconfigurant l’actualité référentielle en une actualité générique : une « scène de ».
Plus particulièrement, les diktats de la quotidienneté conduisent à la floraison de productions scéniques, qui répondent aux nombreuses microformes privilégiées par le journal : l’anecdote, l’aperçu, l’énigme, l’épigramme, l’esquisse, la bribe, l’historiette, le bon mot, le petit article – qui assurera notamment le succès du Figaro –, les échos – ces « capucines sur la salade » pour reprendre l’expression de Villemessant – ou encore la lisette – une « meringue destinée à faire oublier les tartines », pour continuer les métaphores culinaires.
C’est le cas encore des nouvelles à la main, au sein desquelles la scène s’épanouit, ces textes brefs écrits à la volée par tout un chacun, livrés et reproduits tels quels, souvent de manière anonyme. Bien que le genre soit ancien, ayant notamment fait l’ordinaire des gazettes durant le XVIIIe siècle en restituant une information en quelques lignes et sur un ton léger, il occupe une place considérable dans la petite presse du XIXe siècle, notamment par l’entremise du rire. Le mot doit ainsi arriver « comme une balle en pleine poitrine ; et tant mieux si l’on en meurt… de rire ! » (Albert de la Fizelière, 1876).
Ces boutades sont le plus souvent happées dans les lieux de sociabilité investis par quelques journalistes en quête du bon mot – bars, brasseries, boulevards. On pense ici à un texte signé L. Reynard, publié dans le Figaro le 23 janvier 1859 et intitulé « La brasserie ou comment se fait un petit journal », dont le titre insiste sur la mise en abîme et crée une circulation intéressante entre une pratique – la conversation de café –, un support – le journal – et un genre – la nouvelle à la main. Le journal se fait en d’autres termes l’écho de la rue : les conversations se transforment en scène et le support journalistique véhicule une forme de culture orale qui se modernise et évolue en s’imposant au fil du siècle.
Ces scènes se présentent ainsi comme des microrécits pris sur le vif d’une conversation sténographiée, et dans laquelle on appréhende bien souvent de se retrouver : « Un hasard fait de nous, le lendemain, le voisin de table d’une dame qui nous boude, ou nous demande grâce », rapporte non sans humour Émile Berr, rédacteur au Figaro :
« “Ah ! monsieur, que vous avez été injuste pour mon mari !” Et on est très ennuyé... surtout si la femme est charmante. »
Si l’authenticité est parfois revendiquée – et crainte – elle est, d’autres fois, un leurre, rendant compte d’un autre versant du fonctionnement dans l’histoire de la presse.
Le plus souvent en effet, ces scénettes, au degré zéro de narration, sont décontextualisées. Le cas de la scène de ménage est à ce titre intéressant. Privilégiée dès les années trente et ce de manière exponentielle jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle se lit dans une continuité fragmentée et séquentialisée : « Scène de ménage » (Le Journal amusant, 14 février 1874), « Scènes conjugale » (Le Journal amusant, 10 juin 1876), « Petite scène de ménage » (Le Grelot, 26 juin 1892), « Scène conjugale » (Le Petit parisien, 18 novembre 1896), etc.
Mais contrairement à l’apparente spontanéité du dialogue, la « scène de ménage » a la vocation de durer. Celle qui ouvrait cet article, par exemple, est en effet reprise, telle quelle ou légèrement tronquée, dans divers journaux, sur au moins quatorze ans : le 20 juillet 1890 dans le journal hebdomadaire La Diane, le 27 mars 1895 dans Le Gaulois, le 28 mars 1895 dans le quotidien Le Petit Parisien ou encore le 29 mars 1895 dans La Croix, avant de connaître un nouveau succès le 27 novembre 1901 dans L’Univers. L’intitulé s’efface à partir de 1895, mais le texte perdure.
Le phénomène de répétition traduit par ailleurs celui initié par ceux qu’on nomme au XIXe siècle « les journaux reproducteurs ». Le Voleur (1829), L’Écho des feuilletons (1841) ou encore Les Veillées littéraires illustrées (1849) instaurent en effet une pratique curieuse, celle de l’emprunt et de la circularité, dont le fonctionnement influence considérablement les modalités du journal. Qui n’a lu l’histoire désopilante du chapeau d’escargots et de la robe ventre de biche, interroge un journaliste du Petit semeur. Sous‑titré « scène d’omnibus » lors de sa parution dans Le Cercle en 1837, ce récit a, lui aussi, vaqué du Droit au Bulletin colonial (1836), de L’Industrie (1859) au Patriote algérien (1886) ou encore du Petit Journal (1863) au journal d’éducation L’École et la famille (1880), avant de réapparaître dans quelques recueils, comme Les Petites causes peu célèbres (1847) de Charles Charbonnier. Le plagiat relève en somme d’une pratique commune, auquel participe très largement les récits scéniques, ceux-ci pouvant être, en tant qu’inclassables, facilement déplacés, repris ou reformulés.
À la lumière de ce qui précède, il faut donc retenir que la presse fonctionne bien souvent comme un espace de déviation, produisant des textes outsiders à l’instar des scènes. Celles-ci sont alors livrées « à l’emporte‐pièce », pour reprendre le titre d’une rubrique de La Caricature qui fait paraître sous son autorité des « Petites scènes de la vie conjugale », traduisant non seulement des paroles hâtives, mais connotant dans le même temps une forme particulière, morcelée et détachable, puisque mise en pièce, dont le double sens est ici aussi à considérer (fragmentation et théâtralité).
Autrement dit, l’étude de la scène – qui émerge vers 1830 et qui connaît un point d’acmé dans la seconde partie du siècle avant de se désintégrer – renseigne à plusieurs égards sur le fonctionnement et sur l’évolution de la presse durant le XIXe siècle, en mettant au jour un certain nombre de ses mécanismes.
–
Pour en savoir plus :
Charlotte Dufour, La scène. Pratiques d’un genre littéraire et artistique (1810-1910), Leuven, Peeters, 2023
Marie-Ève Thérenty, « De la nouvelle à la main à l’histoire drôle : héritages des sociabilités journalistiques du XIXe siècle », in : Tangence, 2006, p. 41-58
Jean-Didier Wagneur, « Les microformes médiatiques du rire », in : M. Letourneux, A. Vaillant (éd.), L’Empire du rire. XIXe-XXIe siècles, Paris, CNRS Editions, 2021, p. 799-816.
–
Charlotte Dufour est maître assistante à l’Université de Lausanne. Ses travaux portent d’une part sur les rapports entre le droit et la littérature et d’autre part sur les productions, poétiques et médiatiques du XIXe siècle.